Alimentation Et Societe
Alimentation Et Societe
8 et 9 décembre 2004
SOMMAIRE
INTRODUCTION :
Pour définir ses repères, se poser les questions autrement ......................................................................... p. 11
Jean-Paul Laplace (Président de IFN)
Evolution humaine et régime alimentaire : du bon goût des singes à la cuisson ....................................... p. 17
Pascal Picq (paléoanthropologue, Collège de France, Paris)
Plasticité nutritionnelle : les ressources de l’adaptation entre pénurie et abondance .............................. p. 28
Xavier Leverve (nutritionniste, INRA-INSERM-Université Grenoble)
Vivons-nous une rupture d’adaptation ? ...................................................................................................... p. 44
Robert Dantzer (psychobiologiste, INRA-CNRS, Université Bordeaux 2)
Histoire agraire, population et alimentation ................................................................................................ p. 57
Marcel Mazoyer (agronome et économiste agricole, INA P-G)
Un exemple de co-évolution de l’homme et des animaux d’élevage ........................................................... p. 64
Pierre Taberlet (écologiste/généticien, CNRS, Université Joseph Fourier, Grenoble)
ALIMENTATION ET SOCIETE
Président de séance : Annie Hubert (anthropologue, CNRS, Marseille)
CONCLUSION :
Notre choix d'alimentation ............................................................................................................................. p. 163
Jean-Paul Laplace (Président de l'IFN)
La plupart des textes de ce document correspondent à la retranscription de l'enregistrement des interventions. Ceci
explique le caractère "parlé" de ces textes.
LES AUTEURS
• Jean-Pierre CORBEAU
Université de Tours, IUT, Département TCrA, 29 Rue du Pont-Volant,
37082 Tours Cedex 02.
• Julia CSERGO
Université Lyon 2, Faculté GHHAT, 5 Avenue Pierre Mendès-France, 69 676 Bron Cedex.
Maître de conférences d'histoire contemporaine à l'université Lyon 2, Julia Csergo est historienne
des pratiques culturelles. Elle est l'auteur de nombreux ouvrages et articles sur l'hygiénisme, les
loisirs, l'alimentation. Parmi ses dernières publications dans ce domaine, signalons la direction de
Pot au feu. Familial, convivial, histoires d'un mythe (Autrement, Mutations 187, 1999), de Casse-
croûte. Aliment portatif, repas indéfinissable (Autrement, Mutations 206, 2001), de Histoire de
l'alimentation. Quels enjeux pour la formation ? (Educagri, 2004). On peut encore signaler "Entre
faim légitime et frénésie de la table : la constitution de la science alimentaire au siècle de la
gastronomie" (site OCHA, 2004). Elle anime en 2005 et 2006 un séminaire sur "Les représentations
de l’obésité" (CREDHESS, université Paris 1 Panthéon Sorbonne).
• Robert DANTZER
Neurobiologie intégrative, UMR INRA - Université de Bordeaux 2, FRE CNRS,
Rue Camille Saint-Saens, 33077 Bordeaux Cedex.
Robert Dantzer dirige l'unité de Neurobiologie intégrative à Bordeaux et est professeur associé à
l'université de l'Illinois à Urbana-Champaign. Docteur vétérinaire et Docteur ès-sciences, il travaille
sur le stress et les interactions entre le cerveau et le système immunitaire. Il a initié à Bordeaux une
recherche originale sur les relations entre l'alimentation et le bien-être.
• Madeleine FERRIERES
Université d'Avignon, UFR Lettres et sciences humaines, 74 Rue Louis Pasteur, Case 17,
84029 Avignon Cedex 01.
Madeleine Ferrières, agrégée d'histoire, est professeur d'histoire moderne à l'université d'Avignon
(depuis 1996) et chercheur membre de l'UMR Telemme, Maison des sciences de l'Homme, Aix-en-
Provence.
Elle a orienté ses recherches dans deux directions : l'histoire rurale et l'histoire de la culture
matérielle. Elle met à profit ces deux compétences pour renouveler l'histoire de l'alimentation.
Tournant le dos au partage actuel dans l'historiographie française, qui étudie séparément le monde
de la production et celui de la consommation, elle s'emploie à saisir et à suivre la filière d'Ancien
Régime dans toute sa longueur, depuis les champs jusqu'à l'écuelle.
Elle est l'auteur de nombreux articles et de deux ouvrages, Histoire des peurs alimentaires, du
Moyen-Age à l'aube du XXème siècle (2002) et Le bien des pauvres. La consommation populaire en
Avignon (1600-1800) (2004).
• Claude FISCHLER
CETSAH, 22 Rue d'Athènes, 75009 Paris.
Claude Fischler est directeur de recherches au CNRS (sociologie) et responsable du Centre d'études
transdisciplinaires - sociologie, anthropologie, histoire (CETSAH), équipe de recherche de l'Ecole
des hautes études en sciences sociales associée au CNRS.
Depuis 1974, il se consacre à des travaux sur l'alimentation envisagée d'un point de vue
interdisciplinaire : les mœurs alimentaires et leur évolution ; le goût, sa formation et son évolution ;
les images sociales du corps, de l'embonpoint et de la minceur. Il présente une synthèse de ces
divers travaux dans l'Homnivore (Odile Jacob, 1990, 1993, 2001). Ses travaux les plus récents
portent sur la perception du risque alimentaire, sur des approches comparatives transculturelles du
rapport à l’alimentation, notamment entre différents pays européens et les Etats-Unis, et sur
l’obésité, que l’on ne peut appréhender que dans toute sa complexité, à la fois en termes d’évolution
humaine et d’environnement alimentaire.
• Bernard GUY-GRAND
Hôtel-Dieu, Service de Médecine et Nutrition, 1 Place du Parvis Notre-Dame,
75181 Paris Cedex 04.
• Annie HUBERT
UMR 6578 CNRS/Université de la Méditerranée, 27 Boulevard Jean Moulin,
13385 Marseille Cedex 05.
• Saadi LAHLOU
Laboratoire de psychologie sociale et de l'action, EHESS, 105 Boulevard Raspail,
75005 Paris.
• Jean-Louis LAMBERT
ENITIAA, Chemin de la Géraudière, B.P. 82225, 44322 Nantes Cedex 03.
Jean-Louis Lambert est titulaire d'une licence ès-sociologie et d'un doctorat d'état ès-sciences
économiques.
Depuis 1974, il est enseignant-chercheur à l'ENITIAA (Ecole nationale d'ingénieurs des techniques,
des industries agricoles et alimentaires), et depuis 1995 professeur de marketing et sociologie
alimentaire.
Ses domaines de compétences sont les suivants : analyse socio-économique des comportements,
attitudes et représentations alimentaires dans les pays industrialisés ; perception des innovations
alimentaires et de leurs conséquences (perception des risques) ; marketing appliqué au domaine
alimentaire ; gestion de l'innovation.
• Jean-Paul LAPLACE
INRA-NHSA, 147 Rue de l'Université, 75338 Paris Cedex 07.
• Xavier LEVERVE
INRA-NHSA, 147 Rue de l'Université, 75338 Paris Cedex 07.
Le Pr. Xavier Leverve a tout d'abord suivi un cursus purement clinique, d'abord orienté vers
l'endocrinologie et la nutrition puis vers la réanimation, parallèlement à des études de biologie
humaine, qui s'achèveront par l'obtention d'une thèse d'état sur le contrôle métabolique. Il
complètera aux Pays-bas sa formation en biochimie, métabolisme et bioénergétique qui deviendra
• Marcel MAZOYER
INA-PG, 16 Rue Claude Bernard, 75231 Paris Cedex 05.
Le Pr. Marcel Mazoyer a succédé au Pr. René Dumont à la chaire d'agriculture comparée de
l'Institut national agronomique Paris-Grignon et il enseigne dans d'autres écoles et universités, en
France et à l'étranger.
Il a été directeur de recherche et chef du département d'économie et de sociologie rurales de l'INRA
et président du comité du programme de la FAO. Il est membre du "Conseil de prospective
européenne et internationale pour l'agriculture et l'alimentation" auprès du Ministre de l'agriculture,
membre du comité d'éthique de DAGRIS (Développement des agro-industries du sud) et du conseil
d'évaluation de l'ADAR (Agence de développement agricole et rural).
Il a travaillé sur les questions de développement et de politique agricole dans de nombreux pays.
• Patrick PASQUET
UMR 5145 - Eco-anthropologie et ethnobiologie, Musée de l'Homme,
17 Place du Trocadéro, 75016 Paris.
Patrick Pasquet, Docteur en anthropologie biologique, est directeur de recherche au CNRS, dans
l'UMR 5145 "Eco-anthropologie et ethnobiologie". Son activité de recherche se situe dans le
domaine de l'adaptabilité nutritionnelle, avec plusieurs axes : les stratégies alimentaires des
populations forestières africaines et des populations de l'Arctique ; les aspects maladaptatifs de la
transition nutritionnelle en Afrique Centrale notamment ; les aspects adaptatifs de la perception
gustative ; une réflexion autour de la question du propre de l'homme en matière de nutrition et du
rôle des facteurs alimentaires dans l'hominisation.
Il est membre de la Société d'écologie humaine, de la Société d'anthropologie de Paris, de
l'European Anthropological Association, de la Society for the Study of Human Biology, et de
l'International Commission for the Anthropology of Food and Food Problems (section française),
dont il a été président de 1998 à 2002.
• Pascal PICQ
Collège de France, 11 Place Marcelin Berthelot, 75231 Paris Cedex 05.
Pascal Picq est paléoanthropologue au Collège de France où il collabore avec le professeur Yves
Coppens. Engagé dans des études de physique, il mène deux cursus en parallèle en physique
théorique (université Paris VI) et en archéologie préhistorique (université Paris I). Après un DEA de
paléontologie des vertébrés et de paléontologie humaine et une thèse (université Paris VI) il part au
Duke University Medical Center pour des études post-doctorales qui se prolongent par une position
de chercheur associé et d’instructeur en anatomie.
Ses recherches s’intéressent à l’évolution du crâne des hominidés, ce qui comprend les hommes et
leurs ancêtres ainsi que les grands singes. Elles s’appuient sur une approche expérimentale qui
s’inscrit dans le cadre de la morphologie évolutive. Cela conduit, entre autres, à reconstituer la
signification fonctionnelle et adaptative du crâne des hominidés en rapport avec les facteurs de
sélection naturelle et de sélection sexuelle.
Pascal Picq contribue à la diffusion des connaissances en paléoanthropologie grâce à la publication
d’une quinzaine de livres, dont plusieurs pour les jeunes, et à la participation comme à la co-
réalisation d’expositions, de films et de CD-ROM.
• Jean-Pierre POULAIN
CETIA, 5 Allée Antonio Machado, 31058 Toulouse Cedex 01.
• Chantal SIMON
Université Louis Pasteur, Faculté de médecine, EA 1801,
Groupe d’Etudes en Nutrition, 4 rue Kirschleger, 67085 Strasbourg Cedex.
Chantal Simon est professeur de nutrition à l'Université Louis Pasteur de Strasbourg et directeur de
l’équipe d’accueil "Epidémiologie des maladies cardiovasculaires et des cancers. Rôle de la
nutrition et de la sédentarité". Elle est l’auteur de nombreux travaux portant sur l’alimentation et
l’activité physique. Elle a en particulier initié en 2002 une étude d’intervention sur plus de
1 000 collégiens visant à démontrer l’impact sur le poids et le risque cardiovasculaire d’une action
centrée sur l’activité physique. Elle est par ailleurs à l’origine d’un réseau de prise en charge de
l’obésité massive, mis en place dans le Bas-Rhin.
• Pierre TABERLET
CNRS UMR 5553, Université Joseph Fourier, B.P. 53, 38041 Grenoble Cedex 09.
Pierre Taberlet, directeur de recherche CNRS, est directeur du laboratoire d'Ecologie alpine (UMR
CNRS/UJF 5553). Sa thématique de recherche est la génétique de la conservation (utilisation de
marqueurs moléculaires dans le cadre de la gestion de la biodiversité).
Il est membre du Conseil supérieur de la recherche et de la technologie depuis 2003. Il est Senior
editor de la revue "Molecular Ecology", a écrit 80 articles scientifiques dans des revues
internationales et a encadré 11 thèses.
INTRODUCTION
Vous savez combien nous sommes attachés à notre indépendance de pensée et à notre liberté
d’expression, ces valeurs qui font de l’IFN un lieu de parole libérée, d’échanges, et de dialogue
ouvert. L’IFN, appuyé sur l’état des connaissances scientifiques et l’engagement bénévole d’un
grand nombre de chercheurs, ne défend pas d’autre intérêt particulier que celui de la Nutrition au
bénéfice de tous et par une alimentation adaptée à chacun. Fidèles à notre tradition nous souhaitons
par ce nouveau colloque vous apporter des éléments complémentaires de savoir et de réflexion.
Nous vous livrerons ces faits en toute objectivité, en toute neutralité, pour que VOUS en fassiez
l’usage qui vous conviendra le mieux. Plus encore. Notre propos est non seulement de vous aider à
construire vos propres repères mais aussi, à travers vous qui êtes majoritairement des porteurs de
messages par vos professions relais, d’aider tous les mangeurs à prendre en mains leur alimentation
en définissant leurs propres repères. Nous sommes tous pétris d’une culture complexe, de croyances
diverses, et confrontés à des évolutions d’une ampleur et d’une rapidité saisissantes, et nous
appartenons à une société qui définit un cadre de contraintes de fait.
Mais, pour ce qui vous concerne, il appartient à chacun de vous, et à personne d’autre, de
définir vos propres repères.
Ceci vaut en matière d’alimentation plus encore que dans tout autre domaine. Le principe
d’incorporation, que citeront peut-être quelques-uns de nos orateurs, est sans doute en cause mais
pas seulement.
Les relations entre l’alimentation et la santé sont aujourd’hui très présentes dans tous les débats,
qu’ils soient médiatiques, économiques ou politiques, et de véritables enjeux de santé publique
existent. Je voudrais à cet instant remercier les départements ministériels qui ont bien voulu
accorder leur parrainage moral à ce colloque dont l’ambition est d’ouvrir le regard pour permettre à
chacun de mieux situer les éléments d’appréciation dont il dispose pour son propre bien-être. Je
remercie donc tout particulièrement le ministère de l’agriculture, de l’alimentation, de la pêche et
des affaires rurales, et le ministère de la santé, de la famille et des personnes handicapées.
Nombreuses sont les voix qui s’élèvent depuis quelques années pour souligner l’égarement des
consommateurs devant la multiplication des messages nutritionnels, généralement bien intentionnés
mais pas toujours appropriés en raison de leur caractère incomplet, excessivement complexe ou
abusivement simplificateur, et parfois erronés car la science elle-même peut être abusée par la
complexité de la nature.
Il ne saurait être question à mon sens de faire le procès de la diversité de l’offre alimentaire qui, ne
reconnaissant pas de "bons" ou de "mauvais" aliments, permet en les employant tous
judicieusement de composer "sa bonne alimentation à soi" qui n’est pas forcément celle des
statistiques.
Il est par contre intéressant de s’interroger sur la science, sur l’usage que l’on en fait et sur l’idée
que l’on s’en fait. Il fut un temps où la science était considérée sans contestation comme le recours
et l’arbitre. Mais au fil du temps, les fulgurances de la science ont connu leur lot de réserves et
suscité quelque défiance. De fait il peut être bon d’hésiter à agir lorsqu’on ne dispose que de
connaissances incomplètes qui seront peut-être remises en cause demain pour une raison
insoupçonnée. Si je peux me permettre un commentaire personnel, je dirais volontiers que
l’expérience d’une longue carrière de physiologiste me rend très réservé à l’égard de toute
intervention extérieure dans mes choix de vie et d’alimentation.
Devant cette incertitude persistante faite de défiance à l’égard d’une science qui n’est pas infaillible
et de méfiance à l’égard des promesses mirifiques ou des menaces insidieuses de quelques gourous,
le consommateur n’a qu’une issue dans son face à face singulier avec ses aliments.
Alors que les fondements religieux et ethniques d’une identité alimentaire s’effacent, alors que la
construction de cette identité par l’encadrement de la culture familiale se perd, alors que la science
elle-même perd dans une analyse de plus en plus ultime sa capacité à identifier l’essentiel, le
consommateur doit construire ses propres repères pour exercer sa capacité personnelle à choisir
les aliments qui lui conviennent, à organiser lui-même son alimentation, et à rester seul maître de
ses comportements alimentaires.
Tout devrait aller pour le mieux disions-nous, et rien ne va plus ! Révisons donc nos questions ou la
manière de poser les questions.
Répondre à la sempiternelle question "que devons-nous manger ?" n’est manifestement pas
suffisant. Toutes les ressources des connaissances analytiques et de la biochimie métabolique, et
toutes les étiquettes du monde si sophistiquées soient-elles ne répondront pas à l’attente générale.
Se cantonner dans l’accumulation d’informations serait tomber dans le piège d’une complexité
croissante, source d’angoisses supplémentaires par la difficulté d’intégrer tous les éléments de la
décision. Mais au final vous auriez de plus en plus de mal à composer votre assiette. Le mieux est
l’ennemi du bien dit le vieil adage.
Sans doute est-il temps de se poser aussi la question "pourquoi mangeons-nous ?". La réponse ne
relève pas simplement du domaine biologique, et des mécanismes de la faim et de la satiété. Ce
n’est pas seulement une affaire de molécules, de récepteurs et de médiateurs. L’acte alimentaire sert
des exigences vitales d’ordre nutritionnel, mais il répond aussi à des finalités d’ordre psychologique
et socioculturel. Ces trois domaines, trop souvent dissociés par la séparation académique des
sciences dites dures auxquelles s’accroche la biologie, et des sciences dites molles que je préfère
qualifier d’humaines, doivent être pris en compte dans leur globalité interactive. Nos conférenciers
de demain s’attacheront à vous montrer tout le poids de ces aspects psychologiques et
socioculturels.
Enfin, et il y a là une lacune encore plus criante, tous ces processus doivent être replacés dans la
perspective large de notre évolution et de l’adaptation à notre environnement. Nous ne pouvons
avoir une compréhension correcte de notre alimentation en ne regardant que des clichés pris dans
notre seul village et ne reflétant qu’un bref instant particulier. Aussi pour débuter ce colloque, nos
conférenciers vous invitent à une excursion plus loin dans l’histoire de l’humanité et du peuplement
de la planète pour retrouver les racines multi-millénaires de nos comportements. Nous nous
intéresserons à notre environnement dans toutes ses dimensions pour prendre conscience de la
puissance mais aussi des limites des facultés d’adaptation de l’homme.
Ce colloque "Des Aliments et des Hommes" que nous vous proposons aujourd’hui, a l’ambition de
la multidisciplinarité en réunissant anthropologues, nutritionnistes, sociologues, historiens,
biologistes, psychologues… pour une mise en commun des connaissances. Nous souhaitons qu’ils
croisent leurs regards sur la nutrition, pour votre plus grand plaisir. Nous espérons que cet exercice
sera l’occasion pour chacun de vous
de considérer d’un œil nouveau des dogmes bien établis,
de mettre à jour les fausses certitudes et les vraies ignorances,
de construire vos propres repères,
et d’inciter autour de vous tous les mangeurs à reprendre le contrôle de leur alimentation
dont ils ont parfois un peu trop tendance à se laisser dessaisir.
Mesdames et Messieurs je vous remercie, et je cède la tribune sans plus attendre à Monsieur le
Professeur Patrick Pasquet qui va présider et animer la première séance.
