Un général et un philosophe à l'assaut de la bureaucratie

Un général et un philosophe à l'assaut de la bureaucratie

Propos recueillis par Etienne Gernelle pour le Point

 

Management. Le général Schill, chef d’état-major de l’armée de terre, a lancé son « choc » de simplification, dont le mot d’ordre est « le commandement par l’intention ». De quoi faire du philosophe Gaspard Kœnig son allié...

Le premier est un général cinq étoiles, chef d’état-major de l’armée de terre depuis 2021. Il fut engagé dans des opérations, notamment au Tchad, en Somalie, en ex-Yougoslavie ou en Côte d’Ivoire, et il est titulaire de la croix de la valeur militaire avec deux citations. Le second est philosophe, romancier, libéral bucolique et « à croissant », écolo pratiquant, et même militant de la cause des vers de terre, qui lui ont servi de muse pour Humus (1) (Observatoire), prix Interallié 2023. Qu’est-ce qui les réunit ? Le combat contre les normes. Conversation sous forme de veillée d’armes.

 

Le Point : La bureaucratie, c’est l’ennemi ?

 

Général Pierre Schill : Oui. La finalité du militaire, c’est l’action, c’est le résultat. Ce n’est pas la question des modalités.

Gaspard Kœnig : C’est un ennemi intérieur qui a envahi toutes les sphères, privées comme publiques. Mais n’oublions pas que nous l’avons créée aussi pour de bonnes raisons. Dans Bureaucratic. L’utopie des règles ?, l’anthropologue David Graeber explique comment cette utopie alimente une vision post-guerre dans laquelle le risque doit être transféré à la société. Justement, la question du risque… Vous dites, général, que dans les armées, la croissance des normes a été l’une des conséquences de la tragédie d’Uzbin, en 2008, en Afghanistan, une embuscade dans laquelle dix soldats français ont été tués…

P. S. : Oui. Indépendamment de la tragédie et de ses causes, Uzbin a amené les armées à s’interroger sur le contrôle du risque en opération. Et l’une des réponses a consisté à instaurer plus de règles sur les conditions d’engagement des soldats. Mais vous savez, de façon plus générale, nos armées sont confrontées aux mêmes difficultés que le reste de la société.

 

Le Point : Et votre réponse, c’est « le commandement par l’intention ». Mais qu’est-ce que cela veut dire ?

 

P. S. : C’est le fait d’exprimer les finalités et de confier aux subordonnés la question des modalités. Cela repose sur deux piliers : l’initiative, qui d’ailleurs a été historiquement très mise en avant dans l’armée française, et le sens de la synthèse, par opposition à l’analyse détaillée.

G. K. : Sur le plan législatif, celui qui a été le plus loin dans cet esprit-là, c’est Jean-Étienne-Marie Portalis, ce juriste nommé par Napoléon Bonaparte, Premier consul, pour simplifier des lois dont la complexité, liée à la multiplicité des droits féodaux, fait partie des causes de la Révolution. Le code de Portalis est un modèle de commandement par l’intention, puisque son but est que les phrases soient assez simples pour que personne n’ignore effectivement la loi, et que l’on puisse ensuite l’interpréter en fonction des circonstances. Dans sa préface, il en explique les paramètres intellectuels : accepter que la loi ne va pas tout prévoir et faire confiance à la raison humaine.

 

 

Le Point : La simplification, au premier abord, tout le monde est d’accord. Mais les normes ne correspondent-elles pas aussi à une demande d’en bas ?

 

P. S. : Le commandement par l’intention est à la fois une discipline du chef, qui doit apprendre à déléguer, et une discipline du subordonné. Dès lors que ce dernier se voit confier une mission, non seulement il doit faire preuve d’énergie, d’initiative, mais il a aussi la responsabilité de sa réussite.

