EMS-EPHAD - E75
©Fanch LE PIVERT

EMS-EPHAD - E75

Je n’ai jamais oublié cet endroit.

Un EHPAD sur la côte d’Azur, où ma grand-mère maternelle a fini ses jours. Un lieu censé accueillir, soulager, accompagner.

Mais où il ne restait plus grand-chose de tout ça.

Des odeurs qu’on ne prenait même plus la peine de masquer.

Du personnel peu présent, souvent débordé, parfois désengagé.

Des vols fréquents.

Des infrastructures fatiguées.

Et, plus que tout, cette impression que la fin de vie n’était plus accompagnée, mais gérée — comme on gère un stock.

Ça m’a profondément marqué. Et depuis, le bien-être des personnes âgées agit sur ma corde sensible. Pas par nostalgie. Par conviction.

Alors oui, j’ai envie d’amener ma pierre à l’édifice. Pas en dénonçant. Mais en questionnant.

En mettant en lumière celles et ceux qui osent faire autrement.

C’est dans cet état d’esprit que je suis tombé sur un article de Floor Bouma , journaliste pour le journal néerlandais NRC , qui raconte l’histoire d’un EHPAD à Plounévez-Lochrist, en Bretagne. Une maison de retraite publique qui a tout changé (lien de l'article en commentaire).

Pas pour faire mieux.

Pour faire juste.

En remettant le résident vraiment au centre — quitte à renverser l’ordre établi.

Les 8 étapes de la transformation de Kersalic

1. Constat initial brutal (2013)

  • Une structure où l’humanité avait disparu : repas mixés pour tous, toilettes imposées, réveil à 6h30, journées figées.
  • Les résidents, même autonomes, portaient des couches. Peu de contacts, peu de paroles.
  • Le personnel exécutait des tâches à la chaîne sans connaître les noms des résidents. “Un boulot de machine.”

2. Prise de fonction et choc culturel

  • Corinne Antoine-Guillaume devient directrice en 2013 (6e direction en 16 ans).
  • Tentée de démissionner face à l’ampleur du problème.
  • Décide de rester et amorce le changement.

3. Remise en question collective

  • Démarrage par des échanges francs avec le personnel, souvent douloureux.
  • Certains quittent l’établissement. Ceux qui restent s’engagent dans la transformation.

4. Refonte des rôles et des pratiques

  • Les aides-soignantes ne sont plus cantonnées à l’hygiène : elles organisent des sorties, cuisinent avec les résidents, participent à la vie sociale.
  • Le contact physique est autorisé : câlins, bisous, gestes affectueux bannis ailleurs.

5. Réorganisation des espaces (2017–2018)

  • Fin des blouses blanches, décoration chaleureuse.
  • Création de “villages” à chaque étage avec des noms bretons, cuisines et salles à manger dédiées.
  • Rez-de-chaussée transformé en place de village : café, poste, boutique, cinéma.

6. Rythmes et choix individualisés

  • Le résident choisit : s’habiller ou non, aller aux toilettes seul, dormir jusqu’à midi, petit-déjeuner à 16h.
  • Le personnel s’adapte au rythme de chacun, ce qui réduit paradoxalement le stress.

7. Affranchissement partiel des protocoles

  • La directrice assume de ne pas suivre tous les protocoles à la lettre.
  • Maintien d’un cadre sûr, mais souplesse dans l’interprétation des règles pour faire place à l’humanité.

8. Résultats mesurables

  • Diminution massive des anxiolytiques (de 70 % à 36 %) et antidépresseurs (de 70 % à 6 %).
  • Plus de stabilité dans les équipes, pas d’absentéisme long.
  • Augmentation de la durée moyenne de séjour.
  • Une liste d’attente de plus de 300 personnes.

Ce que le Lean appelle “valeur”, eux l’ont nommé “liberté”

Dans le Lean, on parle souvent de valeur ajoutée. On passe du temps à la définir, à la mesurer, à la chercher comme on chercherait une pépite dans une rivière encombrée. On demande : “Qu’est-ce qui a de la valeur pour le client ?”

Et dans un EMS/EPHAD, ce “client”, c’est le résident.