Est-il possible de faire sortir la nutrition de la préhistoire ? En science plus qu’ailleurs, il convient
de faire la part entre les nouvelles connaissances acquises et leurs interprétations, entre les
ingrédients et leur cuisine en quelque sorte. Dès qu’il s’agit de nutrition, de sexualité ou d’évolution
les clichés reviennent comme des relents indigestes d’une mauvaise popote épistémologique
affligeante. Quand la "nouvelle diététique" rencontre la "vieille préhistoire" on retombe
invariablement sur la recette de l’empirisme archaïque. Alors de vanter le régime crétois pour tous
et, plus récemment, qu’il serait vraiment tendance de manger comme nos chers Cro-Magnon. S’ils
ont survécu pour livrer une si belle descendance, Nous, c’est bien qu’ils savaient quoi manger !
Encore plus éventée, cette façon qu’ont certains nutritionnistes à la mode de prescrire doctement
les régimes des singes pour mieux faire ressortir le régime alimentaire naturel de l’homme. Qu’on
les rassure, les singes ne les ont pas attendus pour faire leurs menus, bien plus variés que les
maigres connaissances affichées par les doctes. Est-il possible d’en finir avec la recette éculée qui
consiste à imposer un régime aux singes – sans aucune référence pertinente – afin de mieux ramener
le régime de l’homme vers ce régime naturellement bon ou, inversement, de mieux le distinguer ?
C’est que le philosophe Hobbes appelait "l’erreur du naturaliste" ; vieille recette réchauffée depuis
plusieurs siècles et c’est encore pire dès que l’on évoque nos ancêtres fossiles.
Les nutritionnistes n’ont pas besoin des paléoanthropologues ni des éthologistes pour progresser
dans leurs recherches, bien que se pose la question des modèles animaux sans négliger l’apport des
études comparées. L’ambition de cette contribution se situe sur le terrain de l’épistémologie et vise
à ouvrir un champ plus large des connaissances sur les régimes alimentaires des singes avant
d’esquisser ce que nous savons de l’évolution du régime alimentaire dans la lignée humaine en
espérant que, lorsque de nouvelles théories seront énoncées, on cesse de les rendre crédibles non
pas sur des avancées objectives des recherches en sciences de la nutrition, mais en invoquant
n’importe quelle argutie simiesque ou préhistorique.
Les singes à queue ou cercopithécoïdes se divisent en deux grandes lignées. D’un côté les colobinés
mangeurs de feuilles et de l’autre les cercopithécinés mangeurs de fruits. Il convient de qualifier ces
régimes de folivores et de frugivores avec toutes les variantes possibles.
La vie des colobinés est un long fleuve tranquille, comme leur régime. Ils consomment
principalement des feuilles de toutes sortes – mais pas n’importe lesquelles pour éviter des
intoxications dues aux composés chimiques secondaires – qu’ils mastiquent longuement. La
bouillie fibreuse tombe ensuite dans un grand estomac sacculé, lourdement chargé. La digestion se
prolonge dans le gros intestin, vraiment gros, grâce à une riche faune enzymatique et bactérienne.
La vie de ces singes s’accommode de cette pitance pourtant fort abondante dans les frondaisons des
forêts tropicales. Leurs groupes sociaux réunissent peu d’individus, environ une dizaine, qui se
déplacent peu pour collecter leur pitance. Leurs interactions sociales sont certes complexes – ce
sont des singes – mais pas aussi fréquentes et variées que chez les autres singes. Tout cela se traduit
par un cerveau relativement peu développé.
Les cercopithécinés jouissent de vies plus savoureuses, plus colorées et plus agitées. Les arbres
produisent des fruits de façon discrète à la fois dans le temps et dans l’espace. Les singes frugivores
exploitent des domaines vitaux plus étendus et vivent dans des groupes sociaux plus importants.
Une meilleure connaissance de l’habitat et de ses ressources comme des interactions sociales plus
complexes exigent un cerveau plus développé, ce qui est bien le cas. Cependant c’est un organe très
gourmand qui réclame son apport quotidien de sucres. Ces singes se déplacent donc beaucoup, ce
qui entraîne des dépenses d’énergie, que récompense l’apport en calories et en sucres des fruits. A
cela s’ajoute une motivation : le goût et ses plaisirs associés. Car le goût des singes pour le sucré est
lié à une longue co-évolution qui associe les arbres à fleurs et à fruits. Si les aliments consommés
par ces singes se digèrent aisément, c’est, contrairement aux feuilles, leur collecte et leur ingestion
dans la bouche qui s’avèrent plus complexes. Les fruits correspondent à la partie dominante des
régimes des frugivores, qu’ils complémentent par des insectes et/ou des feuilles pour les protéines.
Quelques espèces attrapent de petits vertébrés à l’occasion, d’autres chassent volontiers comme
certaines espèces de babouins et de macaques.
Les chimpanzés, les bonobos et les orang-outangs sont des singes frugivores de grande taille. Ils ont
des régimes frugivores/omnivores dont les différences correspondent à leurs tailles corporelles
respectives selon la loi empirique de Jarman-Bell – cette loi traduit une tendance reliant la taille
corporelle au régime alimentaire ; dans un même groupe zoologique les espèces plus corpulentes
incorporent une part relativement plus grande de nourritures fibreuses dont la biomasse est
relativement plus importante dans l’habitat, comme les feuilles dans les forêts tropicales –. Parmi
les grands singes hominoïdes, les plus spécialisés sont les gorilles des montagnes, très phylophages
par nécessité. Ils sont les plus grands des gorilles – plus de 200 kilogrammes pour les mâles et
100 kilogrammes pour les femelles –. Comme ils furent les premiers étudiés, on lit couramment que
les gorilles se distinguent parmi les grands singes comme des folivores exclusifs. Pour ce faire, ils
possèdent un cæcum développé, comparable en cela aux chevaux. Mais un gorille, notamment les
plus grands, peut en cacher d’autres. Les gorilles des plaines du bassin du Congo, un peu moins
corpulents, manifestent bien une tendance phylophage marquée, mais ne se privent pas des
douceurs de quelques fruits comme de toute occasion d’agrémenter leur quotidien de quelques
insectes.
Les orang-outangs sont plus petits, 90 kilogrammes pour les mâles et moins de 50 kilogrammes
pour les femelles. Ils survivent dans les forêts de Sumatra et de Bornéo. Ce sont des frugivores
capables de manger des nourritures coriaces mais néanmoins nutritives grâce à leurs puissantes
mâchoires, inaccessibles à leurs concurrents comme les macaques, avec des compléments fibreux
conséquents en feuilles et en écorces.
Les chimpanzés sont plus graciles avec des mâles pesant entre 45 et 70 kilogrammes et des femelles
d’un poids variant de 35 à 50 kilogrammes. Ils ont des régimes fort éclectiques de
frugivores/omnivores composés de fruits, de fleurs, de jeunes feuilles, d’insectes et de viande. On
relève des variantes d’un groupe à l’autre qui, pour certaines, résultent des ressources disponibles
dans leurs habitats respectifs et, pour d’autres, de choix. Autrement dit, les chimpanzés affichent
des différences d’ordre culturel dans la sélection de leurs aliments comme dans les façons de les
consommer. Ils excellent dans la collecte et l’accès à des nourritures prisées – viande, noix, insectes
sociaux – grâce à l’usage d’outils de toutes sortes. Ils partagent certaines d’entre elles, les plus
désirées entrant dans des échanges sociaux selon les affinités ou les intérêts du moment, comme
pour le partage d’une carcasse. Les chimpanzés partagent 99 % de leurs gènes et presque autant de
leurs régimes alimentaires avec l’autre grand singe au menu de cette contribution, l’homme.
Reconstitution du régime
But : reconstituer le type de nourritures consommées par les hominidés à partir de leur anatomie
cranio-faciale et dentaire, notamment par la nature de leurs propriétés physiques qui implique des
actions et des forces masticatoires différentes.
Taille corporelle
Morphologie cranio-faciale (taille des muscles masticateurs, renforts osseux,
robustesse de la mandibule… etc)
Morphologie dentaire (taille relative des dents antérieures et des dents postérieures,
forme des incisives, forme des molaires et des prémolaires et de
leurs couronnes, reliefs des cuspides… etc)
Epaisseur de l’émail et usure dentaire (analyse des stries et des marques micro-
scopiques des facettes d’usure… etc)
Analyses isotopiques : rapport strontium/calcium
plantes de type C3 ou C4
Reconstitution archéologique
But : reconstituer les vestiges archéologiques, principalement la présence d’outils en pierre
associés à des restes d’animaux et, pour des périodes plus récentes, à des traces de foyers.
Outils en pierre et traces d’utilisation (tracéologie) sur des matières animales et/ou végétales
Analyse chimique du sol
Présence de vestiges ténus de végétaux (graines calcinées, charbons de bois… etc)
Les chimpanzés étant les grands singes les plus proches des hommes, ils partagent un dernier
ancêtre commun exclusif (DAC) et, en application du principe de parcimonie, des régimes
alimentaires très similaires. Cependant, les régimes alimentaires des hommes présentent de telles
différences selon les régions dans lesquels ils vivent et selon leurs modes de collecte ou de
production respectifs, qu’il s’avère difficile de dégager un "régime naturel" pour notre espèce.
L’homme moderne jouit d’une denture peu développée de type omnivore. Les dents antérieures
conservent une taille relativement importante alors que les molaires sont de petite taille, mais
recouvertes d’un émail épais. On retrouve des proportions similaires chez les chimpanzés, mais
avec des dents relativement plus grandes et des molaires couvertes d’un émail mince. Pour le goût,
bien que les études pertinentes soient récentes, les chimpanzés et les hommes semblent avoir les
mêmes appétences. Ces ressemblances se retrouvent dans l’anatomie de l’appareil digestif qui
présente des proportions similaires dans ses différentes parties – estomac, intestin grêle et gros
intestin –. Dans une comparaison élargie, l’homme possède le système digestif d’un singe
frugivore-omnivore de grande taille. Si on s’en tenait à ces descriptions, on pourrait en déduire que
les régimes des chimpanzés et des hommes étant si proches ainsi que leurs anatomies, alors il devait
en être de même pour tous leurs ancêtres depuis leur dernier ancêtre commun. Ce n’est pas aussi
simple que cela.
Les deux fossiles les plus proches de ce DAC sont Orrorin tugenensis du Kenya et Sahelanthropus
tchadensis (alias Toumaï) du Tchad, datés respectivement de 6 et 7 millions d’années. Leurs dents
antérieures relativement développées et la taille relativement importante de leurs molaires à couche
d’émail assez épaisse s’accordent avec des régimes de type frugivore-omnivore incluant des
nourritures coriaces. Cela correspond aussi aux ressources alimentaires disponibles pour ce type de
régimes dans des habitats relativement couverts mais néanmoins proches d’habitats plus ouverts.
Indépendamment des controverses en cours sur l’appartenance à la lignée humaine de ces deux
fossiles, ils sont proches du dernier ancêtre commun. Par conséquent, il faut admettre que celui-ci
avait un régime incluant des nourritures plus coriaces que celles de ses descendants actuels : les
chimpanzés et les hommes.
Par conséquent, cela signifie que les régimes alimentaires ont évolué dans ces deux grandes lignées.
Pour les chimpanzés cela serait lié à une histoire évolutive dans des milieux plus forestiers, où les
nourritures sont plus tendres, ce qui se retrouve pour la taille relativement modeste de leurs
molaires et surtout pour l’émail mince. Ainsi, les assertions si courantes qui considèrent que les
chimpanzés donnent une assez bonne idée de ce que devait être notre dernier ancêtre commun
supposé vivre dans des habitats plus fermés s’avèrent complètement réfutées. Autrement dit, parce
que les chimpanzés ont des molaires couvertes d’un émail mince – alors que celui des hommes est
épais – on a postulé qu’il s’agissait là d’un caractère archaïque. Jusqu’à ce jour, tous les fossiles les
plus anciens de la famille des hominidés possèdent des dents plus développées et à émail plus épais
que chez les chimpanzés actuels. Des fossiles éthiopiens datés d’environ 5 millions d’années –
Ardipithecus ramidus – pourraient bien représenter cette branche de notre famille qui évolue depuis
des formes proches d’Orrorin et/ou de Toumaï vers des espèces plus adaptées à des habitats
forestiers fermés, les ancêtres des chimpanzés actuels.
Cette évolution est toute autre du côté de la lignée humaine. Celle-ci connaît une radiation
adaptative dans des habitats en mosaïque sur toute l’Afrique avec les australopithécinés entre 4 et
2,5 millions d’années. Ces australopithèques au sens large rassemblent pas moins de cinq espèces
aux morphologies cranio-faciales parfois très distinctes, mais toutes avec des mâchoires robustes
nanties de prémolaires et de molaires fortement développées et recouvertes d’émail très épais. Les
piliers osseux de la face, la robustesse des différentes parties de la mandibule comme la puissance
des arcades zygomatiques trahissent une mastication vigoureuse. La morphologie dentaire et l’étude
des traces d’usures suggèrent que ces australopithèques consommaient des noix et des légumineuses
très abondantes dans des habitats en mosaïques et, surtout, les parties souterraines des plantes :
rhizomes, racines, bulbes, oignons, tubercules… etc. Ce sont des nourritures d’excellente qualité
nutritive dont la consommation crue exige une mastication puissante. Si on cale les
australopithèques dans l’histoire évolutive de notre lignée depuis Orrorin et/ou Toumaï, ils
témoignent d’une adaptation à des milieux plus ouverts et plus saisonniers dans lesquels les
nourritures plus coriaces – protégées de la dessiccation par des exocarpes rigides ou les parties
souterraines des plantes – constituent une part importante de leurs régimes. Notre lignée passe par
une phase dite "mégadonte".
Les paranthropes sont les descendants des australopithèques de l’Afar, connus par la célèbre Lucy.
Ils possèdent un appareil masticateur très puissant. Les molaires, énormes, sont plus larges que
longues et l’émail de leurs couronnes est hyper-épais. Il en va de même des prémolaires dites
"molarisées". Quant aux dents antérieures, elles sont réduites. L’adaptation morphologique de ces
paranthropes leur confère une anatomie cranio-faciale impressionnante qui leur vaut le sobriquet de
"casse-noix". A cause de cela, on a trop longtemps considéré que ces paranthropes étaient des
végétariens aussi spécialisés qu’exclusifs. Des analyses isotopiques sur les taux relatifs de strontium
et de calcium (Sr/Ca) montrent qu’ils avaient des régimes omnivores. Lors des saisons sèches, ils
assuraient leur survie en consommant force nourritures coriaces, comme les parties souterraines des
plantes. Leur cerveau relativement développé atteste d’un régime de bonne qualité. Ils utilisaient
des bâtons à fouir pour déterrer leur pitance. Mais cela ne les empêchait pas de consommer de la
viande, notamment des proies trouvées opportunément, comme l’Australopithecus garhi d’Ethiopie
daté de 2,5 millions d’années et associé à des restes d’équidés et d’antilopes aux côtés d’outils en
pierre taillée. Ils avaient donc des régimes omnivores avec une spécialisation pour broyer et
consommer en quantité importante des nourritures coriaces. Les paranthropes évoluent vers des
formes de plus en plus mégadontes qui finissent par s’éteindre vers 1 million d’années.
Tous les hominidés de la fin du Pliocène jouissent de bipédies plus affirmées que leurs ancêtres
australopithèques ainsi que de cerveaux relativement développés. Il en est ainsi des paranthropes
comme des "premiers hommes" appelés Homo habilis et Homo rudolfensis dont l’appartenance au
genre Homo reste très discutée. Pour notre propos, on observe la confirmation d’un processus de
divergence écologique entre des espèces très proches qui, forcément, ne peuvent pas vivre dans les
mêmes communautés écologiques sans adopter des modes de vie qui limitent la concurrence pour
l’accès à certaines ressources. Si tous ces hominidés sont des omnivores qui consomment tous des
fruits et de petites proies, les uns se montrent capables de manger de grandes quantités de
nourritures coriaces – les paranthropes – alors que les autres font de la viande une composante
importante de leur régime.
Les Homo habilis chassent des proies de petite et de moyenne tailles comme les autres hominidés,
certainement de façon plus systématique, et surtout exploitent les carcasses de grands herbivores
morts naturellement, accidentellement ou abattus par de grands prédateurs qu’ils trouvent dans des
habitats plus ou moins arborés. L’usage d’éclats de silex tranchants comme de tranchoirs efficaces
leur permettent de débiter des portions de carcasses puis de les découper et de les consommer dans
des refuges plus sûrs. Ces reconstitutions se fondent sur l’archéologie préhistorique de cette
période. Quant à l’anatomie, elle indique une réduction de la taille de l’appareil masticateur.
Le régime des Homo rudolfensis semble proche de celui des Homo habilis. Le fait qu’il soit de plus
grande taille et qu’il vive dans des habitats plus ouverts suppose la consommation de nourritures
végétales plus coriaces d’après la robustesse encore marquée des mâchoires.
Des hommes incontestables, les Homo ergaster, émergent en Afrique entre 2 et 1,8 millions
d’années. De plus grande taille que les hominidés précédents dont ils sont contemporains, ils
installent les caractéristiques évolutives du genre Homo : stature corporelle importante ; réduction
de la taille de l’appareil masticateur ; développement du cerveau.
Ce sont de vrais chasseurs, forts et endurants, capables d’abattre des proies de grande taille. Ils
inventent des outils symétriques et épointés – les bifaces – et utilisent le feu dès 1,5 millions
d’années. Classiquement, on associe toutes ces innovations techno-culturelles, ainsi que les
changements anatomiques, à la chasse et à la consommation de viande, ce qui n’est pas si évident.
La plus grande taille corporelle et l’acquisition d’une morphologie comme d’une physiologie
associées à l’endurance résultent d’une adaptation à la vie dans des habitats ouverts. Désormais, ils
peuvent chasser des proies de grande taille. L’acquisition de viande dépend moins de la chasse
d’animaux de taille modeste ou de l’opportunité de trouver des carcasses de grands herbivores
encore consommables. Quant au développement du cerveau, il s’agit de son volume absolu et non
pas relatif. Le cerveau des premiers Homo ergaster n’est pas relativement plus développé que celui
des "premiers hommes". Autrement dit, il est plus grand tout simplement parce que ces hommes
sont plus corpulents. Il n’y a donc pas eu de sélection ciblant un cerveau plus grand en relations
avec la chasse et la consommation de viande. Ceci étant précisé, leur cerveau plus développé
autorise l’expansion relative des aires d’associations, comme les aires pariétales et temporales, qui
interviennent dans les actions techniques comme dans les interactions sociales.
La chasse et la consommation plus régulière de viande sont donc les conséquences et non pas les
causes des caractéristiques biologiques de ces hommes. Les changements associés sont plutôt
d’ordre social et écologique. La viande est la seule nourriture qui s’obtient à la fois de manière
discrète et en grande quantité. Comme elle est rapidement périssable, c’est la nourriture qui se
partage. C’est le cas chez les chimpanzés ; cela devient un aspect plus central de la vie des hommes.
D’autre part, la viande est la seule nourriture que l’on trouve sous toutes les latitudes et en toutes
saisons. Nantis de cette nouvelle opportunité, les Homo ergaster sont les premiers hominidés à
sortir d’Afrique pour se retrouver à Dmanisi en Géorgie dès 1,7 millions d’années, puis très vite en
Asie puis en Europe. Même si ces hommes se cantonnent aux marges méridionales de l’Eurasie,
cette expansion est d’autant plus significative que les autres hominidés déclinent puis disparaissent
entre 1,7 et 1 million d’années.
Les deux principales hypothèses, au demeurant non exclusives, sur l’importance de la viande
comme de la cuisson sont vivement discutées. L’une pend acte du fait que le cerveau est un organe
très consommateur d’énergie. Il utilise une part considérable de notre métabolisme. Comme la
viande se digère facilement, l’énergie nécessaire à la digestion devient moins importante, rendant
celle-ci disponible pour d’autres fonctions de l’organisme, dont le cerveau. Dans ce cas, on s’attend
à ce que le cerveau soit relativement développé chez ces hommes et que la taille relative de leur
gros intestin soit plus petite. Nous avons vu que la taille relative du cerveau n’est pas plus grande et,
pour le tractus intestinal, celui des hommes actuels ne diffère guère de celui des autres frugivores-
omnivores actuels, et il devait en être de même pour les Homo ergaster.