G. K. : De la part de celui qui reçoit le commandement, cela rejoint un concept popularisé par Nassim Nicholas Taleb : skin in the game (« jouer sa peau »). Taleb prend l’exemple de la construction des ponts chez les Romains. Les architectes construisaient comme ils voulaient, on ne leur imposait pas mille normes. En revanche, on leur demandait de vivre six mois avec leur famille sous le pont…

 

Le Point : Général, donnez-nous un exemple de commandement par l’intention…

 

P. S. : Je donne un ordre formel, par exemple : « Tu vas t’emparer de tel village. » Mais j’explique en même temps que cela fait partie d’une mission globale, qui pourrait être que notre régiment doit interdire à l’ennemi de franchir telle coupure pendant trois jours et que le fait de prendre ce village permettra à une unité plus au sud d’atteindre la ligne avant les reconnaissances adverses. Je synthétise ensuite ce qu’il y a à faire dans une expression qui va donner le sens plutôt que la lettre. Prenons un autre exemple, défensif cette fois : tenir un pont. Vous ne dites pas à votre subordonné où creuser des tranchées ?

P. S. : Je ne vais pas lui faire de check-list. La check-list, c’est l’ennemie du commandement par l’intention. D’abord, dès que j’apprends que je vais avoir à défendre le pont, je le lui dis. Cela s’appelle un warno (warning order), c’est-à-dire un ordre préparatoire : cela consiste à associer très en amont le subordonné à l’ordre qu’il va recevoir. Deuxièmement, j’organise le parallel planning : je lui fournis des premiers éléments pour qu’il initie sa réflexion en parallèle de la mienne. Par exemple, s’agissant de l’ennemi, je commence par lui dire qu’il aura face à lui environ 30 soldats. Or, pour défendre le pont, il faut être au moins un contre trois, donc plus de dix dans ce cas, et peut-être disposer de deux chars. Je l’inclus ainsi dans la réflexion pour que lui puisse me faire des observations. La troisième étape, c’est le schéma de manœuvre. Le subordonné va réfléchir, va m’expliquer comment il va remplir sa mission. Le cas échéant, il va me demander d’autres moyens, par exemple, des tirs d’artillerie supplémentaires. Ce que je peux accorder, ou pas. Après cela, il est libre, mais dans un espace que je lui ai accordé, et s’il veut en sortir, il doit me le demander. C’est le commandement par veto ou par limite.

G. K. : La dernière fois que l’on s’est rencontrés, vous aviez évoqué l’ordre du général Leclerc pour prendre Paris. J’ai été le consulter depuis. Il commence comme ceci : « 1) S’emparer de Paris. 2) Tenir Paris. » La suite tient en une page. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui compte 17 articles, tient aussi en une page. Tocqueville disait que c’est dans les petites choses qu’il est dangereux d’asservir les hommes. Quand chaque jour apporte son lot de normes, on devient servile. Il est illusoire d’imaginer recouvrer son libre arbitre pour prendre les grandes décisions. Des chercheurs ont observé une réduction du développement de la zone du cerveau consacrée à l’orientation chez les chauffeurs de VTC qui n’utilisaient que le GPS. Il faut avoir en permanence cette discipline de simplification dans sa vie quotidienne. C’est toujours plus confortable de suivre le GPS…

P. S. : L’enjeu, c’est d’appliquer les principes du commandement par l’intention, y compris, comme vous dites, dans la vie quotidienne. Par exemple, nous déléguons plus de leviers dans la hiérarchie : pour les mutations, les primes ou les réengagements, ainsi que pour les ressources, comme les munitions. Cela me permet de mentionner la notion d’intéressement, qui est l’un des pivots du commandement par l’intention : à partir de ces ressources, remplissez la mission qui vous est confiée et, si vous faites des économies, vous bénéficierez de tout ou partie des économies qui sont faites.

G. K. : L’armée de terre est, par définition, plongée dans la terre… Cela m’évoque la question agricole. Les agriculteurs protestent – à raison – contre la complexité des normes sur les haies, les rotations de culture, les jachères… Et si demain il n’y avait plus qu’un seul critère, la vie du sol ? On sait aujourd’hui la mesurer, de 0 à 100. On pourrait dire aux exploitants : « Faites ce que vous voulez, vous avez un seul objectif, améliorer la vie de votre sol à telle échéance. » Chacun le ferait à sa manière, mais c’est aussi une contrainte très forte. La simplification est le contraire du laxisme.

P. S. : Cet exemple me réjouit et je vais essayer de le garder en mémoire, c’est exactement la démarche que je veux conduire.

 

Le Point : Est-il vrai que les Ukrainiens ont résisté aux Russes en partie parce que leur armée est plus décentralisée ?