Mais ce que l’équipe de Kersalic nous rappelle avec force, c’est que dans ce contexte-là, la valeur ne se mesure pas en minutes gagnées, ni en taux d’occupation. Elle se mesure en liberté retrouvée.

Le droit de ne pas se lever. Le droit de manger un peu plus tard. Le droit de dire non au bain, aujourd’hui. Le droit de fumer une cigarette si c’est ce qui apaise. Le droit de rester soi, jusqu’au bout.

Là-bas, ils ont compris que la “valeur” ne réside pas dans ce que l’on fait pour les résidents, mais dans ce que l’on leur laisse faire pour eux-mêmes. Et ce basculement est immense.

Ils ont choisi de ne pas optimiser l’existant, mais de redéfinir le référentiel. De remplacer la conformité par l’écoute. Le “bien-faire” par le “juste pour lui”.

Dans une logique Lean, cela revient à dire : le flux n’est pas tendu, il est souple. Le standard n’est pas figé, il est adaptatif. L’erreur n’est pas une faute, c’est un signal. Et si on pousse encore un peu : le résident n’est pas un usager, c’est un co-designer.

Alors oui, dans ce contexte précis, ce que nous appelons “valeur” — eux l’ont nommé liberté. Et ils en ont fait le socle de tout.

Et quand le sens revient, ça secoue. Fort.

On pourrait croire que redonner du sens, c’est comme repeindre un mur défraîchi : un coup de neuf, un peu de lumière, et tout repart. Mais non. Quand le sens revient, il bouscule. Il désorganise. Il inquiète.

Parce qu’il met à nu les automatismes. Parce qu’il force à se demander pourquoi on fait ce qu’on fait — et pour qui.

À Kersalic, ce retour du sens a fissuré certaines certitudes. Des soignants ont quitté le navire. Pas par désaccord idéologique, mais parce qu’ils ne s’y retrouvaient plus. Le cadre rassurant, les procédures bien huilées, les grilles horaires… tout cela avait disparu ou presque. Et à la place, il fallait dialoguer. Ajuster. Observer. Choisir. Parfois improviser.

Et ça, ce n’est pas neutre. Ça fatigue autrement. Ça oblige à être présent. Et pour certains, c’était trop.

Mais pour d’autres, c’était une renaissance.

Des aides-soignantes, des agents hôteliers, des animatrices… qui redécouvrent que leur rôle ne se limite pas à une tâche, mais à un lien. Qu’il ne s’agit pas de faire vite, mais de faire juste. Et que dans “accompagner”, il y a “marcher avec”.

Quand le sens revient, il rallume des braises chez ceux qui étaient en veille. Il revalorise ce qui avait été dévitalisé : un geste, une parole, un regard. Il donne de la cohérence à ce qui, jusque-là, n’était que pression logistique.

Mais il faut l’accepter, ce retour du sens. Il est exigeant. Il remet tout à plat. Il force chacun à rechoisir son métier.

Et au fond, c’est ça le vrai saut culturel : Passer d’un environnement contrôlé à un environnement engagé.

Et si on ouvrait cette porte-là, ici aussi ?

Ce qui a été fait à Kersalic, ce n’est pas une méthode clé en main. Ce n’est pas un modèle exportable en l’état. C’est une porte qu’on a osé pousser, sans savoir ce qu’il y avait derrière. Une porte qu’on avait jusqu’ici soigneusement laissée fermée, par peur de l’inconnu, par manque de temps, par réflexe de sécurité.

Mais cette porte — celle qui mène à une organisation centrée sur la personne, pas sur les procédures — elle existe aussi chez nous.

À Genève. À Lausanne. À Sion. À Delémont.

Elle est là, parfois entrebâillée, parfois barricadée. Elle est là, dans une salle de pause où un·e soignant·e dit en soupirant :

“Je n’ai plus le temps de parler aux résidents.” Elle est là, dans un couloir où un chariot logistique traverse quatre fois le même trajet parce que c’est “comme ça que c’est prévu”. Elle est là, dans ce regard que l’on baisse quand on sent que ce qu’on fait n’a plus grand-chose à voir avec ce en quoi on croit.