Dans l’état actuel de nos connaissances, un accroissement notable de la taille relative du cerveau se
manifeste vers 700.000 ans. Les hommes, devenus des Homo erectus en Asie orientale et des Homo
heidelbergensis en Afrique, en Europe et en Asie occidentale maîtrisent mieux le feu et ont
certainement recours à la cuisson de leurs aliments. Ils cuisent la viande, évidemment – présence
systématique d’ossement d’animaux brisés et portant des traces de feu- et, aspect tant négligé
jusqu’à présent, des végétaux. La cuisson de tubercules ou de toute nourriture végétale contenant de
l’amidon rend ce sucre plus digeste et plus assimilable pour l’organisme. Les dépenses d’énergie
liées à la mastication et à la digestion s’en trouvent considérablement réduites, ce qui autorise le
développement comme le fonctionnement d’un cerveau relativement plus développé. Rappelons
que pour notre espèce Homo sapiens, le cerveau ne représente que 2 % de notre masse corporelle
alors que son fonctionnement mobilise 20 % de notre métabolisme journalier, un pourcentage qu’il
faut tripler pour les nouveau-nés et qui décroît au cours de la croissance. Avoir un gros cerveau a un
coût écologique considérable qui souligne l’importance du régime alimentaire dans l’évolution du
genre Homo.
L’image d’Epinal de l’homme des cavernes est celle d’une brute à demi affamée attendant un gibier
improbable dans un paysage glaciaire désespérant. Il vit seul ou en compagnie d’une femme peinant
à nourrir une progéniture au destin bien fragile. Les hommes survivront grâce à leur génie et à leurs
industries, notamment grâce à l’invention de l’agriculture. C’est le schéma imposé à la préhistoire
par l’idéologie du progrès du XIXème siècle qui domine encore fortement dans nos représentations
collectives.
Une autre image, fort contestée, est celle d’une vie préhistorique proche de celle des peuples
traditionnels actuels, faite de chasse, de cueillette et de nomadisme ; un "âge de pierre et
d’abondance" d’après le livre de Marshall Salhins après la mouvance hippie des années 1970 et à
l’époque où émerge la conscience écologique moderne.
Ces deux conceptions de la préhistoire reprennent l’opposition séculaire entre deux types
d’humanités des origines représentées respectivement par les philosophes Hobbes et Rousseau :
d’un côté la vision de l’homme confronté à une nature hostile ; de l’autre le bon sauvage en son
paradis pas encore perdu. Aucune de ces deux visions, presque caricaturales et fruit de leurs
époques respectives, ne reproduit ce que nous savons de la vie des hommes de Neandertal et de
Cro-Magnon.
Les hommes Neandertal ou Homo neandertahlensis évoluent dans l’Europe des âges glaciaires. Ce
sont les hommes des latitudes septentrionales dont les aires d’occupation fluctuent au gré des
changements climatiques. Les sites archéologiques, fort nombreux, livrent des foyers entourés de
nombreux ossements d’animaux, ce qui alimente l’idée d’un régime très carné, ce qu’attestent par
ailleurs des analyses isotopiques Sr/Ca. Mais peut-il en être autrement pour des populations
humaines vivant dans des habitats marqués par de fortes différences saisonnières et relativement
froids ? Les peuples traditionnels actuels vivant près du cercle arctique ont, eux aussi, un régime
carné obligé. Sous les hautes latitudes comme dans des environnements froids, l’essentiel des
ressources est d’origine animale.
Il convient de nuancer ce tableau en considérant que l’Europe des temps glaciaires ne se compare
pas avec les régions arctiques actuelles en raison d’une grande différence de latitude. La période
d’été était donc bien plus longue, avec une production plus importante de nourritures végétales. De
même pour l’accès à l’eau douce, un vrai souci pour les populations circum-arctiques (la digestion
de la viande produit des urées en grande quantité et, à cause de cela, les Inuits, par exemple, se
montrent très précautionneux quant à la qualité de l’eau). D’autre part, des populations
néandertaliennes vivaient dans des pays méditerranéens aux climats plus doux. En Espagne, l’étude
de l’usure dentaire indique une consommation importante de poissons fumés, certainement du
saumon, fort abondant lorsqu’il remonte les rivières. Plus largement, les techniques de conservation
de la viande par le fumage sont avérées depuis au moins 160 000 ans, chez les ancêtres directs des
Néandertaliens, d’après les fouilles de la grotte du Lazaret dans le sud de la France. Ces quelques
observations suffisent à dépeindre des Néandertaliens avec des régimes alimentaires incluant un
apport très important de viande bien que diversifié au fil des saisons et selon la diversité de leurs
habitats.
Quant aux régimes des hommes de Cro-Magnon, des populations de notre espèce Homo sapiens, ils
présentent certainement une diversité encore plus marquée de régimes de type omnivores. Leurs
origines sont africaines et, depuis ce continent, se sont répandues dans tout l’Ancien Monde –
Afrique, Asie, Europe – et, très vite, vers les Nouveaux Mondes – Australie, Amériques, Océanie –.
Sans aucun doute, leurs capacités à chasser toutes sortes de proies, notamment grâce à l’invention
d’armes de jets, et d’exploiter les ressources aquatiques à l’aide de leurs harpons et de leurs foënes
en tous genres leur a permis de s’installer dans une diversité de biotopes comme aucune autre
espèce de mammifère. La véritable difficulté concerne la quête de nouvelles nourritures végétales et
dans leur préparation. Un dur apprentissage qui se fonde sur des choix alimentaires, sachant que
nombre d’essais se sont soldés par l’intoxication et la mort. C’est ce que Claude Fishler appelle "le
paradoxe de l’omnivore". Contrairement aux singes folivores si rapidement décrits en ouverture de
cette contribution, les hommes comme les autres espèces omnivores généralistes ne sont pas passés
par des stades drastiques de l’évolution ayant sélectionné les capacités de discriminer les nourritures
végétales selon leur toxicité, notamment au niveau du goût. D’où l’importance des traditions et des
cultures, que ce soit chez les chimpanzés, les hommes et tous leurs ancêtres.
L’étude de l’évolution du régime alimentaire montre combien les sciences humaines se sont égarées
en pensant que nos aptitudes culturelles nous avaient affranchies des sévices de la sélection
naturelle. En fait, la sélection naturelle a éliminé des populations humaines qui ont fait de mauvais
choix, que ce soit par nécessité, plaisir ou curiosité. La soi-disant "sagesse" des régimes
alimentaires ancestraux n’a rien à voir avec un savoir induit de ce qui est bon pour l’organisme. Les
populations humaines qui ont fait les bons choix empiriques ont perduré ; les autres ont disparu.
Cela s’appelle la co-évolution. Le fait que les plats traditionnels cuisinés dans les grands foyers de
l’invention de l’agriculture – Proche-Orient, Asie de l’est et Amérique centrale – contiennent par la
combinaison invariable des aliments végétaux tous les acides aminés essentiels n’a rien à voir avec
une pré-science de nos ancêtres. Contrairement à une conception aussi progressiste que simpliste de
l’histoire de l’humanité, le Néolithique se caractérise par une diminution dramatique de la diversité
des aliments avec son cortège de famines et de déficiences nutritives. Le passage de la Préhistoire à
l’Histoire entraîne de grands bouleversements pour notre nutrition. La co-évolution a modifié la
physiologie de diverses populations humaines, comme la tolérance pour le lait (lactase) ce qui, il
n’y a pas si longtemps, provoqua des tragédies dans le cadre d’actions humanitaires auprès de
populations ayant eu une autre co-évolution.
De nos jours, et en dépit des avancées scientifiques considérables dans les sciences de la nutrition,
on ne cesse de dénoncer les déséquilibres alimentaires et nutritionnels qui frappent presque toutes
les populations humaines. On le comprend pour les populations démunies du fait de l’appétit
égoïste des nantis ; mais c’est un autre constat chez les populations les plus nanties, confrontées à
ce paradoxe de l’omnivore avec toutes les conséquences annoncées et déjà observées. L’évolution
continue, notamment la co-évolution, sauf que cette fois ce n’est pas la qualité des nourritures qui
sélectionne, mais bien l’absence de culture. Les progrès des sciences de la nutrition se heurtent à
l’absence d’une appréciation pertinente de ces aspects culturels et évolutifs. Car si la science nous
dit ce qu’il faut manger pour vivre, elle néglige encore trop que pour bien vivre il faut bien manger
et que cela se partage avec les autres et avec du temps.
Références
Pascal Picq - Imaginez quand les grands singes s’invitent à la table des hommes. In Jean-Jacques
Boutaud (dir.) : L’Imaginaire de la Table. L’Harmattan, 2004.
Claude Marcel-Hladik et Pascal Picq - Au bon goût des singes. In Pascal Picq et Yves Coppens
(dirs.) : Aux Origines de l’Humanité II – Le Propre de l’Homme. Fayard, 2001.
DEBAT
Patrick Pasquet
Merci, Pascal, pour avoir résumé aussi rapidement quelque six millions d’histoire alimentaire.
Pascal Picq
En fait, les singes mangent très peu de poisson, en dehors de quelques singes comme certains
macaques crabiers. Le poisson est rare dans les habitats des singes ! Du côté de l’archéologie
préhistorique, les plus anciens vestiges remontent à environ 2 millions d’années en Afrique. Quand
les rivières s’assèchent, les poissons chats, qui sont énormes, sont piégés et l’on a retrouvé quelques
traces archéologiques, mais l’arête de poisson ne se conserve pas très bien. Il s’agit de festins aussi
opportunistes qu’occasionnels. C’est tout de même curieux cette idée des origines aquatiques de
l’homme. Nos ancêtres se seraient mis debout parce qu’ils étaient dans l’eau pour chercher des
poissons. Donc la bipédie viendrait de l’eau, ce qui me fait plutôt rire. Non, la bipédie vient tout
droit des arbres et il n’y a pas de poisson dans les arbres. Nous savons très bien que le poisson et les
oméga 3 ont un effet bénéfique sur le cholestérol, mais c’est autre chose. Pour des périodes plus
récentes, moins de 100.000 ans, nous avons des traces d’usure, par exemple, sur des dents de
mandibules d’hommes de Neandertal qui nous viennent d’Espagne et qui montrent qu’ils
mangeaient des poissons fumés ou séchés. Comme le dit Patrick Pasquet, aborder six millions
d’années signifie des milliers d’études sur la morphologie dentaire, la biochimie, l’éthologie etc, je
n’ai pu que donner un résumé incomplet. Les hommes ont donc mangé du poisson, mais les
hommes de cette époque étaient déjà partout, ils avaient déjà un gros cerveau et le poisson n’a pas
dû être un élément essentiel, moins que la cuisson des végétaux par exemple.
Pascal Picq
C’est une question considérable dans le cadre de l’évolution de l’homme, la seule espèce de singe
capable de s’adapter à divers habitats hors de la bande des tropiques grâce à l’accès à un large
spectre de ressources alimentaires. En effet, dans les forêts tropicales il est impossible de conserver.
Je vais citer une des études les plus récentes qui a été évoquée dans le Monde il y a trois semaines à
propos des fouilles du Lazaret, du côté de Nice. L’équipe du Professeur Henri de Lumeley a montré
que dans cette grotte du Lazaret, les hommes se sont arrêtés pendant quinze jours ou trois semaines
durant l’automne, d’après la reconstitution du sol de l’habitat, et l’un des foyers a été alimenté par
des végétaux, notamment des algues ou certaines herbes, retrouvés d’après les pollens, qui ne
produisent pas beaucoup de chaleur au moment de la combustion mais beaucoup de fumée. Il y a
160 000 ans, des groupes d’hommes étaient donc capables de monter des expéditions pour abattre
un assez grand nombre de proies et de les conserver par fumage. Le sel est arrivé beaucoup plus
tard et les épices n'ont joué un rôle considérable que très récemment ; à l’échelle de l’évolution de
l’homme. La conservation de la viande de porc grâce aux épices a contribué à l’essor de l’Occident
après le moyen âge. Le sucre également, qui est issu des apothicaires. Je rappelle que Nostradamus
a été le premier à concocter des recettes à base de sucre, et le sucre a permis de conserver les fruits,
de faire des confitures etc. Mais c’est très récent.
Le fumage est sans doute la technique la plus ancienne, avec le séchage au soleil qui, quant à lui, ne
laisse aucun vestige archéologique. J’ai parlé tout à l’heure de l’homme de Neandertal et de l’usage
du poisson fumé, mais il s’agit de périodes un peu plus récentes que celle du Lazaret. Dans l’état
actuel des choses, c’est 160 000 ans. En ce qui concerne les âges glaciaires, on peut imaginer,
comme le font les Inuits, la conservation dans le permafrost, mais une fois de plus cela ne concerne
qu’une petite partie de la population et nous n’en avons aucune preuve dans l’état actuel des
connaissances.
Pascal Picq
C’est une très bonne question à laquelle je ne peux pas répondre. Je ne sais même pas s’il existe des
études à ce sujet.
Patrick Pasquet
En tout cas, Marcel Hladik a fait quelques calculs sur plusieurs espèces de primate frugivore et il a
démontré que 40 % des apports caloriques de l’alimentation des singes frugivores provenaient des
sucres simples.
Pascal Picq
Mais en ce qui concerne les jeunes, nous ne le savons pas. Ces apports en sucre sont tout à fait
considérables. Les singes d’une manière générale sont d’ailleurs très actifs socialement. La
corrélation avec la taille du cerveau est importante. Plus les groupes sociaux sont complexes, plus la
taille du cerveau est relativement importante. Ces régimes très riches, basés sur des nourritures de
très bonne qualité nutritive participent également d’une vie sociale. Donc les deux sont
indissociables. On a affaire à la mise en place de systèmes appelés auto-catalytiques.
PLASTICITE NUTRITIONNELLE :
LES RESSOURCES DE L'ADAPTATION
ENTRE PENURIE ET ABONDANCE
Xavier Leverve
Je vais prendre un angle de vue totalement différent, mais l’objet de notre intérêt sera le même,
c'est-à-dire la plasticité métabolique ou l’adaptation à différentes situations, qu’elles soient
géographiques ou évolutives dans le temps. Je commencerai par un constat très simple que chacun
de nous peut faire. L’espèce humaine est capable de vivre dans des conditions extrêmement
différentes du point de vue climatique et du point de vue de l’approvisionnement nutritionnel. Je
prendrai deux exemples totalement opposés qui me paraissent tout à fait intéressants. Sur terre
certaines espèces comme les Inuits vivent à certains moments de l’année avec un régime
exclusivement constitué de graisses et de protéines, la base du régime sur plusieurs mois étant
uniquement constituée de chair et de graisse. Dans le même temps, à un autre endroit de la planète,
il existe des individus, en particulier dans les pays asiatiques, vivant avec un niveau calorique
beaucoup plus faible, et un régime essentiellement constitué de riz ou de dérivés végétaux et dans
lequel les apports de protéines et de lipides sont extrêmement faibles. Au bout du compte, avec les
nombreuses années d’évolution, on constate dans les deux cas une adaptation tout à fait manifeste,
c’est la plasticité métabolique.
Il y a donc plusieurs manières de répondre à la même question, à savoir que la finalité métabolique
permet la croissance et l’entretien. Je n’ai pas résisté au plaisir de vous faire part d’un certain
nombre de contradictions apparentes illustrant tout à fait bien les propos de Jean-Paul Laplace et de
Pascal Picq autour du caractère un peu illusoire, voire même un peu naïf de certains comportements
alimentaires plus dogmatiques que scientifiques. La figure ci-dessous fait la relation entre la
restriction calorique et la longévité. Ce travail est fait sur la souris, mais a été reproduit sur d’autres
espèces. Nous avons ici une courbe actuarielle de survie qui évalue le nombre d’individus
survivants par rapport au temps. Si l’on prend la population de ces souris et que l’on commence par
la courbe (◆) représentant les souris nourries ad libitum, l’espérance de vie maximale est de l’ordre
de trente-quatre mois, et la médiane est aux alentours de vingt-deux mois. On constate que plus on
restreint les souris, plus leur longévité augmente, non pas simplement la médiane qui pourrait être
liée à un certain nombre d’événements pathologiques intercurrents qui ne surviennent pas, mais
également la longévité maximale qui est capable de doubler. D’après ces résultats très clairs, plus
on impose une restriction calorique, plus on augmente la survie.
Dans le deuxième exemple ci-dessous, il s’agit cette fois d’une comparaison entre des rats obèses et
des rats minces. Les rats, comme la plupart des rongeurs, ne tolèrent pas très bien le jeûne et l’on
constate sur la courbe noire que les rats normaux survivent une dizaine de jours environ en situation
de restriction complète, alors que la même espèce dans sa version obèse est capable de survivre
quatre-vingts jours, autrement dit près de dix fois plus.
Dans un cas, plus on restreint les calories et plus l’animal vit longtemps, dans l’autre plus il est
obèse, plus il a stocké des calories et plus il vit longtemps. La seule différence, c’est bien entendu
l’environnement. Pourquoi la souris n’a-t-elle pas pris cette option naturellement ? Parce que cela
ne marche bien que si elle est dans une cage et qu’on lui donne à manger régulièrement, mais si elle
doit courir devant le chat ou chercher sa nourriture, il est évident que ce n’est pas la solution
choisie. De la même façon, le rat vit plus longtemps uniquement parce qu’on le met en situation de
jeûne prolongé et plus le stockage a été important, plus il prolongera la survie dans des conditions
de restriction calorique. Mais si on enlève l’environnement, on peut dire exactement le contraire.
Un autre substrat métabolique très intéressant est l’oxygène. Au tout début, l’oxygène n’existait pas
sur terre ou seulement à l’état de trace, et la vie initiale était une vie strictement anaérobie.
L’oxygène est en fait le déchet métabolique des plantes qui s'est accumulé au fur et à mesure il y a
environ deux milliards et demie d’années. De fait, toutes les espèces vivantes existant à l’époque
ont été confrontées à l’apparition d’un nouveau toxique substrat effroyable, à savoir l’oxygène, et
les paléontologues font un lien entre l’apparition de cet oxygène et la disparition de nombreuses
espèces. Toujours est-il que l’oxygène qui nous est si utile est en même temps extrêmement
dangereux et c’est ce que je vais illustrer ici. Il s’agit cette fois de travaux sur les mouches.
Oxygène et longévité
Si on prend la courbe blanche du milieu, on constate que la longévité maximale des mouches est de
quarante jours et que la moitié de celles-ci est morte en vingt jours. Si l’on regarde maintenant la
courbe à gauche, lorsque les mouches sont placées dans de l’oxygène pur, leur longévité est
considérablement réduite puisqu’il existe une confusion entre la médiane et la maximale et qu’elles
sont toutes mortes en dix jours. Puis sur la courbe de droite, on commence par placer des mouches
trois jours dans de l’oxygène pur, puis on les remet dans l’air normal ensuite, et s’opère alors un
déplacement vers la droite, avec une augmentation de la longévité médiane et surtout maximale.
Les mêmes auteurs se sont amusés à faire travailler les mouches, c'est-à-dire à leur faire faire de
l’exercice en les contraignant à vivre soit dans un espace tout petit, soit au contraire dans un gros
bocal.