 

P. S. : Ce sont deux armées très différentes. L’armée russe est très volumineuse, elle a la culture de la norme, de la planification et du contrôle. Il faut voir les manuels de combat russes ! On y trouve par exemple des formules mathématiques extrêmement élaborées sur les rapports de force à établir pour pouvoir mener une attaque, en fonction de la météo, du sol, du taux de mécanisation, etc. Ce sont des formules à une dizaine d’inconnues. C’est une armée capable de prévoir et d’organiser des mouvements logistiques extraordinaires d’un bout à l’autre du front, mais qui a une forme d’incapacité à prendre des initiatives aux bas échelons. Au début de l’offensive, cela leur a fait perdre des opportunités.

 

Le Point : Et l’armée ukrainienne ?

 

P. S. : C’est une armée très décentralisée, et on en a vu les effets opérationnels au début de la guerre, avec de toutes petites unités capables de s’infiltrer sur les arrières, de prendre des initiatives. Mais c’est aussi une force de l’armée française. Citons le cas Serval, au Mali, en 2013. Ce n’est pas un secret que de dire que les militaires américains sont encore aujourd’hui ébahis par la façon dont la « petite » armée française a pu monter une telle opération au milieu du Sahara. Eux l’auraient probablement organisée dans des dimensions beaucoup plus massives.

G. K. : Les systèmes d’intelligence artificielle vont bientôt permettre de repérer toutes les positions sur un champ de bataille. Cela va ouvrir la tentation de systèmes centralisateurs qui donneront des ordres à chacun. Ce qui m’intéresse particulièrement dans le cas de l’armée de terre, c’est qu’elle est aussi l’armée du sol, percevant dans sa chair la résistance et la singularité de l’humus. Or, cela appelle une part d’intuition. L’intelligence y redevient biologique, elle tient à des choses très granulaires qui ne sont pas représentables par les data, contrairement à ce que l’on peut imaginer pour l’armée de l’air ou la marine, où les forces peuvent se déplacer dans un espace relativement abstrait, celui de l’air ou celui de l’eau.

P. S. : Il y a cette tendance des outils centralisateurs, et puis il y a la réalité humaine, charnelle, du combat terrestre. Peut-être qu’un jour, en théorie, il y aura un système suffisamment puissant pour savoir où est chaque soldat et lui donner des ordres en direct, le sol. Data aura alors une puce dans l’oreille et on lui dira : « Va à gauche, va à droite, relève-toi, sauve ton camarade… » Mais ce n’est pas le cas aujourd’hui et, même à long terme, je doute que ce le soit parce qu’effectivement le monde terrestre est un monde physique, plein d’obstacles, de barrières, d’imprévus. Et puis il y a des facteurs psychologiques dans la réalité du soldat qui a affronté un autre soldat, qui a peur, froid, etc. Tout cela ne sera probablement jamais modélisable. Il faut donc des étages intermédiaires, capables d’appréhender la complexité de ce monde.

 

Le Point : Parlons management : quels sont les bons étages intermédiaires ?

 

P. S. : Dans l’histoire de l’humanité, il y a des réalités militaires qui perdurent. D’abord, il y a le couple, le binôme. C’est : « Prends soin de ton frère. » Lorsque l’un dort, l’autre veille, lorsque l’un regarde devant, l’autre regarde derrière. Ensuite, il y a le groupe de dix : c’est la famille, le groupe de combat, la décade chez les Romains. Cela peut être aussi un engin de quatre personnes. Le chef en est le meilleur combattant. Il est le chef parce qu’il est le plus expérimenté, le plus sportif, le plus « tout ». Trois ou quatre groupes, cela forme une section, un peloton, soit une trentaine ou une quarantaine de personnes. C’est le clan. Le chef de ce clan n’est déjà plus le meilleur combattant, c’est celui qui sait diriger des groupes qui sont hors de sa vue. Trois ou quatre de ces clans, cela fait 150 personnes : c’est une compagnie, un escadron, commandé par un capitaine. Et c’est le niveau maximum auquel un chef peut connaître le nom de chacun.

G. K. : Ce chiffre, 150, est souvent cité en anthropologie comme la taille maximale d’un groupe qui peut s’autogérer sans État. Après 150, l’État apparaît.