Alors, et si on l’ouvrait ?

Pas en grand. Pas pour tout changer. Mais juste pour voir ce que ça ferait.

Si on demandait : “Et vous, qu’est-ce qui vous ferait du bien aujourd’hui ?” Si on laissait un service réécrire ses propres règles, à l’échelle d’un mois. Si on autorisait une petite désobéissance — au nom du vivant, pas du chaos.

Pas besoin d’un plan stratégique. Pas besoin d’un label. Juste une intention posée, et la permission de s’écouter.

Parce qu’au fond, toutes les vraies transitions commencent comme ça : par une porte qu’on n’osait plus pousser. Et quelqu’un qui, un matin, pose la main sur la poignée et dit :

“Et si on essayait ?”

Les chemins non balisés

Depuis vingt-cinq ans que je travaille sur les sujets d’organisation, d’efficacité et de sens au travail, j’ai vu beaucoup d’endroits où l’on fait au mieux avec ce qu’on a. Des établissements pleins de bonne volonté, portés par des équipes engagées, mais pris dans des filets invisibles : ceux de l’habitude, de la norme, du “on n’a pas le choix”.

Dans le secteur médico-social, ces filets sont souvent encore plus serrés. Par peur de mal faire, on verrouille. Par crainte du reproche, on standardise. Et puis un jour, on ne se souvient plus pourquoi telle règle existe. On applique. On s’épuise. On oublie.

Ce que j’ai appris avec les années, ce n’est pas à donner des recettes. C’est à poser des questions qu’on n’ose plus poser. Et surtout, à le faire depuis le terrain, pas depuis une tour d’ivoire.

Quand je rentre dans un EMS, je ne viens pas expliquer.

Je viens écouter, observer, marcher dans les couloirs, sentir les flux, entendre ce qui se dit… et ce qui ne se dit plus.

Et souvent, c’est là que commencent les vrais chemins. Ceux qui ne sont pas tracés à l’avance.

Ceux qu’on invente en avançant, ensemble.

Je n’ai pas de méthode miracle. Mais j’ai cette conviction : on peut réintroduire de la liberté, du souffle, du sens — même dans les environnements les plus contraints

A la semaine prochaine,

Nicolas

 

Rozenn BACCON-YVAY

Coach & Formatrice LEAN - OPERAE PARTNERS

2 mois

Très bel article qui raisonne avec ce que j observe et ce que j entends dans les hôpitaux.

Christian Ignace

Déploiements à l’échelle du Lean Management, Coaching de Directions, Managers et Responsables d’équipes. Mentor et Formateur de coachs Lean. Ingénierie de formations Lean. Auteur. Operae Partners - Groupe Cubik

2 mois

Merci Nicolas MARIE de nous rappeller que le lean est une véritable révolution de nos points de vue ; c’est bien la manière dont ils sont exécutés plus que le processus lui meme, qui change tout! A commencer par le respect dû aux personnes…

Ludovic Abgrall

Head of Projects Excellence Services & Lean - Western Switzerland at Implenia

4 mois

Quel bel article Nicolas, qui me touche aussi tout particulièrement, Merci ! 💝 L’exemple parfait pour illustrer que le Lean n’est en aucun cas une « boîte à outils » mais essentiellement un apprentissage humain, individuel et collectif ! Et pour tous ceux qui ont choisi un métier de « Services à la personne », se rappeler que la beauté de ces métiers c’est bien de s’intéresser à chaque personne, tout simplement !

Maude Moro

Project Manager - Organization and Lean management at CHUV | Lausanne university hospital

5 mois

« Et ça, ce n’est pas neutre. Ça fatigue autrement. Ça oblige à être présent. Et pour certains, c’était trop. » Ce constat sonnne tellement juste. Merci Nicolas, ça me fait réfléchir à la quête de Sens, qui peut en effet se concrétiser très différemment selon les personnalités.

Fabrice LUNEAU

méthodes projets amélioration continue domaine systèmes d’informations

5 mois

Rien à redire car tout est dit. Beau et exemplaire

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