Source : Agarwal & Sohal, Proc Nat Acad Sci USA, 1994
Ce que l’on appelle ici HA signifie "high activity", il s’agit des mouches volant dans le grand
bocal ; et LA signifie "low activity", il s’agit des mouches ne volant pas. Là encore, la survie
actuarielle est représentée et il vaut clairement mieux être dans le groupe qui ne fait rien que dans
celui qui travaille beaucoup puisque la longévité est beaucoup plus longue. Je ne dis pas qu’il ne
faut pas faire d’exercice, mais il est possible de démontrer expérimentalement qu’en augmentant la
consommation d’oxygène on réduit la longévité. Les auteurs ont travaillé extrêmement
sérieusement en calculant la consommation d’oxygène par mouche et ils ont pu démontrer que
toutes les mouches consommaient la même quantité d’oxygène, comme si elles étaient
génétiquement conditionnées pour survivre à une quantité donnée de toxiques. Soit elles le
consomment vite et très activement, soit lentement et plus longtemps, ce qui ouvre des perspectives
amusantes.
Comme je l’ai dit, notre métabolisme ancestral a commencé avant l’oxygène, ce qui pose la très
importante question du métabolisme aérobie/anaérobie, et par là de l’équilibre entre sucres et
lipides. La définition de la vie anaérobie est extrêmement simple. Il s’agit d’un système dont les
transductions d’énergie se passent dans une voie métabolique que l’on appelle la glycolyse et dans
cette voie métabolique, la seule manière de faire de l’ATP, c'est de fermenter du glucose en lactate.
Les trois caractéristiques fondamentales de la vie anaérobie, c’est d’avoir le glucose comme substrat
indispensable, sachant qu’aucun autre substrat ne permet de faire de l’ATP sans oxygène, de libérer
du lactate comme déchet métabolique et de ne pas consommer d’oxygène. Ceci m’amène à rentrer
dans le métabolisme et à vous montrer comment la nature a utilisé toutes sortes de subtilités
métaboliques pour jouer d’une opposition entre le stockage et l’utilisation des lipides et des
glucides.
Si on prend l’organisme humain, par exemple – mais n’importe quel mammifère pourrait montrer la
même chose – nous savons tous qu’il y a une partie de la vie non négligeable qui repose sur le
métabolisme énergétique anaérobie. J’ai pris le globule rouge comme exemple de celui-ci. Le
globule rouge est une cellule qui ne contient pas de mitochondrie, c’est la cellule qui contient le
plus d’oxygène, mais qui ne sait pas s’en servir. Les globules rouges ne contenant pas de
mitochondrie, ils sont condamnés à un métabolisme strictement anaérobie, à savoir que la seule
manière de faire de l’ATP est de fermenter du glucose en lactate qui est libéré dans le milieu
extérieur. Nous retrouvons les trois points de ma définition, à savoir que le glucose est le substrat
obligatoire, le lactate est forcément relargué, et il n’y a pas d’oxygène consommé. Mais il s’agit
d’un système anaérobie isolé, c’est le globule rouge dans un tube. In vivo, les choses ne se passent
pas de cette façon, le lactate relargué est pris en charge par le foie à travers une voie métabolique
bien connue des physiologistes appelée la gluconéogenèse, et le foie est parfaitement capable de re-
synthétiser du glucose à partir du lactate. Pour faire cela, le foie utilise de l’énergie qui vient de
l’oxydation des lipides. Et l’on obtient ce que l’on appelle un cycle dit futile, mais qui est tout sauf
futile, c’est le recyclage glucose/lactate autrement appelé cycle de Cori.
Ce sont finalement les mêmes molécules de glucose qui recirculent entre glucose et lactate, mais il
n’y a pas de consommation nette de glucose. En revanche, l’énergie du système provient de
l’oxydation des lipides faite par le foie. Vu sous cet angle, le cycle de Cori est une astuce
métabolique qui fait utiliser des acides gras à des globules rouges alors qu’ils sont incapables de le
faire, et qui utilise même de l’énergie provenant de la respiration sachant, qu’in fine, c’est
l’oxydation hépatique qui fait tourner le cycle de Cori. Les globules (cinq litres de sang et 50%
d’hématocrite) représentent un organe de 2,5 kilos : plus gros qu’un foie. Ce cycle dit futile
représente un réel gaspillage puisqu’en termes quantitatifs, chaque fois qu’un glucose est fermenté
en lactate, il fabrique deux ATP, tandis que pour retourner du lactate au glucose il en consomme
six. Autrement dit, gaspillage important des deux tiers de l’énergie. Mais grâce à lui, on peut utiliser
l’énergie stockée dans le tissu adipeux pour subvenir aux besoins énergétiques des tissus, même
strictement glycolytiques comme le globule rouge.
Il y a bien sûr les conditions climatiques qui imposent certaines adaptations nutritionnelles
importantes. L’un des exemples bien connus est celui des manchots empereurs qui a été très bien
étudié. En effet, cette espèce d’oiseau a choisi au fur et à mesure de l’évolution de se reproduire
dans un milieu extrêmement inhospitalier que sont les banquises glaciaires, vraisemblablement pour
se mettre à distance des prédateurs. Il existe toute une physiologie très particulière qui fait que
l’œuf, une fois pondu, doit être couvé pendant un long délai, et cette charge est dévolue au mâle
qui, de ce fait, reste pendant plusieurs mois face à des températures de - 70 à -80°C et est capable de
supporter cette situation. Ceci passe par des adaptations métaboliques très spéciales.
Cette courbe montre l’évolution de la perte de poids en fonction du jeûne selon que les oiseaux sont
étudiés en hiver ou au printemps. Au printemps, il n’y a pas d’adaptation métabolique, et dès que
l’animal se met à jeûner il perd du poids très rapidement et meurt en une vingtaine de jours. A
l’opposé, en hiver, il accumule beaucoup de graisse, mais, de plus, la pente de décroissance est
beaucoup plus faible. L’oiseau est capable de jeûner beaucoup plus longtemps et il meurt au bout de
cent vingt jours de jeûne environ, ce qui représente une durée considérable. Là encore, il y a
adaptation métabolique pour stocker la graisse et pour l’utiliser de manière optimale.
Si je prends maintenant l’exemple de l’ours. Des films magnifiques montrent que lorsque l’ours est
sur le point d’entrer en phase d’hibernation, donc à l’automne, il doit stocker énormément
d’énergie. La consommation énergétique d’un ours dans cette phase avoisine les neuf à dix mille
Kcal, ce qui est tout à fait considérable. Des films montrent l’ours au milieu de la rivière en train de
pêcher le saumon, mais si l’on regarde attentivement, on se rend compte qu’il ne mange que la tête
du saumon, c’est-à-dire qu’il mange l’élément ayant la plus grande densité énergétique en Kcal par
gramme de tissu, à savoir la cervelle. L’ours consomme des quantités astronomiques de saumon
dont il ne mange que la tête pour avoir le meilleur rapport volume/densité énergétique. Ceci a
également des conséquences métaboliques.
Le fait de devoir maintenir ou pas sa température corporelle de manière endogène est un élément
qui intervient également de manière considérable dans notre équilibre et dans le métabolisme ou la
physiologie énergétique. J’ai pris l’exemple d’un crocodile. Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Le
fait que ce reptile ne fournit pas lui-même l’énergie de son équilibre thermique, mais le trouve dans
l’environnement constitue une "économie" considérable. Un crocodile de soixante-dix kilos peut
vivre largement avec un poulet par semaine parce que ses dépenses énergétiques sont largement
économisées. Inversement, si la température baisse le crocodile s’arrête… mais pas l’Esquimau.
Nous en arrivons à un sujet évoqué déjà à plusieurs reprises, à savoir l’hétérogénéité à l’intérieur de
notre organisme. Nos organes sont très hétérogènes. Il a été rappelé tout à l’heure que le cerveau
représentait 20 % de la dépense énergétique. Si l’on fait la somme du cerveau, du foie, du cœur et
des deux reins, ce qui en termes de masse représente à peine 5 % du poids du corps, ils représentent
60 % de la dépense énergétique. Le cerveau pour maintenir ses potentiels, le cœur pour pomper, le
rein pour réabsorber le sodium et le foie comme machinerie de synthèse. A l’opposé, le tissu
Le travail ci-dessous, réalisé par Roland Favier et publié il y a une dizaine d’années, concerne les
relations entre nature des substrats et métabolisme musculaire. Si on met du lard dans la cage, les
rats le mangent avant tout le reste. Leur appétence pour le gras est considérable. Dans ces
conditions, les rats vont consommer naturellement 80 % de leur dépense énergétique sous forme de
gras et cela aussi longtemps que du gras leur est donné. L’objet est donc d’entraîner ces rats à
manger du gras et à faire de l’activité physique. Les colonnes en blanc correspondent aux rats
nourris avec un régime normal (je rappelle qu’un rat normal mange 5 % de graisse) et les colonnes
en noir les rats HFD qui consomment 80 % de leur dépense énergétique sous forme de graisse. On a
en abscisse le temps durant lequel les rats sont capables de courir.
Endurance à la course
Plus les rats mangent gras, plus ils sont capables de courir longtemps, et c'est aussi vrai pour
l’adaptation. Autrement dit, pour un exercice soutenu aérobie au long cours, les nutriments
lipidiques représentent un avantage considérable.
Nous arrivons au cœur d’un problème métabolique majeur, à savoir l’équilibre lipides/glucides. Le
tableau ci-dessous représente les équivalents énergétiques des trois grandes familles de substrat que
sont glucides, lipides et protéines.
Nous voyons sur la première ligne surlignée en gris que le glucose est capable de libérer 3,87 Kcal
par gramme de glucose, tandis que les acides gras sont autour de 9,69 Kcal. Autrement dit, il y a
deux fois plus d’énergie par gramme de lipide que par gramme de glucose. Si l’on regarde la ligne
suivante, pour libérer de l’énergie à partir des glucides et des lipides, il faut une combustion, et il
faut le carburant et le comburant, et le comburant en l’occurrence, c’est l’oxygène. En revanche, le
rendement par Kcal par litre d’oxygène est plus élevé pour le glucose. Il y a donc plus de calories
dans un gramme de lipide, mais quand on brûle un litre d’oxygène, on retire plus de calories si on
brûle des glucides que des lipides. Entre ces petites différences, l’organisme joue en permanence
pour chercher quel est le meilleur avantage. Est-ce que c’est celui de la densité énergétique ou celui
du rendement oxydatif ? J’ai choisi de vous monter des exemples in vivo.
Le schéma ci-après concerne une étude sur le cochon où a été mesurée la dépense énergétique du
cœur en faisant varier le travail cardiaque. Plus le cœur travaille, plus il consomme de l’oxygène et
cette consommation est linéaire. Les deux courbes représentent deux situations métaboliques très
différentes. La courbe en blanc représente ce que l’on appelle le système glucose insuline
potassium. On a obligé les cochons à ne brûler quasiment que du glucose en leur donnant des doses
très élevées de glucose et d’insuline. La courbe en noir représente le modèle intralipide héparine
dans lequel, au contraire, on a forcé l’animal à brûler des lipides et non pas des glucides. La courbe
noire est décalée vers le haut : il faut plus d’oxygène pour le même travail.
Il s’agit d’un travail expérimental, mais récemment un physiologiste canadien a démontré quelque
chose de tout à fait remarquable. Nous savons depuis très longtemps que le cœur normal oxyde des
lipides. Physiologiquement, 80 % de l’énergie de notre cœur proviennent de l’oxydation des lipides.
Il a démontré que chez les sherpas vivant à très haute altitude, c'est exactement l’inverse. Ils sont
acclimatés à des conditions pauvres en oxygène et leur cœur brûle 80 % de glucides et seulement
20 % de lipides. Cette plasticité métabolique montre qu’il faut se méfier des dogmes car ce qui est
vrai un jour n’est pas forcément vrai le lendemain, que ce qui est vrai au pôle Nord et en Alaska
n’est pas forcément vrai en Chine.
Il a été fait allusion à la taille du cerveau et au fait que le cerveau représentait pour le nouveau-né
humain et pour l’homme une dépense énergétique considérable. Là encore, l’évolution et la bascule
glucides/lipides ont joué un rôle important. L’être humain à la naissance possède deux
caractéristiques par rapport à tous les mammifères. D’abord, il a le plus gros cerveau, 80 % de la
dépense énergétique d’un nouveau-né à la naissance sert au cerveau. D’autre part, il est le plus gras
de tous les petits mammifères, sachant que le plus maigre de tous est le petit cochon. Le nouveau-né
humain a une sorte "d’assurance vie" constituée par les lipides accumulés pendant le dernier
trimestre de la grossesse. En effet, le fœtus a été en permanence alimenté par le glucose maternel et
le foie de cet organisme n’a donc jamais eu à fabriquer la moindre molécule de glucose. Mais
recevant le glucose maternel, l’insuline est élevée et, de ce fait, il y a en permanence une répression
des gènes, et en particulier du gène-clé responsable de la gluconéogenèse, à savoir la
phosphoénolpyruvate carboxykinase (PEPCK). A la naissance, un nouveau-né humain est donc
incapable de synthétiser du glucose. Néanmoins, le glucose est un substrat essentiel pour son
cerveau. La nature a contourné cet obstacle. Il faut d’abord que la glycémie baisse pour que
l’insuline baisse et pour pouvoir lancer la transcription des enzymes responsables de la
gluconéogenèse. Dans ces conditions, au moment de la naissance, la voie métabolique très
particulière appelée la cétogenèse, à partir du stockage lipidique, permet au nouveau-né humain de
survivre dans ces conditions. Un organe comme le cerveau, très dépendant du glucose, va au
moment de la naissance devoir sa survie au stockage lipidique et à cette voie métabolique très
particulière qu’est la cétogenèse. Un élément intéressant est que, quel qu’ait été le régime de
l’homme préhistorique, un des facteurs très limitants a sans doute été la disponibilité en lipides. Il
existe des besoins essentiels en synthèse d’acides gras, quelles que soient leurs caractéristiques
biochimiques, et puisque l’homme a été un charognard il a sans doute été assez intelligent pour
trouver de la graisse, je pense notamment à la moelle des os ou à la cervelle.
Si l’on mange une tartine beurrée avec de la confiture, c'est la confiture qui va gagner. Tout
simplement parce que l’augmentation de l’insuline liée à l’élévation de la glycémie et à la prise
alimentaire va bloquer l’entrée des acides gras. Autrement dit, tout l’équilibre délicat entre stocker
des lipides, consommer des glucoses, passer de l’un à l’autre, repose entièrement sur une seule
hormone qui est l’insuline et il n’y a rien d’étonnant à ce que dans l’insulino résistance on ait affaire
à des perturbations métaboliques importantes.
Ce qui me conduit à vous parler d’une autre facette de ce que l’on appelle les cycles futiles. La
figure ci-dessus montre ce que l’on appelle un équilibre dynamique. Nous avons de l’albumine dans
le sang circulant, et cette albumine se maintient à une concentration constante, et si elle diminue
c’est que l’on est dénutri ou que l’on souffre d’une insuffisance hépatique. En fait, on défait et refait
de l’albumine strictement identique tous les jours. Nous avons donc un système gaspilleur par
définition qui consiste à défaire et à refaire tous les jours exactement la même molécule d’albumine,
ce qui représente une douzaine de grammes par jour. C’est un cycle futile, c'est-à-dire que l’on
dépense de l’énergie pour le même résultat. Mais il n’est pas si futile que cela car dans la mesure où
nous ne savons pas stocker des acides aminés, notre seule manière de faire une nouvelle protéine est
d’en défaire une ancienne. Par conséquent, plus le système tourne vite et plus nous aurons la
capacité de refabriquer rapidement une nouvelle protéine. Deux scénarios coexistent. Si l’on doit
faire face à une maladie infectieuse aiguë, par exemple, on aura une accélération du turnover
d’albumine, on va la défaire et la refaire de plus en plus vite, ce qui nous coûte très cher, mais nous
permet de réagir extrêmement vite. A l’opposé, en cas de dénutrition par manque de protéine, l’une
des voies d’économie prise par l’organisme est de ralentir le turnover de l’albumine. Ce qui nous
économise de l’énergie, mais s’il faut faire une nouvelle protéine, les choses vont moins vite. Il n’y
a pas un turnover idéal de l’albumine, mais un turnover adapté à une situation physiologique ou
physiopathologique particulière.
Ce qui nous amène à la notion de rendement protéique. Le travail présenté ci-dessous a été fait sur
le chien il y a une dizaine d’années par un physiologiste américain David Elwin.
Lorsque l’on mange des protéines, elles sont dégradées dans le tube digestif en constituants
élémentaires, et on admettra pour la simplicité du schéma que cent pour cent des protéines sont
converties en acides aminés hydrosolubles qui rentrent dans l’organisme par la voie porte car il sont
hydrosolubles. Ces acides aminés vont ensuite traverser le foie pour nourrir l’ensemble des cellules
de l’organisme. Pour son propre métabolisme personnel, le foie, tout petit organe qui représente 2
% du poids du corps, va en prélever 13 % pour ses propres besoins de synthèse protéique. Le foie
est également responsable de la synthèse des protéines circulantes qui représentent un autre 6 %. Et,
pour ses propres besoins de métabolisme protéique, le foie utilise 20 % des acides aminés qui lui
arrivent. Et de façon tout à fait étonnante, pratiquement la moitié des acides aminés est dégradée
sous forme d’urée. Entre ce qui rentre dans l’organisme et ce que voient les cellules, il y a une
différence considérable.
Le foie ne va pas dégrader les acides aminés au hasard, mais les choisir. Ce qui me fait rebondir sur
un des éléments classiques de la valeur biologique d’une protéine, à savoir son équilibre en acides
aminés. Par définition, les protéines animales ont un équilibre idéal, mais les protéines végétales
peuvent être différentes puisque la nature des protéines est différente. L’homme qui a dû s’adapter à
toutes sortes de sources protéiques différentes a bien sûr dû faire face à des qualités de protéines
très différentes, ce qui est majeur car nos cellules peuvent avoir des qualités différentes. Autrement
dit, les acides aminés arrivant aux cellules par voie sanguine ont, eux, une composition
extrêmement rigoureuse. Le foie joue le rôle d’usine de transformation et ces 57 % d’acides aminés
dégradés sont uniquement destinés à dégrader ceux qui, en excès, permettront de reprofiler
exactement le mélange nécessaire aux cellules. Si, entre deux protéines, l’une contient deux fois
moins de méthionine que l’autre, il suffit d’en manger deux fois plus, d’écarter tous les autres
acides aminés pour avoir une protéine optimale. Ce qui amène à la notion très importante de
frottement entre le quantitatif et le qualitatif. On peut parfaitement se débrouiller avec des protéines
pas très bonnes qualitativement, à condition que la quantité soit suffisante, et on peut manger une
quantité très faible d’une bonne protéine, à savoir la viande. C’est là encore une manière de
plasticité métabolique qui permet de jouer sur différents tableaux, simplement il y a un frottement
entre le qualitatif et le quantitatif.
Je terminerai avec l’insulino-résistance. Mon objectif est de vous montrer comment éviter tout
discours et toute pensée un peu simpliste. Pour s’amuser, on peut imaginer que la régulation
glycémique est comme une pièce de théâtre avec des acteurs, des accessoires et différents scénarios.
Les acteurs sont par définition les différents tissus qui seront tous en compétition les uns avec les
autres. On imagine l’organisme comme un tout, et chaque cellule doit travailler en coopération mais
aussi en compétition avec les autres. Une molécule de glucose d’oxygène est la proie du foie, du
rein, du cœur. L’un des grands enjeux de la biologie intégrée moderne est de comprendre quelles
sont les lois qui régissent à la fois ces compétitions et ces coopérations et surtout le rétablissement
permanent de nouvelles priorités. Les acteurs sont donc tous les tissus qui consomment du glucose.
Je les classerai en fonction de trois types de paramètres pour vous montrer que nous sommes
extrêmement hétérogènes face au glucose.