P. S. : Au-delà, il y a le régiment, avec un effectif d’environ 1 200. Le commandement centralisé omniscient étant impossible, il faut organiser – par l’intention – ces niveaux intermédiaires.

 

Dernière question à chacun d’entre vous, quel serait votre conseil de management ?

 

G. K. : Une entreprise doit savoir résister à la facilité de créer des fonctions, des bullshit jobs, pour reprendre une autre expression de Graeber. Et puis parier sur l’autonomie. Quand je faisais mes reportages pour Le Point, j’avais à peu près carte blanche, je pouvais laisser le sujet venir de lui-même. Évidemment, c’est un luxe.

P. S. : En toute chose, désignez un responsable et exprimez-lui clairement ce que vous attendez de lui dans le registre du sens plutôt que des modalités.

Ludovic Grangeon

"Quand le sage montre le ciel, l'imbécile regarde le doigt"

5 mois

écrire peut n'être qu'un ou plusieurs mots brefs comme Leclerc l'a fait pour Paris écrire ce qu'on va faire faire ce qu'on a écrit écrire ce qu'on a fait lire ce qu'on a écrit et recommencer....avec l'expérience acquise

Claire Bonnic

Inspecteur chez DDFIP

6 mois

La critique au sens historique du terme de la lourdeur opérationnel des systèmes bureaucratique dans l’optimisation de la prise de décision au nom de la justesse systémique et intertemporel est intéressante sachant que l’évaluation omnisciente des éléments de décision et l’application jacobins stricte est un leurre et conduit comme tenu du fonctionnement à une infiltration inamicale et ou intéressée et à un chaos. L’interet de l’effrondrement d’un systeme de ce type doit etre relativisé car l’espace, l’être à horreur du vide. Un système qui perdure sans encombré se bureaucratise avant tout fissurement. Ce n'est pas une analyse fataliste car on peut tirer parti de ces secousses sur l’immeuble ou l’institution

Cyrille PITARD

Senior Leader - operations management (OM) Développons des personnes, pas des matricules

6 mois

Merci pour cette rencontre Le Point, Pierre Schill, Gaspard Koenig et le partage de cette vision moderne du commandement. Faire de nos normes des guides simples au langage efficace et non plus des facteurs indigestes et limitants donne l’avantage. Cela est tout aussi transposable dans le civil : ✅ Les process [non sécuritaires]* doivent au contraire servir de socle, de soutien sur lesquels s’appuient les personnels rendus agiles et les initiatives… ❌ et non de cloches qui étouffent et empêchent leur autonomie et l’expression de leurs capacités. *ceux relatifs à la prévention des risques qui protègent les biens et les personnes (hygiène, santé et sécurité au travail) Diriger par l’intention c’est alors vouloir intégrer dans notre mécanisme cette audace, cette prise de risque réfléchie et maîtrisée, cette responsabilisation et valorisation du personnel, cette confiance, etc. qui feront la différence, le coup d’avance. Sans cela c’est conduire avec le frein à main.

Madina Rival

Professeur des universités, directrice du laboratoire interdisciplinaire de recherches en sciences de l'action. Full Professor, Lirsa lab director

6 mois

Un grand merci Gwenaelle Gambier très intéressant. A rapprocher de nos observations sur la gendarmerie Anne Berthinier Poncet Anne JACOD

Arieh Visocekas M.Design / BSc.

systemic design / engineer / physicist / entrepreneur - personal protection devices /avalanche airbag - complex sciences modeling and systemic design thinking research : applied projects

6 mois

Mission-type tactics / Auftragstaktik : ces concepts ´militaires ´ du commandement par l’intention aboutissent à une approche de QUALITÉ TOTALE commune à l’industrie : Intéressant que la qualité, la productique industrielle et l’art de la guerre partage des outils méthodologiques stratégiques et opérationnels… Simplicité pertinente en temps réelle dans la/les complexité dynamique Et pourquoi pas transformer ces outils ´ méthodes ´ à l’ancienne ( au coup par coup entre humains vivants et éveillés … ) en outils automatisés en temps réel en suivant les principes du DESIGN SYSTEMIQUE OPÉRATIONNEL ( le nouveau DESIGN MILITAIRE ) nourris par les ´ live datas’ contemporains, pour le bien de la qualité des process complexes de la République !!!

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