- Le degré de dépendance au glucose :
• Certains tissus, très peu, sont totalement dépendants du glucose. S’il n’y a pas de glucose, ils
s’arrêtent. Ce sont les globules rouges ; tous les tissus transparents (car les mitochondries
contiennent des cytochromes denses à la lumière et si un tissu veut être transparent il ne peut
pas contenir de mitochondrie), par exemple tous les tissus de l’œil, qui sont anaérobies et ne
contiennent pas de mitochondrie ; la médullaire rénale ; les globules blancs.
• Certains organes sont très dépendants, mais pas totalement. Je pense notamment au cerveau. La
baisse brutale de la glycémie entraîne le coma, c’est ce que l’on appelle le coma
hypoglycémique. Mais ce n’est pas inexorable. Au moment de la naissance, le glucose peut
énormément baisser, et les corps cétoniques sont fabriqués à partir des réserves, le cerveau est
parfaitement capable de brûler de la graisse, et c’est ce qui se passe au cours du jeûne prolongé.
Mais il est tout de même très dépendant du glucose. Le cerveau oxyde les quatre cinquièmes du
glucose que nous oxydons.
• Le troisième groupe, ce sont tous les autres tissus qui ne sont que faiblement dépendants du
glucose, qui peuvent l’oxyder mais s’en passer car, ayant des mitochondries, ils peuvent oxyder
les acides gras.
- La sensibilité à l’insuline :
• Les tissus qui dépendent totalement de l’insuline sont le muscle et le tissu adipeux.
• Ceux qui ne dépendent pas de l’insuline sont tous les autres tissus, le foie étant à part car il a un
métabolisme très particulier. Pas d’insuline signifie verrouiller l’entrée du glucose dans le foie
et le tissu adipeux, beaucoup d’insuline signifie forcer l’entrée du glucose dans le foie et le tissu
adipeux.
- La cinétique de transport. Pour être métabolisé, le glucose doit d’abord être transporté puis activé,
et la sensibilité du tissu pour prendre ce glucose et le métaboliser est différente. C’est ce que l’on
appelle l’affinité. On constate que l’on peut diviser les tissus en trois groupes :
• Ceux ayant une très forte affinité, le chef de file et quasiment le seul exemple étant le cerveau.
Son affinité est tellement forte que la moitié de l’activité maximale existe dès 0,1 mg de
glucose, bien en dessous de la glycémie normale. Autrement dit, si une molécule de glucose
circule, c’est le cerveau qui va la prendre, les autres ne la verront pas.
• A l’opposé, certains tissus ont une très faible affinité, qui ne voient le glucose que lorsqu’il est
en grosse quantité, ce sont le foie et les cellules .
• Le dernier groupe est constitué de tous les autres tissus qui vont varier entre une forte et une
faible affinité en fonction de différents éléments.
Les accessoires de la pièce de théâtre sont les effecteurs, éléments dont on découvre de nouvelles
espèces tous les jours et qui sont responsables de l’organisation des priorités entre les différents
tissus : hormones, facteurs de croissance, cytokines, vitamines, médicaments…
Nous en arrivons aux différents scénarios. Même si la glycémie est la même, on ne peut imaginer
que le métabolisme des hydrates de carbone et que l’effet de l’insuline soient les mêmes au cours du
jeûne court, du jeûne long, de la maladie, du sommeil, etc. Vous avez ici un nouvel exemple de
plasticité métabolique qui tourne entièrement autour de l’insuline et du glucose et nous pouvons
être extrêmement divers à la fois entre nos différents tissus, mais aussi par rapport à d’autres
organismes en fonction de différentes situations externes. Ce peut être le mode alimentaire,
l’ensoleillement, toutes sortes de conditions.
Nous possédons des atouts métaboliques extrêmes pour une grande plasticité, mais qui dit plasticité
dit signaux et dit temps d’adaptation. Il nous reste à déchiffrer quels sont les signaux contenus dans
notre alimentation, dans l’environnement, à travers toutes sortes de règles, et ces signaux vont nous
permettre d’utiliser les substrats de manière optimale ou non. Vouloir restreindre l’alimentation aux
nutriments contenus dans les aliments est une idée totalement fausse car tous les signaux qui vont
réguler le niveau d’expression des enzymes et donc l’activité des voies métaboliques joueront un
rôle considérable dans ce que nous ferons de nos nutriments.
DEBAT
Xavier Leverve
Je ne suis pas un grand spécialiste de l’ours blanc… Dans des conditions de froid, la dépendance au
gras de l’ours polaire et toutes les voies métaboliques liées à l’oxydation des lipides sont sans doute
expliquées par leur caractère thermogénique. Quand on dit que le rendement de l’oxygène est
meilleur en brûlant des glucides que des lipides, on dit à l’inverse que l’on produit plus de chaleur
en brûlant des lipides que des glucides. La calorie produite par des lipides, qui servira à faire de
l’ATP ou un travail musculaire, produit un tiers de chaleur en plus que la calorie produite par des
glucides. Et ce pour des raisons mitochondriales. La glycolyse produit du NADH qui passe à travers
les trois complexes de la chaîne respiratoire, alors que la bêta-oxydation produit du FADH2 et un
celui-ci sautant le premier complexe. Autrement dit, pour récupérer de l’énergie nécessaire à faire
de l’ATP, il faut davantage d’oxygène dans un cas que dans l’autre, ce qui veut dire plus de chaleur.
Il est clair que les lipides sont plus thermogéniques que les glucides. Je n’ai pas fait intervenir les
protéines découplantes qui, elles aussi, sont très bien réglées par les acides gras. Le seul parallèle
que je pourrais faire avec le côté gras de l’alimentation de la vie en condition extrêmement froide,
est sans doute lié au fait que l’effet thermogénique est plus grand.
Patrick Pasquet
Dans notre évolution, je pensais que nous étions en tant qu’espèce plus adaptés pour gérer la
pénurie que pour gérer l’abondance.
Xavier Leverve
C’est une très bonne question. L’idée globale est que notre système d’expression ou de choix
d’expression génétique et comportementale fait qu’un certain nombre de caractéristiques
phénotypiques de l’adulte sont sans doute dépendantes de ce qui s'est passé dans les générations
précédentes, autour des phénomènes épigénétiques au moment de la gestation et au cours de la
naissance. Il y a des phénotypes gaspilleurs et des phénotypes épargnants. On manque de données
en ce qui concerne l’homme, mais en ce qui concerne l’animal on connaît ce type de données. Des
travaux très intéressants sur la levure notamment montrent que le caractère gaspillant ou pas
gaspillant est un élément important, mais ce n’est pas le seul. Deux éléments semblent très
importants. D’une part, l’aptitude à gérer l’abondance ; d’autre part, de passer de l’abondance à la
pénurie. Lorsqu’un sucre rentre, il faut qu’il soit transformé en sucre phosphate pour être
métabolisé, ce qui consomme énormément d’ATP et c’est très toxique pour une cellule isolée. Très
tôt dans l’évolution, des systèmes se sont mis en place pour empêcher tout effet délétère de
l’abondance de substrat dans le milieu, en particulier au niveau des levures. Nous voyons bien que
nous avons une hétérogénéité entre individus, mais certains individus sont particulièrement aptes à
gérer l’abondance. A l’opposé, est-ce que ce que nous sommes en train de vivre actuellement n’est
pas simplement une transition nutritionnelle liée, certes, à des modifications de type d’aliments,
mais aussi à l’adaptation d’un phénotype métabolique qui prend du temps, ce qui fait dire à certains
que la réponse à l’obésité est d’attendre que ça passe. Je ne suis pas sûr que ce soit le message à
passer à toutes nos populations obèses, mais du point de vue de gens qui brassent des millions
d’années d’évolution, cela fait sens.
Robert Dantzer
Les réflexions en cours actuellement dans l’unité de Neurobiologie intégrative que je dirige à
Bordeaux concernent la relation entre obésité, inflammation, dépression. Paradoxalement, l’obésité
pourrait représenter un exemple d’adaptation réussie, une adaptation à l’abondance et à la
sédentarité. Nous avons cependant tendance à vouloir en faire le résultat d’une rupture de
l’adaptation qui se situe à trois niveaux :
- La disparition de la quête de nourriture ou la réduction de la quête de nourriture à sa plus simple
expression : rappelez-vous l’économie de la cueillette et tout ce que cela suppose en termes
d’activité physique, mais également en termes de fonctionnement mental, car aller chercher de la
nourriture, c’est déjà avoir une image de l’aliment et, au travers de cette représentation se préparer
à utiliser au mieux cet aliment.
- Une rupture au niveau socioculturel : l’alimentation obéit à des règles, comme cela nous a été
rappelé, mais ces règles sont aussi celles des relations sociales. Dans une famille, le repas
constitue en principe un temps fort des interactions sociales. Mais dans les familles modernes il
n’y a plus d’interaction sociale au moment du repas. Les enfants mangent devant la télévision et
c'est un tête-à-tête dans lequel l’aliment joue un autre rôle que son rôle socioculturel habituel.
- La rupture du goût : auparavant, le goût nous servait à sélectionner les aliments en fonction de
leur valeur nutritive, aujourd’hui il n’a plus qu’une fonction purement hédonique, celle de la
maximisation du plaisir.
Nous pouvons rajouter à ces ruptures les théories du stress en faisant des agressions quotidiennes
auxquelles nous sommes exposés les facteurs responsables d’une orientation métabolique favorisant
l’obésité. Les médiateurs de cette relation entre le stress et l’obésité seraient les fameuses hormones
du stress, c’est-à-dire les hormones de la réaction d’urgence, les catécholamines, et les hormones du
syndrome général d’adaptation, le cortisol. La relation n’est pas à sens unique, du stress vers
l’obésité, puisque la surcharge pondérale peut être également source de stress : stress physique au
sens du poids corporel qu’il faut pouvoir supporter avec les articulations dont nous disposons ;
stress métabolique ; stress psychologique lié à la difficulté que nous avons à nous assumer en tant
qu’obèse dans une société se référant à d’autres schémas corporels.
Mon exposé va s’articuler en quatre parties. Dans un premier temps, ma réflexion portera sur les
notions de stress et d’adaptation, afin de montrer que ces notions mobilisent très fortement les
capacités cognitives : Notre cerveau consomme en effet beaucoup d’énergie pour maintenir l’ordre
dans la représentation que nous avons de notre corps et du monde qui nous entoure. Nous verrons
comment cet ordre est régi par la nécessité de prévoir et de contrôler ce qui nous arrive. J’évoquerai
rapidement comment cette nécessité de prévoir et de contrôler affecte le fonctionnement corporel.
Je montrerai ensuite que prévoir repose sur la mesure du temps subjectif, au sens de Bergson,
laquelle repose sur tout un jeu d’horloges endogènes cérébrales et périphériques. Enfin je terminerai
cet exposé en revenant sur l’obésité.
On ne peut parler du stress sans faire référence au père fondateur de cette notion, Hans Selye. Ses
premiers travaux datent de la fin des années 1930 et ils s’inscrivent dans la tradition de Claude
Bernard. La constance du milieu intérieur qui est la condition même d’une vie libre et indépendante
repose sur l’homéostasie, cet ensemble de processus décrits au début du siècle dernier par le
physiologiste américain Walter Cannon. Selon Selye, chaque fois que nous sommes exposés à un
agent agresseur, un stresseur disent les franglais, l’homéostasie est perturbée et l’organisme doit à
tout prix la rétablir. C’est ce qu’Henri Laborit appelait le diktat de l’homéostasie absolue. Le
rétablissement de l’homéostasie à sa valeur initiale constitue la réaction de stress, laquelle repose
sur les médiateurs du stress dont j’ai déjà parlé. Nous connaissons tous ce stress à la Selye appris à
l’école et nous en gardons encore l’idée en tête au travers de toute la vulgarisation qui a
accompagné l’introduction du concept de stress. Ce stress à la Selye place l’organisme dans un état
de tension consommateur d’énergie au sein d’un monde fini, car l’énergie dont il dispose est
limitée. La pathologie n’est donc pas loin soit que la tension soit excessive soit que l’énergie
d’adaptation soit épuisée.
Cette image évocatrice de vacances pourrait être la métaphore du stress. Imaginons que dans cet
endroit paradisiaque survient tout à coup une tempête mettant à mal le catamaran dont le mouillage
est soumis à la force des vagues, au vent et le poids du bateau. La coque finit par casser non pas
n’importe où mais au niveau du maillon le plus fragile de la chaîne d’ancre. Selye a largement puisé
dans cette métaphore de la chaîne pour faire de la réaction de stress la source de tous nos maux,
c’est-à-dire de toutes les pathologies qui ne peuvent être expliquées par d’autres facteurs.
L’activation prolongée ou répétée de la mécanique du stress aboutit à la pathologie. L’activation
neuro-endocrinienne qui est inscrite dans la réaction de stress débouche sur des altérations
fonctionnelles puis, le temps aidant, sur des altérations structurelles affectant l’organe le plus
fragile au sein de l’organisme. Beaucoup d’autres théories ont été développées pour expliquer
différemment la spécificité d’organe, mais ce qui importe davantage à ce stade de l’exposé est que
la théorie de Selye enferme le sujet dans une logique totalement passive. Le sujet subit ce qui lui
arrive, et il le subit sans rien pouvoir faire d’autre que réagir. En fait, les choses ne se passent pas
du tout de cette façon, en tout cas dans le quotidien. Le sujet est un sujet pensant, actif, sans cesse
en train de formuler des hypothèses sur ce qui lui arrive ou risque de lui arriver, et c’est de cette
manière qu’il vit le stress. Le stress est d’abord psychologique avant d’être métabolique.
C’est certainement Mason, un neuroendocrinologue travaillant dans les années 1960 dans le
laboratoire de recherche de santé des armées aux Etats-Unis, qui a mis le doigt pour la première fois
sur ce qui est véritablement essentiel pour expliquer cette fameuse non-spécificité dont Selye faisait
la caractéristique de la réaction de stress. Selye avait en effet noté que la réaction de l’organisme
reste toujours la même quel que soit l’agent agresseur. Que ce soit le froid, le chaud, la perte d’un
être cher ou une promotion, on observe toujours une réaction de stress, au sens d’une libération de
cortisol parce que selon Selye, il faut bien rétablir l’homéostasie dérangée par ce qui nous arrive.
Mason, en travaillant sur le singe, a montré qu’une agression comme la privation alimentaire
n’entraîne une libération de cortisol que si elle survient dans un contexte de discordance par rapport
aux habitudes des animaux. Un singe seul dans sa cage, privé brutalement de nourriture, alors que
ses congénères, dans les cages voisines, continuent à être nourris normalement, présente une
élévation de cortisol. Mais si au lieu de le priver de nourriture, on lui donne un aliment sans valeur
nutritive, mais ayant exactement les mêmes qualités organoleptiques que l’aliment qu’il recevait
auparavant, il ne présente pas de variation de la cortisolémie. Des expériences de ce type menées
sur l’homme aussi bien que sur l’animal avec différents stresseurs ont amené Mason à proposer que
la non-spécificité de la réaction de stress n’est observée que si le sujet réagit émotionnellement. Les
réactions émotionnelles ne sont pas passives. Les émotions sont des processus mentaux qui
découplent notre réaction face aux événements, et ces processus nous permettent de nous mettre en
situation par rapport à ce qui nous arrive.
La réaction de stress n’est donc pas une simple réaction à la perturbation de l’homéostasie visant à
rétablir ladite homéostasie comme l’avait proposé Selye. C’est l’accompagnement physiologique
d’une réaction émotionnelle à des événements dérangeant mes attentes et nécessitant des mesures
correctrices. Face à ce qui m’arrive, je ne peux rester passif, il faut il faut que je fasse quelque
chose. La réponse neuro-hormonale de stress va accompagner cette action. Pour les psychologues,
notamment Lazarus et Folkman, nous faisons face à ce qui nous arrive par des stratégies
d’ajustement, lesquelles sont accompagnées de réponses neuro-hormonales, pas seulement pour
permettre l’action, mais également pour mieux mémoriser les circonstances de ce qui nous est
arrivé et les résultats de nos actions.
Notre cerveau consomme énormément d’énergie pour établir un véritable filtre entre
l’environnement et nous-mêmes et pour nous permettre de transformer en un monde ordonné le
monde environnant, qui est chaotique au sens où les événements surviennent de façon totalement
indépendante de notre volonté et sans que nous puissions les prévoir. Pour cela, notre cerveau
utilise deux opérations élémentaires :
- La recherche des contingences temporelles entre deux événements pour déterminer lequel précède
l’autre et pouvoir ainsi expliquer celui qui survient après. C’est la base du conditionnement
Pavlovien. J’apprends qu’un stimulus donné (le son d’une cloche) est prédicteur de l’arrivée d’un
autre stimulus (la viande) ou, à l’inverse, qu’un stimulus, quand il survient, signifie que rien
d’autre ne surviendra.
Une illustration de tout cela peut être trouvée dans notre comportement face à la nourriture. Si je
distribue de la nourriture à un rat, soit de façon indépendante de son comportement, c’est-à-dire
dans un monde dans lequel il n’a pas le contrôle, soit de façon dépendante de son comportement,
c’est-à-dire dans un monde dans lequel il a le contrôle, je peux mesurer sa réaction à ce monde en
utilisant comme indicateur la réaction d’analgésie induite par le stress. Face à un événement
perturbateur, le seuil de sensibilité à la douleur augmente, ce qui peut être mesuré par la latence de
la réaction de retrait de la queue à la sensation de brûlure induite par la chaleur.
Le schéma de gauche représente ce qui survient chez des rats affamés exposés à une distribution de
nourriture survenant de façon aléatoire et précédée ou non d’un signal avertisseur. La courbe en
trait plein reliant les cercles noirs représente la latence mesurée avant le début de la séance. La
courbe en pointillés reliant les cercles vides représente la latence mesurée à la fin de la séance de
trente minutes. Chez les animaux exposés à de la nourriture non prévisible, qui n’ont pas de signal
avertisseur et qui ne peuvent que consommer la nourriture quand elle arrive ("yoked group"), il y a
manifestement une réaction de stress puisque la latence augmente entre le début et la fin de la
séance. Cette variation n’est pas retrouvée chez les animaux exposés à un monde prévisible. Et si ce
monde prévisible, illustré par le schéma du haut, est rendu imprévisible en supprimant le signal
avertisseur, on va retrouver exactement le même mode réactionnel que chez les animaux soumis au
monde imprévisible et vice-versa. Ces expériences nous montrent que ce qui est perturbant dans
l’environnement, c’est ce qui est en désaccord par rapport à nos attentes.
La prévision et le contrôle sont reflétés dans le fonctionnement cérébral et métabolique. J’ai dit tout
à l’heure que prévoir et contrôler permet de maximiser le plaisir. On fait souvent du système
dopaminergique central la base neuronale de la récompense. En fait, c'est beaucoup plus complexe.
Pour comprendre comment la récompense est codée dans le fonctionnement cérébral, il faut la
décomposer en un certain nombre de dimensions élémentaires, que Pascal Picq a évoquées tout à
l’heure lorsqu’il nous a parlé de la façon de gérer notre alimentation.
Ces dimensions sont (1) l’affect, qui correspond à ce que j’aime ou n’aime pas, et qui est codé par
des structures dopaminergiques et gabaergiques représentées en vert dans le cerveau ; (2) le vouloir,
ce que j’ai appelé tout à l’heure la motivation, la motivation vis-à-vis de quelque chose que je
recherche et dont les structures neuronales sont représentées en jaune ; (3) la dimension cognitive,
qui correspond à savoir ce que je veux et que j’espère être bon, dont la base neuronale est
représentée ici en bleu, et qui se situe à un niveau d’organisation cérébrale beaucoup plus élaborée,
à savoir le cortex préfrontal très important dans l’élaboration du temps et le cortex insulaire.
Vous avez ici une très belle illustration de cette fonction du système dopaminergique réalisée à
partir d’expériences d’électrophysiologie chez le singe. En bref, le singe est entraîné à répondre à
un signal, qui en A est toujours associé à la nourriture qui survient à sa cessation, et qui en C n’est
jamais associé à la nourriture. Dans les deux cas, la certitude de l’arrivée ou de la non arrivée de la
nourriture est totale. Quand le signal A arrive, le singe est sûr qu’il va recevoir de la nourriture,
alors qu’avec C il est sûr qu’il ne va pas en recevoir. Quand le signal B survient, la probabilité de
distribution de la nourriture n’est plus que d’une fois sur deux. Au travers de ces trois types de
situation, l’expérimentateur fait varier la probabilité d’arrivée d’une récompense et donc la
certitude que peut former le singe de l’arrivée de ce qui va se passer. Dans la situation totalement
prévisible, les neurones dopaminergiques répondent soit à l’arrivée A, soit à la fin du signal C. En
revanche, quand le signal B survient, la décharge des neurones dopaminergiques est moindre et
juste avant la fin du signal, quand la nourriture risque d’arriver, il y a une augmentation graduelle
de la décharge des neurones dopaminergiques, un peu comme s’ils anticipaient ce qui va se
produire. Sur la base de ces expériences, les chercheurs ont conclu que les neurones
dopaminergiques codent non pas la récompense en tant que telle mais notre possibilité de prévoir le
déroulement des événements.
Au niveau neuroendocrinien, le fonctionnement des hormones du stress est très sensible aux
facteurs de prévision et de contrôle. Cela peut être illustré par une expérience très simple, réalisée
par Coover et collaborateurs (1979) sur des rats recevant leur eau de boisson soit de façon continue
ad libitum, soit de façon limitée dans le temps, à un moment aléatoire entre 8 heures et 12 heures,
ou à heure fixe, à 12 heures.
Les résultats montrent que les concentrations de la corticostérone plasmatique des rats qui reçoivent
l’eau de façon aléatoire ou de façon désynchronisée par rapport à la situation ad libitum sont plus
élevées que celles des rats ayant l’eau disponible ad lib. Mais ces concentrations restent dans la
gamme normale de variation. De plus, l’augmentation est graduelle chez les animaux qui attendent
l’eau à 12 heures, ce qui montre qu’ils sont capables d’anticiper un événement arrivant tous les
jours à la même heure alors que les rats qui ne peuvent déterminer quand l’eau sera distribuée
puisque cela peut arriver à n’importe moment entre 8 heures et 12 heures, ont des concentrations
plasmatiques de corticostérone qui restent élevées tout au long de la période d’incertitude. Mais
quand l’eau est enfin distribuée la corticostérone plasmatique va chuter. Le fonctionnement du
système hypothalamo-hypophyso-surrénalien, qui correspond au système mobilisé par le stress à la
Selye varie donc suivant la probabilité qu’a un événement attendu de se produire.
Dans l’expérience dont les résultats sont représentés sur le schéma, la nourriture est disponible une
fois par jour, entre 12 et 14 heures. Quelle que soit la variable comportementale ou physiologique
prise en compte, que ce soit le comportement mesuré au travers de la prise d’eau de ces animaux,
les acides gras libres plasmatiques, le glycogène hépatique, la corticostéronémie, le glucagon ou
l’insuline, il est clair que les animaux sont capables d’anticiper à quel moment va survenir la
nourriture. Au plan comportemental comme au plan physiologique et métabolique, ce que l’on
observe est le résultat non pas de l’ingestion de l’aliment, mais de l’interaction entre l’anticipation
de la distribution de l’aliment et l’effet métabolique de l’aliment lui-même. Dans l’attente de la
distribution de nourriture, l’animal est en état catabolique. L’arrivée de la nourriture et son
ingestion lui permettent de passer en anabolisme.
Tous ces phénomènes sont rythmés par un certain nombre d’horloges situées dans le corps. Il ne
s’agit pas uniquement de l’horloge cérébrale située dans le noyau suprachiasmatique, mais
également des horloges périphériques, et en particulier de l’horloge hépatique. La figure représente
les résultats généralisés à l’homme d’une très belle expérience réalisée dans les années 2001-2002
sur la souris. Les chercheurs ont couplé un des gènes de l’horloge, le gène Per, à un système
révélateur représenté par une enzyme, la luciférase, si bien que lorsque Per est activé, l’activité de
la luciférase est augmentée, laquelle va être révélée par un substrat photosensible. On peut donc
suivre en temps réel les variations d’activité des horloges aussi bien in vivo qu’in vitro. Ce qui est
représenté en haut à gauche est le suprachiasmatique, cette horloge située dans l’hypothalamus et
qui est disséquée pour être placée dans un système in vitro. L’horloge bat de façon régulière toutes
les vingt-quatre heures, même en l’absence du synchronisateur que représente l’influx lumineux qui
lui parvient normalement par les nerfs reliant la rétine au noyau suprachiasmatique. On retrouve
d’autres horloges au niveau du foie et du poumon, et elles sont en avance de phase par rapport à
celle du noyau suprachiasmatique.
Le noyau suprachiasmatique contient l’horloge centrale qui va imposer son rythme au reste de
l’organisme et permettre la synchronisation entre ce qui se passe dans le cerveau et ce qui se passe
dans le reste du corps. Ce noyau communique avec le reste du cerveau et avec le corps par
l’intermédiaire de facteurs solubles. En prenant des noyaux suprachiasmatiques d’animaux
entraînés suivant un rythme circadien donné et en les greffant sur des animaux ayant subi une lésion
de leur propre noyau suprachiasmatique, on s’aperçoit que le rythme circadien des animaux greffés
est celui du donneur et non pas celui du receveur. L’identité moléculaire de ces facteurs de
synchronisation n’était pas connue jusqu’à présent et elle n’a été identifiée que très récemment.
C'est d’une part le TGF alpha, qui est un facteur de croissance ubiquitaire présent en grande
quantité dans le suprachiasmatique mais aussi dans un certain nombre d’organes, et d’autre part la
prokinéticine-2, qui est un facteur de croissance angiogénique. Ces deux facteurs, chez le rat
comme chez le cobaye, jouent le rôle de signaux de "stop" et permettent à l’organisme de passer de
la situation d’activité à la situation de repos. Lorsque l’organisme est soumis à l’influence de ces
facteurs, l’activité physique et la prise de nourriture cessent immédiatement.
J’ai essayé de montrer jusqu’à présent que les dimensions élémentaires de prévision et de contrôle
qui sont à l’origine de la représentation que nous avons du monde ont une influence profonde sur le
fonctionnement cérébral et métabolique, au travers de tout un jeu de neurotransmetteurs et
d’hormones rythmé par des horloges synchronisées entre elles.
Que se passe-t-il au cours de l’obésité et à quel niveau se situe la rupture d’adaptation ? Je vais
répondre à cette question en me plaçant à un niveau très psycho-biologique.
La figure ci-dessus, empruntée à Berthoud, résume l’idée que se font les physiologistes de l’obésité,
avec ce qui relève de la régulation habituelle de la prise de nourriture lorsqu’il y a dépense
énergétique et ce qui relève de la régulation non homéostatique liée aux habitudes alimentaires, à
l’environnement et à la surabondance d’aliments jouant sur le goût. Cela ne suffit cependant pas
entièrement à expliquer l’obésité, car il manque entre autres la dimension de compulsion. La
compulsion affecte le système neurochimique qui code le vouloir dans le cerveau et que l’on
retrouve dans l’addiction pour toutes les drogues. Ceci explique le rapprochement que l’on fait
parfois entre le comportement alimentaire des personnes obèses et les conduites addictives.
L’addiction ne devient possible que dans la mesure où le système dit de récompense, qui sert
normalement à organiser la séquence de recherche et d’assimilation de l’objet attendu va devenir
sensibilisé et fonctionner à un niveau beaucoup plus élevé que normalement.
Le deuxième élément important se situe au niveau périphérique. C’est le tissu adipeux. Les
adipocytes prolifèrent et stockent de plus en plus de lipides au fur et à mesure que l’obésité
s’installe. Deux études majeures publiées entre 2001 et 2003 (Wellen et Hotamisligil, 2003) sur des
modèles de souris obèses génétiquement ou rendues obèses au travers de l’alimentation qui leur est
fournie montrent que cette transformation des adipocytes, au fur et à mesure de la prise de poids,
est accompagnée d’un envahissement du tissu adipeux par des macrophages. Ces macrophages ne
correspondent pas à des pré-adipocytes qui se transforment en macrophages, même si cette
conversion est possible, mais ils correspondent à l’envahissement du tissu adipeux par des cellules
myéloïdes provenant de la moelle osseuse, ce qui va conférer à ce tissu adipeux des propriétés
inflammatoires. Le tissu adipeux est capable de produire des cytokines comme le facteur de nécrose
tumorale alpha et l’interleukine-6 mais également des cytokines d’origine macrophagique qui vont
contribuer à créer une véritable inflammation à bas bruit. De ce fait, dans l’obésité tout comme dans
d’autres pathologies organiques comme l’athérosclérose, on s’oriente de plus en plus vers
l’inflammation en tant que facteur important dans la physiopathologie des troubles associés.
L’inflammation périphérique est en particulier à l’origine de la résistance périphérique à l’insuline
et du diabète de type II au travers des interactions négatives entre la voie de signalisation du TNF
alpha et la voie de signalisation de l’insuline.
Mais cette inflammation périphérique a également une contrepartie au niveau cérébral. Dans un
contexte d’inflammation périphérique, le cerveau bâtit une image moléculaire et cellulaire de
l’inflammation. Cet état d’inflammation cérébrale risque fort d’être à l’origine d’un certain nombre
de phénomènes associés à l’obésité et relevant du domaine psychique, voire psychiatrique, à savoir
des troubles de l’humeur et de la cognition. Les mécanismes en cause sont l’altération du
métabolisme du tryptophane (l’inflammation va entraîner une perturbation du métabolisme du
tryptophane avec une baisse de la quantité de tryptophane disponible pour la synthèse de
sérotonine, l’augmentation de la synthèse de kynurénine et d’acide quinolinique qui sont des
substances neuro-toxiques), et l’apparition d’une résistance centrale à l’insuline et aux facteurs de
croissance de type insulinique (IGF). Bien que le cerveau ne soit pas un organe insulino-dépendant,
l’insuline a un effet sur le cerveau. Cette hormone joue un rôle dans la régulation de la prise
alimentaire en agissant comme un frein. Elle module également la cognition et l’humeur dans le
sens positif. Enfin, l’IGF1 agit normalement dans le cerveau comme une cytokine anti-
inflammatoire. Toutes ces régulations sont compromises sous l’effet de l’inflammation.
En résumé, nos capacités d’adaptation reposent sur tout un jeu d’interactions entre le cerveau et le
restant du corps. L’obésité est certainement consécutive à une rupture d’adaptation en termes
nutritionnels, mais elle est également à l’origine d’une profonde rupture d’adaptation en termes
psychobiologiques.
Références
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Berridge KC - Robinson TE, Parsing reward. Trends Neurosci, 2003, 26:507-13.
Coover GD, Heybach JP, Lenz J, Miller JF - Corticosterone "basal levels" and response to ether
anesthesia in rats on a water deprivation regimen. Physiol Behav, 1979, 22:653-6.
Dantzer R - Innate immunity at the forefront of psychoneuroimmunology, Brain Behav Immun,
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Diaz-Munoz M, Vazquez-Martinez O, Aguilar-Roblero R, Escobar C - Anticipatory changes in
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Hastings MH, Reddy AB, Maywood ES - A clockwork web: circadian timing in brain and
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O’Connor J, Satpathy A, Hartman ME, Horvath EM, Kelley KW, Dantzer R, Johson RW, Freund G
- IL-1 -mediated Innate Immunity is Amplified in the db/db Mouse Model of Type 2 Diabetes,
J Immunol, accepté pour publication.
Wellen KE, Hotamisligil GS - Obesity-induced inflammatory changes in adipose tissue, J Clin
Invest, 2003, 112 :1785-8.
DEBAT
Pascal Picq
Vous prenez l’exemple des modèles animaux, mais chaque lignée animale a sa propre évolution, et
il est possible qu’en fonction de leur histoire évolutive les réponses qu’ils apportent soient biaisées.
D’autre part, j’ai déjà entendu des vétérinaires, des physiologistes dire que l’on était sur le registre
de l’animal machine. Sans faire d’anthropomorphisme, c’est-à-dire sans attribuer trop de
compétences aux animaux que j’ai pu croiser, si vous arrivez avec des oranges ou avec des oignons,
l’attente n’est pas la même. Les mécanismes sociaux chez les chimpanzés font que les nourritures
les plus prisées correspondent à une attente en termes de gustation, mais un ensemble d’interactions
vont faire en sorte que l’on va éviter des conflits par rapport à cela. Est-ce que ce que vous
évoquiez en termes de dérèglement, en termes de désaccord entre le cerveau, les horloges interne et
centrale, ne participe pas également d’une bonne nutrition et de ses aspects comportementaux?
Robert Dantzer
En ce qui concerne le premier point, l’animal de laboratoire est devenu un réactif standardisé et les
vétérinaires s’en félicitent volontiers. Pour autant, les comportementalistes n’aiment pas trop cela
car les animaux se voient imposer des conditions de vie extrêmement appauvries. Par exemple,
l’addiction se développe parfaitement chez le rat de laboratoire élevé dans des conditions
standardisées, mais quand l’environnement de l’animal est enrichi il est beaucoup plus difficile de
le rendre dépendant d’une drogue quelconque. Nous avons d’une certaine façon créé chez l’animal
l’équivalent de ce que notre société a tendance à imposer en termes d’environnement monotone à
l’être humain.
En ce qui concerne le second point relatif aux attentes, pendant très longtemps l’animal a été
considéré comme un réactif qui restait, dans la conception de Descartes, l’animal machine. Or on
peut montrer très facilement, même sur un animal de laboratoire vivant dans des conditions
d’environnement appauvries, qu’il est tout à fait capable de formuler des attentes et ce que l’on
observe, en termes comportementaux, de résolution de problèmes et d’apprentissage, correspond à
la formulation de ces attentes.
Patrick Pasquet
Avez-vous entrepris dans votre laboratoire des études sur l’humain avec dosage du cortisol urinaire
en relation avec l’alimentation ?
Robert Dantzer
Tout à fait. Nous prévoyons actuellement, dans la continuité des résultats encourageants que nous
avons obtenus sur la relation entre obésité, inflammation périphérique et inflammation centrale
chez l’animal de laboratoire, d’initier une recherche sur le sujet obèse pour tester la validité de cette
relation possible entre inflammation du tissu adipeux, envahissement des macrophages, et
apparition de troubles de l’humeur et de la cognition, pour étudier si les interventions visant à
réduire le poids ont également des effets parallèles sur l’inflammation, sur l’humeur, et pour
rechercher si les médiateurs sont les mêmes, sachant que nous avons des marqueurs de disponibilité
du tryptophane plasmatique pour la synthèse de sérotonine que l’on peut suivre chez ces personnes.
Bernard Guy-Grand
L’infiltration macrophagique du tissu adipeux disparaît avec la perte de poids en même temps que
l’expression des gènes codant pour les protéines de l’inflammation va être très rapidement
diminuée. Ce n’est probablement pas un facteur primaire : l’école suédoise de Per Bjorntorp a bien
montré le rôle du stress et l’importance de la stimulation de l’axe hypothalamo hypophysaire dans
la prise alimentaire et ses conséquences métaboliques.
Robert Dantzer
Dans le temps qui m’était imparti, je n’ai pas eu la prétention de passer en revue tous les
mécanismes neuroendocriniens et métaboliques en jeu dans l’obésité. Je sais que la relation entre
cortisol et obésité viscérale a été beaucoup plus explorée que le peu que j’en ai présenté dans le
contexte du stress et de l’adaptation.
L’origine de l’agriculture
L’homme n’est pas né agriculteur, mais chasseur-cueilleur, il est devenu agriculteur assez
récemment : il y a moins de 10 000 ans, dans quelques régions du monde peu étendues et très
éloignées les unes des autres, que nous appellerons "foyers d’origine de l’agriculture néolithique",
des villageois sédentaires ont commencé de cultiver des plantes et d’élever des animaux. En ce
temps-là, la terre abritait environ 5 millions d’êtres humains.
Les six foyers d’origine de l’agriculture néolithique, dans lesquels des sociétés de prédation se sont
transformées, d’elles-mêmes, en sociétés d’agriculteurs et ont domestiqué une partie des plantes
cultivées et des animaux encore élevés aujourd’hui, sont situés au sud-ouest et au nord-est de
l’Asie, au centre, au sud et au nord de l’Amérique, et en Nouvelle-Guinée. A partir de ces foyers,
les agriculteurs néolithiques ont ensuite propagé cultures et élevages dans les autres régions du
monde, où ils ont aussi domestiqué d’autres espèces.
En Europe par exemple, ce sont les agriculteurs néolithiques issus du foyer proche-oriental qui ont
propagé pas à pas, jusqu’à l’Atlantique et à la Mer du Nord, les plantes (blé, orge, pois, lin…) et les
animaux (chèvre, mouton, porc, bœuf…) domestiqués dans ce foyer.
Armés de haches de pierre polie, les agriculteurs néolithiques étaient mieux outillés pour défricher
et cultiver une forêt qu’une prairie ou une savane. C’est pourquoi ils ont largement développé les
cultures dans les milieux boisés, tandis qu’ils ont surtout développé les élevages d’herbivores dans
les milieux herbeux.
Ainsi, les cultures sur abattis-brûlis, alternant avec une friche boisée de longue durée, furent
d’abord étendues dans la plupart des régions boisées cultivables de la planète, où elles ont été
perpétuées des milliers d’années, parfois même jusqu’à nos jours (forêts équatoriales). Les
cultivateurs forestiers avaient peu de bétail et ils se nourrissaient principalement des produits des
cultures, accessoirement des produits de la chasse et de l’élevage. Ils pouvaient nourrir jusqu’à
25 personnes par km2. Mais, du fait du développement de la population et de l’outillage métallique,
les défrichements de plus en plus fréquents et intenses ont fini par provoquer un déboisement qui a
rendu impraticable ce type d’agriculture, tout en ouvrant la voie à toutes sortes d’autres agricultures
"post-forestières".
Ainsi encore, les systèmes d’élevage pastoral furent rapidement étendus dans les régions herbeuses
de la planète, où ils ont aussi été perpétués jusqu’à nos jours parfois (rennes de la toundra,
dromadaires et chameaux des régions arides subtropicales, moutons et chèvres des garrigues,
maquis et pelouses méditerranéennes, zébus des steppes et savanes tropicales, lamas et alpacas des
pelouses d’altitude andines… Les éleveurs pastoraux avaient peu de cultures, et se nourrissaient
principalement des produits de leur bétail (lait, viande, sang…). Ils ne pouvaient ainsi subvenir aux
besoins d’une population que très peu dense, de moins de 2 personnes par km2.
Depuis la Haute Antiquité, les grandes vallées des régions arides d’Asie (Mésopotamie, Indus) et
d’Afrique du nord-est (Nil) ont connu une succession de systèmes de cultures de décrue ou
irriguées, basées sur des aménagements hydrauliques d’ampleur croissante. D’un autre côté, les
vallées des régions tropicales humides d’Asie du sud-est furent le théâtre d’une succession de
systèmes hydrorizicoles allant de la simple culture pluviale à la quadruple culture de riz repiqué
dans des casiers endigués, planés et régulièrement approvisionnés en eau grâce à des aménagements
hydrauliques également très importants. Ces systèmes de cultures hydrauliques ont pu supporter des
densités de population de plusieurs centaines d'habitants par km2.
Dans l’Antiquité, le déboisement gagna l’Europe. Faute de cendres et d’humus, les céréales furent
concentrées sur l’ager, où elles alternaient avec une jachère biennale, défrichée à l’araire et
fertilisée par les déjections de nuit du bétail, qui pâturait le jour sur les terres peu fertiles du saltus.
Ces cultivateurs-éleveurs antiques, se nourrissant à la fois de produits végétaux et animaux,
pouvaient subvenir aux besoins de 15 à 20 personnes par km2.
Au début des Temps modernes, les cultures fourragères remplacèrent progressivement la jachère.
Le bétail, le fumier, les rendements et la production doublèrent et, dans les régions les plus fertiles,
les cultures sarclées alimentaires remplacèrent même une partie des jachères. La consommation de
lait, de viande, d’œufs et de légumes de plein champ (pomme de terre, navet chou…) et la
population purent encore augmenter.
fruitière, cultures légumières, forêts…). Les matières premières agricoles, dispersées, sont
désormais rassemblées par le grand commerce, puis transformées et recomposées en produits de
grande consommation par les industries agricoles et alimentaires.
Dans les pays en développement, seule une infime minorité de très grandes exploitations a pu
acquérir la très coûteuse grande motorisation-mécanisation. Plus de la moitié de la paysannerie a
cependant pu accéder aux semences sélectionnées, aux engrais et aux pesticides de la révolution
verte. Mais il reste que le tiers de cette paysannerie (500 millions de personnes actives, soit
1 milliard de personnes, familles comprises) continue de cultiver sans machines, sans animaux de
trait, sans semences achetées, ni engrais, ni pesticides.
Au cours de la seconde moitié du 20e siècle, la production agricole et alimentaire mondiale a ainsi
été multipliée par 2,6 progressant donc un peu plus vite que la population qui, dans le même temps,
a été multipliée par 2,4.
Mais c’est très insuffisant : sur les 6,3 milliards d’habitants de la planète, il y en a 3 milliards qui
disposent de moins de 2 euros par jour, parmi lesquels 2 milliards souffrent de grave malnutrition.
Et il y en a plus de 1 milliard qui disposent de moins de 1 euro par jour, parmi lesquels 850 millions
souffrent de la faim presque tous les jours.
On sait par ailleurs que les trois quarts de ces personnes sous-alimentées sont des paysans des pays
en développement et que, malgré un exode de plus de 50 millions par an, leur nombre ne diminue
pas. Cela signifie qu’un nombre au moins égal de nouveaux pauvres, malnutris et affamés, se forme
chaque année dans les campagnes du monde.
Cela tient d’abord au fait que la population agricole totale (active et non active) du monde s’élève à
près de 3 milliards de personnes, et que la population agricole active s’élève à 1 milliard
300 millions, soit la moitié de la population active du monde. Mais cela tient aussi au fait que pour
ces 1,3 milliard d’actifs agricoles, on ne compte dans le monde que 28 millions de tracteurs et
250 millions d’animaux de travail : plus de 1 milliard d’actifs agricoles travaillent donc uniquement
avec des outils manuels ; et on sait que près de la moitié d’entre eux, soit 500 millions d'actifs,
n’ont jamais eu les moyens d’acheter ni semences sélectionnées, ni engrais ni pesticides, et ne
peuvent donc pas produire plus de 1 tonne de céréales par travailleur et par an.
D’un autre côté, un agriculteur travaillant seul avec tracteur lourd, semences à haut rendement,
engrais et pesticides peut produire aujourd’hui plus de 1 000 tonnes de céréales par an, soit 100 fois
plus que son grand-père travaillant avec des chevaux il y a un demi siècle, et 1 000 fois plus qu’un
paysan travaillant à la main et produisant 1 tonne par an de nos jours.
Par ailleurs, les gains de productivité agricole réalisés depuis 1945 dans les pays industrialisés et
émergents ont été si énormes qu’ils ont largement dépassé ceux de l’industrie et des services. De
sorte que le prix de revient de la tonne de céréales, qui s’établissait en termes réels autour de
600 euros (actuels) en 1950, est tombé aujourd’hui à quelque 160 euros en Europe de l’Ouest,
130 euros aux Etats-Unis, 100 euros au Canada et en Australie, et même à 80 euros dans le Cône
sud de l’Amérique latine et en Ukraine, où les paysans expropriés à l’époque coloniale ou à
l’époque communiste sont obligés de chercher du travail pour un salaire de moins de 3 euros par
jour.
En conséquence, sur le marché international des céréales, par exemple, qui représente moins de
20 % de la production et de la consommation mondiales et est approvisionné par les exportateurs
les plus compétitifs, le prix des céréales s’établit aujourd’hui autour de 100 euros la tonne. A ce
prix-là, les agriculteurs américains ne pourraient pas continuer d’exporter, et les agriculteurs
européens ne pourraient pas davantage résister aux importations massives, s’ils ne recevaient pas
des aides publiques qui couvrent la différence entre leurs propres coûts de production et les prix
internationaux correspondants.
Mais pour un paysan africain produisant une tonne, valant 600 euros en 1950, 200 euros en 1980, et
100 euros aujourd’hui, cette évolution est meurtrière. Car les Etats africains sont trop pauvres pour
les subventionner et trop endettés pour résister aux politiques de libéralisation prônées par les
institutions financières internationales dont ils dépendent.
Si donc on veut éviter l’appauvrissement, la faim, l’exode, puis le chômage dans les bidonvilles
sous-équipés et sous-industrialisés, de la moitié au moins des paysans du monde dans les prochaines
décennies, il faut impérativement protéger les pays agricoles pauvres (il y a plus de 80 pays à faible
revenu et fort déficit vivrier) contre les importations à prix cassés et très fluctuants, de manière à
relever et stabiliser les prix payés à ces paysans à des niveaux leur permettant de vivre dignement
de leur travail, d’investir et de progresser.
Et si l’on veut éviter que la France, qui compte aujourd’hui 600 000 exploitations agricoles (contre
6 millions au début du siècle), n’en compte plus, dans 30 à 40 ans, que 60 000 produisant des
matières premières banales et 60 000 produisant, transformant et commercialisant directement des
produits territorialisés de qualité ; si l’on veut éviter aussi de nourrir la France et l’Europe sur le dos
des pauvres et affamés de l’autre moitié du monde, il faudra bien aussi chez nous revenir à une
politique agricole garantissant aux agriculteurs des prix qui correspondent à leurs prix de revient.
Ce qui sera conforme à la théorie bien comprise. Sans compter que, de toute façon, la baisse des
prix des matières premières agricoles ne se traduit absolument pas par une baisse des prix des
produits alimentaires.
Perspectives
En 2050, la Terre comptera environ 9 milliards d’humains. Pour nourrir tout juste correctement,
sans sous-alimentation ni carence, une telle population, la quantité de produits végétaux destinés à
l’alimentation des hommes et des animaux domestiques devra être multipliée par 2,25 dans
l’ensemble du monde. Elle devra presque tripler dans les pays en développement, plus que
quintupler en Afrique, et même plus que décupler dans plusieurs pays de ce continent. Pour obtenir
une augmentation de production végétale aussi énorme, l’activité agricole devra être étendue et
intensifiée dans toutes les régions du monde où cela est durablement possible. Pour permettre à tous
les paysans du monde d’entretenir et d’exploiter des écosystèmes cultivés capables de produire,
sans atteinte à l’environnement, un maximum de denrées de qualité, il faut avant tout garantir à tous
ces paysans des prix suffisamment élevés et stables pour qu’ils puissent vivre dignement de leur
travail, continuer de produire, d’investir et progresser.
A cette fin, il nous paraît souhaitable d’instaurer une organisation des échanges agricoles
internationaux beaucoup plus équitable et beaucoup plus efficace que celle d’aujourd’hui. Une
nouvelle organisation dont les principes seraient les suivants :
- établir de grands marchés communs agricoles régionaux, regroupant des pays ayant des
productivités agricoles du même ordre de grandeur (Afrique de l’ouest, Asie du sud, Asie de l’est,
Europe de l’ouest, Amérique du nord…) ;
- protéger ces marchés régionaux contre toute importation d’excédents agricoles à bas prix par des
droits de douane variables, garantissant aux paysans pauvres des régions défavorisées des prix
assez élevés et assez stables pour leur permettre de vivre et de se développer ;
- négocier, produit par produit, des accords internationaux fixant de manière équitable le prix
d’achat et la quantité exportable consentie à chaque pays.
Ce relèvement des prix agricoles devra être suffisamment progressif pour limiter ses effets négatifs
sur les consommateurs-acheteurs pauvres. Malgré cela, il sera sans doute nécessaire d’instaurer
pendant quelque temps des politiques alimentaires. Mais, au lieu de fonder ces politiques sur la
distribution de produits à bas prix, ce qui entretient la misère paysanne et réduit le marché intérieur,
il conviendra de fonder ces politiques sur le soutien du pouvoir d’achat alimentaire des
consommateurs-acheteurs pauvres, afin au contraire d’élargir le marché intérieur : on pourra par
exemple, comme aux Etats-Unis, distribuer aux acheteurs nécessiteux des bons d’achat alimentaires
financés par les budgets publics ou par l’aide internationale.
De plus, comme le relèvement des prix agricoles ne suffira pas, à lui seul, pour porter la production
à la hauteur des besoins et pour promouvoir un développement agricole équilibré des différentes
régions du monde, des politiques de développement agricole seront également nécessaires : accès à
la terre et sécurité de la tenure (réforme foncière, statut du fermage, lois anti-cumul, aides à
l’installation…) ; accès au crédit, aux intrants et aux équipements productifs ; accès au marché
(infrastructures de transport et de commercialisation) ; accès au savoir (recherche, formation et
vulgarisation appropriées aux besoins et aux moyens des différentes régions et des différentes
catégories de producteurs, à commencer par les plus désavantagées).
Bibliographie
Mazoyer M, Roudart L - Histoire des agricultures du monde, éditions du Seuil, collection Points
Histoire, 2002.
DEBAT
D’autre part, est-ce que les OGM ne sont pas une nouvelle révolution ?
Marcel Mazoyer
Là où les gens ont faim, en dehors de quelques éleveurs pastoraux perdus dans les steppes d’Asie
ou les montagnes andines, il n’y a pas, en général, excès de protéines animales. La population en est
réduite la plupart du temps à un régime largement végétarien, souvent insuffisant en protéines
animales et végétales. Là, on va donc au plus court, on réserve les produits végétaux pour subvenir
aux besoins caloriques de la population. Le régime végétarien est donc déjà très répandu chez les
pauvres. Lorsque des paysans commencent à produire plus de dix quintaux de céréales par
travailleur et par an, soit un peu plus qu’il n’en faut pour les humains, ils utilisent une partie de leur
excédent de céréales pour nourrir des poulets, des cochons, etc. Un paysan vietnamien du delta du
Fleuve Rouge connaît au kilo près ce qu’il va manger dans l’année, au centime près combien il va
payer la faucille qu’il devra acheter, et à partir de quelle quantité récoltée il va pouvoir nourrir un
cochon ou (en partageant avec son voisin) un demi cochon, un quart de cochon…
D’un autre côté, dans les pays qui ont fait la révolution agricole et la révolution verte, au fur et à
mesure que leur production de céréales a augmenté, l’excédent a d’abord été transformé en produits
animaux, et quand le marché intérieur des produits végétaux et des produits animaux a été saturé,
ces pays ont orienté leurs excédents vers l’exportation. Avec la révolution verte, la Chine est
devenue le premier producteur de porc, et elle sera bientôt le premier exportateur.
Ce n’est pas en mangeant moins que nous réglerons le problème de la faim. Car ce problème ne
provient pas de ce que les pays exportateurs consomment, mais de ce qu’ils ne consomment pas et
qu’ils exportent à bas prix. De ce point de vue, le pire des modèles agro-exportateurs est celui des
latifundias brésiliens, argentins et ukrainiens, qui ont accaparé l’expérience de la révolution agricole
et de la révolution verte, réalisées par les agriculteurs familiaux européens, américains ou
asiatiques, et qui, en quelques années, à grands coups de capitaux, atteignent le même niveau de
productivité qu’eux. Mais, comme ils ont privé de terres la majorité de la population à l’époque
coloniale ou à l’époque stalinienne, et comme ils utilisent une main-d’œuvre sous-payée, de moins
en moins nombreuse en raison de la moto-mécanisation, les accroissements de production qu’ils
obtiennent ne peuvent être consommés sur place, du fait de la pauvreté et de la faim dont souffre
une grande partie de la population. Ils exportent donc à bas prix ce dont ils ont privé la population.
Les exportations de ces pays sont dans une large mesure constituées par la sous-consommation des
paysans sans terre, des petits paysans, des chômeurs et des salariés sous-rémunérés qui représentent
près de la moitié de leur population.
Quant à l’obésité moderne, elle est aussi une conséquence du trop bas prix de certaines matières
premières agricoles comme le sucre et les graisses. Si les consommateurs pauvres et les enfants
deviennent obèses, c’est parce qu'on met trop de sucre et de graisse dans les aliments recomposés et
les boissons industrielles à "bon marché". Il faut donc relever les prix des oléagineux et du sucre.
Pour réguler les consommations de sucre et de graisses correctement, il faut jouer sur les prix de ces
matières premières. Les prix gouvernent très bien les choses, à condition de savoir s’en servir et non
pas de les subir.
- Je ne sais pas si les OGM présentent des dangers écologiques. Mais je constate que les spécialistes
ne sont pas d’accord sur cette question.
-Je ne pense pas qu’il y ait beaucoup de risques sanitaires à en consommer, mais il faut rappeler
qu’il y a quand même eu des accidents…
- Je pense donc que les réponses à ces questions passent par de très longues recherches, qui coûtent
très cher, et je souhaite que celles-ci se fassent dans des conditions évitant les risques que l’on doit
prévenir dans ces domaines.
- En tout cas, pour ce qui est de mon domaine de compétence, je sais que les OGM ne servent à rien
pour éliminer la faim aujourd’hui, car les trois quarts des gens qui ont faim sont des paysans qui
n’ont pas les moyens d’acheter des semences commerciales, qu'elles soient OGM ou autres. Les
paysans qui ont faim ont besoin d’une amélioration immédiate et non coûteuse de leurs propres
semences. Ce qui suppose que des agro-généticiens aillent travailler sur le terrain, avec eux, afin
de sélectionner et de produire des semences fermières, efficaces et reproductibles par les paysans
eux-mêmes. Cette première étape est incontournable si on veut qu’ils puissent, ensuite, acheter des
semences commerciales, y compris des semences OGM adaptées aux régions difficiles, arides ou
salées par exemple. A condition bien sûr qu’elles soient plus efficaces et sans risque écologique et
sanitaire. Dans la situation actuelle, les OGM ne peuvent donc résoudre le problème de la faim.
On peut même penser qu’ils ont un effet négatif, car les gains de productivité qu’ils permettent de
faire en Argentine, au Brésil, en Ukraine… contribuent à faire baisser encore un peu plus les prix
agricoles. Que ceux qui sélectionnent des OGM les vendent à ceux qui peuvent les acheter pour
approvisionner ceux qui souhaitent en manger, soit ! Mais qu’on ne dise pas, pour convaincre
ceux qui ne peuvent ni ne veulent le faire, que c’est pour lutter contre la faim. Ce n’est pas
honnête.
Pour clore cette session, je vais vous parler de co-évolution entre l’homme et les animaux
d’élevage. Je vais vous présenter un article d’Albano Beja-Pereira et coll. publié en 2003 dans
Nature Genetics et qui concerne un exemple de co-évolution entre les protéines du lait chez la
vache et le gène de la lactase chez l’homme. Avant d’aller plus en détail sur l’article, je vais tout
d’abord faire le point sur ce que l’on connaissait au niveau de la diversité génétique des vaches. Un
grand nombre de projets européens relatifs à cette question ont étudié un grand nombre de races, un
grand nombre de marqueurs génétiques. Toutes ces études ont conclu que la diversité génétique est
beaucoup plus importante en Turquie, au niveau du Croissant Fertile, et plus on s’éloigne du
Croissant Fertile, plus la diversité diminue. Vous avez sur la carte ci-dessous ce qui a été trouvé à
partir des microsatellites, qui sont des marqueurs génétiques neutres. Cela correspond exactement à
ce que Cavalli-Sforza et coll. (1994) avaient trouvé chez l’homme au niveau génétique. Voilà dans
quel contexte on démarre quand on étudie la diversité de l’homme et des vaches.
L’étude d’Albano est assez incroyable de par le nombre d’individus et de par la qualité de
l’échantillonnage : 70 races locales (20 000 individus analysés) et six gènes de protéines du lait
analysés (4 caséines, la lactoalbumine, la lactoglobuline). La répartition couvre assez bien toute la
zone. Les résultats ont été très surprenants car la plus grande diversité est obtenue dans ce que l’on
appelle le centre nord de l’Europe, c’est-à-dire le sud de la Scandinavie, le Danemark, le nord de
l’Allemagne et un peu la Pologne. Les protéines du lait sont plus diversifiées dans cette région.
Normalement, l’homme ne digère le lactose que quand il est très jeune, ensuite il perd cette capacité
de digestion du lactose, sauf pour les personnes possédant ce gène de la lactase qui permet de
digérer le lait à l’âge adulte. Dans la partie représentée en foncé, 80 % des individus possèdent ce
gène. Si nous regardons les deux cartes ci-dessous, on se dit qu’il y a correspondance exacte entre
les deux distributions, d’où l’idée de co-évolution. Si nous essayons de revenir au niveau
archéologique, l’on constate que dans la zone en question, les premiers agriculteurs du nord de
l’Europe, la "funnel beaker culture" ou TRB, ont vécu dans cette région il y a environ six mille ans.
Cette culture est assez diversifiée et avait pour caractéristique de fabriquer des vases au col en
entonnoir. L’interprétation la plus simple est que chez les hommes qui vivaient avec ces animaux,
le gène de la lactase était sélectionné. Les individus qui possédaient ce gène pouvaient se reproduire
plus facilement et au bout de quelques dizaines ou centaines de générations, la fréquence du gène a
pu augmenter très largement.
En ce qui concerne les protéines du lait, si nous comparons les deux cartes ci-dessous, celle des
microsatellites qui sont des marqueurs génétiques neutres et celle de la distribution des protéines du
lait avec cette diversité dans le nord de l’Europe, nous constatons une différence qui ne peut
s’expliquer que par la sélection. Lorsque cette différence apparaît, on se dit qu’il y a une signature
de la sélection des protéines du lait. S’il n’y avait pas eu de sélection, la diversité aurait dû être la
même que celle des marqueurs neutres.
Il y a environ six mille ans, les premiers agriculteurs se sont donc installés au nord de l’Europe
(funnel beaker culture). Ils étaient des buveurs de lait, et de ce fait le gène de la lactase était
sélectionné chez l’homme, et les hommes auraient en même temps sélectionné chez la vache des
protéines du lait diversifiées par un mécanisme que l’on ne comprend pas vraiment. Quand Albano
a publié cet article, il n’était pas très satisfait car les reviewers de l’article ont fait supprimer toutes
les hypothèses alternatives autres que celle de la sélection. J’ai eu la chance de discuter avec Anne
Tresset, archéozoologue travaillant au Muséum d’Histoire Naturelle, qui connaît très bien les
aspects archéologiques des premiers agriculteurs européens. Les autres points peuvent également
être discutés, à savoir l’origine de la lactase chez l’homme et l’origine de la diversité des protéines
du lait. Et là les choses vont se compliquer de manière importante.
Tout d’abord, concernant l’aspect archéologique. En me documentant plus précisément, je n’ai pas
trouvé de trace indiquant que la "funnel beaker culture" buvait du lait. Ils le faisaient certainement,
mais seul un Polonais a publié quelque chose à ce sujet il y a un certain temps. En revanche, nous
trouvons des évidences dans le bassin parisien et en Angleterre, en dehors de la zone en question.
Ce premier point est un peu gênant. Cette culture semblait extrêmement diversifiée, il y avait des
pêcheurs, des éleveurs de porc, des éleveurs de vache, et tout n’était pas aussi simple. Finalement,
étant sûr que les hommes du néolithique buvaient du lait ailleurs en Europe à la même époque, on
ne comprend pas pourquoi le gène de la lactose aurait évolué au nord et pas ailleurs.
Si nous étudions les séquences du gène de la lactase au niveau moléculaire et si nous le comparons
entre différents allèles chez l’homme, nous avons une signature très forte de la sélection. Ce qui
veut dire que l’on a plus de mutations non silencieuses, impliquant un changement de la protéine,
que de mutations silencieuses. De plus, de part et d’autre de ce gène, nous avons un
appauvrissement global de la diversité génétique. Nous sommes donc sûrs que ce gène a été
sélectionné, et il est logique qu’il ait été sélectionné suite à la domestication. L’homme a bien co-
évolué avec les animaux domestiques, il n’y a aucun doute.
Ensuite, on peut se demander si ce gène a évolué sur place ou s’il a été importé. Si ce gène a évolué
sur place, d’après les archéozoologues et les archéologues deux hypothèses pourraient exister.
D’une part, la "funnel beaker culture" et, d’autre part, la zone où vivaient les Vikings. On sait que
les Vikings avaient beaucoup de bovins. Nous ne sommes donc pas sûrs que l’explication
archéologique soit vraiment la bonne. Très récemment un compte rendu a été publié dans Science.
Cette communication a eu lieu au congrès de l’American Society of Human Genetics à la fin du
mois d’octobre dernier et a été rapportée dans le numéro du 19 novembre de Science. Dans cet
article, il est rapporté que Peltonen dit que la diversité la plus grande autour du gène de la lactase
actuellement chez l’homme est constatée au sud de l’Oural. Albano, lui, avait parlé du Caucase en
se basant sur des arguments archéologiques. D’après Peltonen, des gènes venus d’Asie centrale
seraient arrivés dans la région de l’Oural. Ils auraient évolué un certain temps avec les premiers
agriculteurs ayant des vaches dans cette région, et auraient ensuite essaimé ailleurs dans le monde à
partir de ce foyer. On peut très bien imaginer que la "funnel beaker culture" vient de ce noyau de
l’Oural et que la lactase a été importée et n’aurait donc pas évolué sur place. Cette hypothèse est
sans doute plus vraisemblable que celle d’une évolution sur place compte tenu des derniers résultats
connus chez l’homme.
Cette question est un peu plus compliquée. En regardant les deux cartes ci-dessous, on peut
conclure qu’il y a eu sélection. Mais l’échantillonnage a été très mauvais dans le cadre de l’étude
des microsatellites dans la mesure où les races traditionnelles ont été échantillonnées à l’est et au
sud-est, donc dans le Croissant Fertile, mais pour une plus grande facilité les races hyper
sélectionnées ont été échantillonnées à l’ouest. Comment obtenir un autre résultat sur les
microsatellites avec un tel échantillonnage ? Nous commençons maintenant à étudier les races
traditionnelles et on se rend compte qu’elles sont très diversifiées, même ailleurs dans le nord de
l’Europe. La carte de gauche est donc tout simplement fausse et l’hypothèse de la sélection chez la
vache ne tient plus vraiment.
L’autre hypothèse est qu’il n’y a pas eu de sélection, mais que la diversité a été importée d’une
autre région, et pourquoi pas à partir de l’Oural, comme le suggère l'hypothèse de Peltonen.
Une autre hypothèse, pas si invraisemblable, serait une origine sur place. L’auroch n’a disparu du
nord de l’Europe qu’au 16ème siècle. Dans notre laboratoire nous travaillons surtout sur l’évolution
de la chèvre et du mouton en termes de domestication, et plus la réflexion avance plus nous
constatons des flux de gènes importants entre les domestiques et les sauvages, et ce dans les deux
sens. C’est-à-dire que les sauvages peuvent être contaminés par les domestiques, mais les
domestiques peuvent également contaminer les sauvages. Dans le cas de la vache, les aurochs
mâles ont très bien pu s’accoupler avec des vaches, donc transmettre des gènes de protéine du lait
un peu différents, mais cela ne se verra pas au niveau mitochondrial parce que ce type d'ADN n’est
transmis que par les femelles. Parmi les nombreuses études sur la mitochondrie, aucune trace
d’auroch n’a été trouvée dans la zone d’Europe du nord pour l’instant, mais le comportement de ces
animaux fait que les mâles domestiques ont du mal à couvrir les femelles sauvages. Cette hypothèse
ne peut donc s’étudier qu’avec de l’ADN fossile, à partir d’ossements d’auroch pas trop anciens
pour voir si l’on retrouve les gènes particuliers à cette région du nord de l’Europe chez l’auroch ou
pas. C’est une question qui devrait être résolue à moyen terme, et d’ailleurs un Irlandais aurait déjà
trouvé certains allèles de protéine du lait chez l’auroch qui ont été retrouvés chez les vaches du
nord de l’Europe.
Conclusion
La co-évolution entre l’homme et les animaux domestiques est évidente. Les animaux ont changé
depuis la domestication, et l’homme, avec le gène de la lactase, a changé, mais la co-évolution de
l’alimentation est peut-être plus difficile à prouver qu’au niveau des maladies. Avec la
domestication, l’homme a dû s’adapter aux maladies du bétail, c’est-à-dire que lorsque les
agriculteurs arrivaient dans une région où les hommes ne connaissaient pas les animaux
domestiques, ils attrapaient toutes sortes de maladies, ce qui a dû poser d’énormes problèmes aux
populations locales avec l’arrivée de l’agriculture. C’est un autre exemple de co-évolution dont on
parle peu mais assez documenté actuellement. Ensuite, la question de la possible co-évolution entre
la lactase chez l’homme et les protéines du lait chez la vache n’est pas totalement résolue pour
l’instant, mais dans la mesure où des données commencent à arriver, je pense que nous en saurons
un peu plus dans quelques années.
En fait cette approche est compliquée parce qu’elle est pluridisciplinaire (archéozoologie,
génétique, archéologie, linguistique), et on ne peut pas être expert dans toutes les disciplines à la
fois. Par exemple, l’hypothèse de l’Oural peut être testée au niveau linguistique. Donc les données
se multiplient, les technologies progressent, et c’est au travers des groupes de travail
pluridisciplinaires qu’ont lieu les avancées.
Références
Beja-Pereira A et al. - Gene-culture coevolution between cattle milk protein genes and human
lactase genes, Nature Genetics, 35, 4, 2003.
Cavalli-Sforza et al. - The history and geography of human genes. Princeton University Press,
1994.
Kaiser J - American Society of Human Genetics meeting. Ural farmers got milk gene first? Science,
306, 1284-1285, 2004.
DEBAT
Patrick Pasquet
Merci d’avoir levé le voile sur les hypothèses de cet article que j’ai moi-même lu et qui posait
beaucoup de questions.
Patrice Chaumont (CERIN)
L’une de vos conclusions est qu’en Europe cette question de la co-évolution entre le gène de la
lactase et les protéines du lait n’est pas résolue, mais n’aurait-elle pas eu lieu précédemment en
Oural ?
Pierre Taberlet
C’est une hypothèse possible. Mais j’ai du mal à comprendre comment les hommes peuvent induire
une diversité plus grande des protéines chez la vache. Cela voudrait dire que les troupeaux ayant
une plus grande diversité se sont reproduits davantage. Pour qu’il y ait sélection, il faut un avantage
reproductif. Ce qui peut se comprendre chez l’homme avec la lactase, c’est-à-dire que ceux qui
possèdent le gène se reproduisent mieux que les autres.
Claudine Junien (INSERM)
Peut-être y a-t-il une part de hasard.
Patrice Chaumont
D’autres facteurs ont peut-être abouti à la sélection de ces vaches, des facteurs associés qui, eux,
avaient peut-être un avantage. L’homme a pu faire une sélection soit sur la base de la production du
lait, soit sur la base d’une certaine taille ou d’autres caractères anthropologiques auxquels les gènes
dont il est fait référence ont été associés.
Pierre Taberlet
C’est une hypothèse. Une autre hypothèse est celle de la taille des populations. Si la taille des
populations de bovins est restée importante tout au long de l’Histoire, les différents allèles ne se
sont pas perdus par dérive génétique. Alors que dans les autres populations, ils se seraient perdus.
Sandrine Dury (CIRAD)
Combien faut-il de générations pour constater un effet de la vache sur l’homme et inversement pour
que les individus perdent cette lactase ?
Pierre Taberlet
La perte va plus vite que la sélection dans ce type de situation. Tout dépend de la pression de la
sélection. Par exemple, si les oiseaux migrateurs migrent à un endroit non favorable, ils ne
reviennent pas et ne se reproduisent pas. Les pressions de sélection sont donc basées sur du tout ou
rien et en trois ou quatre générations le problème est réglé. Mais en ce qui concerne le gène de la
lactase chez l’homme, ce ne devait pas être à ce point et cela a dû prendre au moins quelques
dizaines ou quelques centaines de générations.
Claudine Junien
On n’arrive pas à expliquer vraiment sur le plan moléculaire pourquoi il y a persistance de
l’expression de la lactase. Si une mutation était apparue dans différents endroits du monde,
probablement pour répondre à la persistance de la présence de lactose, il serait possible de tracer
des haplotypes associés à ces mutations, et en particulier dans l’Oural. On devrait pouvoir retrouver
dans les populations de l’Oural des haplotypes associés à la persistance de la lactase dans les
populations danoises.
Pierre Taberlet
Des études sont en cours à ce sujet.
Claudine Junien
Mais on devrait arriver à le démontrer.
Pierre Taberlet
Je ne suis pas spécialiste de la lactase.
Claudine Junien
Moi non plus, mais d’après ce que j’ai vu dans la littérature, ce n’est pas clair du tout.
Pierre Taberlet
Les Anglais pensaient avoir trouvé une mutation particulière, mais ils se sont rendu compte que ce
n’était pas le cas. Je pense que cette question va être résolue dans les prochaines années.
Claudine Junien
Dans les régions où l’élevage s’est développé, il devrait y avoir eu apparition de ce trait.
Pierre Taberlet
Il suffit de boire du lait fermenté ou de manger du fromage, et ce n’est plus pareil.
Claudine Junien
Mais il existe certaines populations dans le monde, comme les populations africaines ou certaines
populations asiatiques, qui n’ont pas de lactase.
Pierre Taberlet
Les populations africaines ont de la lactase.
Claudine Junien
Ils ont le gène, mais ils n’expriment pas la lactase.
Pierre Taberlet
La situation est assez complexe. On démarre toujours avec des idées un peu simplistes et peu à peu
on se rend compte que c’est compliqué.
Bernard Guy-Grand
Le problème n’est peut-être même pas dans le gène de la lactase, mais tout à fait ailleurs, on ne sait
où. Dès que nous abordons la génétique, nous nageons dans un océan tout à fait étonnant.
Un intervenant
En ce qui concerne la répartition et la persistance du gène sur les populations humaines, il existait
deux foyers, certaines populations pastorales de l’Afrique de l’est, avec des fréquences géniques
très élevées, et certaines populations du nord de l’Europe qui présentaient un phénomène de
sélection. Dans ce cas, ce serait purement de la dérive génique, c’est-à-dire qu’un groupe
d’individus se serait isolé dans un coin et se serait développé.
Pierre Taberlet
Ces populations de la "funnel beaker culture" pourraient très bien venir de l’Oural suite à une
invasion de l’est. Et le gène est resté parce qu’ils ont continué à élever des vaches et à se multiplier
entre eux.
Bernard Guy-Grand
Le lait ne se conserve pas très bien alors que le fromage se conserve très bien.
Pierre Taberlet
C’est une très bonne question. Avec les données archéologiques, on a beaucoup de mal à discerner
les deux. D’après ce que je sais, il y a plusieurs approches. Tout d’abord, l’étude des acides gras
dans les poteries avec les isotopes du carbone 13, et la question était de savoir si ce gras venait de la
viande ou du lait. Ce n’est pas le même rapport isotopique. Des chercheurs anglais ont réussi à
prouver que ce gras venait bien du lait, ce qui signifie que du lait passait dans ces récipients. Une
autre étude des isotopes de l’azote dans les dents des jeunes mammifères a permis de déterminer le
moment du sevrage, car l’azote 17 diminue ou augmente au moment du sevrage. Anne Tresset a
montré qu’à l’époque néolithique, sur le site de Bercy, le sevrage avait lieu avant la période actuelle
de sevrage, ce qui signifie que les veaux étaient enlevés très vite à leur mère. Deux interprétations
sont possibles. C’était soit pour avoir du lait, soit parce que la durée de lactation était plus faible à
l’époque.
Marcel Mazoyer
Ce qui paraît avéré dans cette affaire, c’est qu’une population d’éleveurs disposant de lactase s’est
trouvée, à un moment et en un lieu donnés, disposer d’une population bovine produisant un lait plus
nourrissant (à condition de le digérer). Ainsi réunies ces deux populations associées se sont
multipliées simultanément sur place plus vite que d’autres, puis, partant de ce premier foyer, elles
se sont répandues dans les régions circonvoisines, en se diluant parmi d’autres populations
d’éleveurs et de vaches ne disposant pas de ces deux particularités génétiques. Mais le
développement simultané de cette "ethnie" d’éleveurs et de cette "race" de vaches, ne permet pas de
préciser le lieu, la date, le comment et le pourquoi de l’émergence génétique, nécessairement
discrète, et pas forcément simultanée des premiers individus de cette future "ethnie" et de cette
future "race". Car l’avantage digestif de ces éleveurs ne devient décisif et multiplicateur qu’à partir
du moment où ils élèvent effectivement cette race de vaches ; et les vaches de cette race ne peuvent
guère être préférées à d’autres, et multipliées plus que d’autres, tant qu’elles ne sont pas entre les
mains de ces éleveurs-là. Ce que l’on "voit", ce ne sont donc pas les signes peu visibles d’une co-
sélection de ces deux particularités génétiques indépendantes, mais les signes beaucoup plus
visibles du co-développement de deux populations disposant de ces particularités, qui se trouvent
avantagées l’une et l’autre, dès lors qu’elles sont associées. A s’en tenir à ce que j’ai entendu, rien
ne prouve qu’il y a eu co-sélection.
Pierre Taberlet
Cette hypothèse me semble recevable. Je pense que les deux ne sont pas antagonistes.
Caroline Jolivot (médecin nutritionniste)
Avez-vous des notions sur l’évolution de cette population du nord de l’Europe dans ces gènes à
l’heure actuelle ? Est-ce qu’une étude sur cette question a été réalisée ?
Pierre Taberlet
Je sais simplement que les Finlandais ont des problèmes avec ce gène. C’est la raison pour laquelle
des recherches sur la lactase ont été réalisées par une Finlandaise. Concernant l’évolution récente,
je ne sais pas. Je pense même qu’il est difficile de le mesurer à court terme.
ALIMENTATION ET SOCIETE
Aborder la question de la modernité nécessite quelques mises au point préalables. Rappelons que
l’adjectif "moderne", qui vient du bas-latin modernum, lui-même issu de l’adverbe modo qui
désigne "quelque chose de récent", qualifie "ce qui est du temps de la personne qui parle ou d’une
époque relativement récente". Moderne renvoie ainsi à l’actuel, au contemporain, et s’oppose à ce
titre à l’ancien, à l’antique. On peut dire ainsi que la référence au concept "moderne" sous-tend une
conscience du changement, une façon de penser, de vivre, les mutations.
Le sentiment d’"être moderne" se rencontre à plusieurs reprises dans l’histoire, toujours lié à la
recherche de ce qui nous rapproche et nous distingue des anciens, à la quête de ce que nous devons
à l’héritage du passé, et en conséquence, de ce qu’à notre tour, nous apporterons à la postérité.
Ce sentiment est ainsi fondamentalement lié à l’idée du progrès que nous avons réalisé par rapport
aux anciens. On le retrouve au XIIe siècle, au moment où se pose chez les théologiens et les lettrés
la question du respect de l’héritage grec et romain, et où Bernard de Chartres propose sa belle
formule : "Nous sommes des nains juchés sur des épaules de géants. Nous voyons ainsi davantage
et plus loin qu’eux, non parce que notre vue est plus aiguë ou notre taille plus haute, mais parce
qu’ils nous portent en l’air et nous élèvent de toute leur hauteur gigantesque" ; on le retrouve
encore au XIVe siècle où la Via moderna s’affirme comme répudiation de l’héritage de la pensée
antique et, bien entendu, dans le milieu humaniste de la Renaissance, où nous retiendrons l’hymne
de Rabelais "Oh ! Quel bonheur de naître maintenant et de n’être pas né plus anciennement !" On
le rencontre encore au XVIIe siècle, alors qu’apparaissent les signes de l’esprit moderne autour de
l’idée de "progrès" – scientifique et artistique – et que se développe la "Querelle des anciens et des
modernes" (1687) : les anciens défendant le culte de l’Antiquité et la nécessité d’attendre
l’approbation de la postérité pour établir le vrai mérite des auteurs ; les modernes affirmant non
seulement leur refus d’admirer l’Antiquité et de se soumettre à son autorité, mais encore l’idée de la
supériorité des modernes. Au XVIIIe siècle, enfin, le sentiment d’être moderne se conjugue
désormais avec le culte d’un progressisme reconnu comme mouvement fondamental d’une
humanité créatrice.
Le domaine culinaire est lui-même affecté par ce débat : c’est bien au XVIIe siècle que s’exprime
pour la première fois, chez les auteurs de livres de cuisine, comme La Varenne (1651), Pierre de
Lune (1656), ou LSR (1674), cette idée d’une cuisine moderne qui caractérise la façon dont les
cuisiniers pensent et exposent les ruptures avec le passé. Ces auteurs ouvrent ainsi la tradition des
"cuisiniers modernes" qui, en rupture avec les principes culinaires du Moyen-Age, donnent le ton au
grand siècle gastronomique, notamment avec l’ouverture aux produits du potager et du nouveau
monde, la codification de la technique culinaire, de nouvelles méthodes de travail – rationaliser,
simplifier, économiser, savoir –, des formes de pratiques qui découlent de l’esprit d’organisation et
qui deviennent la marque de la cuisine française.
Le terme "modernité" quant à lui, est plus récent ; il érige le fait d’être moderne en valeur. C’est
Baudelaire qui l’emploie pour la première fois à propos de l’œuvre de Manet. La modernité, c’est
être de son temps et, pour les peintres, c’est "faire ce qu’on voit". Elle définit donc le caractère de
ce qui est moderne en art, s’opposant ainsi au classicisme et à ses règles académiques, à l’Antique
qui devient désormais synonyme d’archaïsme. La modernité est à ce titre un sentiment qui provient
d’une conscience qu’un progrès a été accompli par rapport au passé, de rupture avec un passé, perçu
comme dépassé voire archaïque.
On peut s’interroger sur ce que révèle le passage du concept "moderne" au concept "modernité", et
j’en viens par là au propos qui est le mien.
En effet, la "modernité" du XIXe siècle se distingue fondamentalement de celles qui ont été
précédemment exposées. Le XIXe siècle est le siècle de l’innovation technique et du progrès
matériel, de l’industrialisation et de l’urbanisation, de l’internationalisation des échanges et des
capitaux. Le sentiment de rupture avec le passé ne touche plus les seules élites intellectuelles, mais
toute la société, non plus la seule pensée, les débats théologiens ou savants, mais tous les domaines
de la vie, non pas un moment circonscrit mais un siècle qui tout entier se pense comme moderne :
on parle alors de société moderne, de vie moderne, de civilisation moderne.
C’est que, au XIXe siècle, ce progrès scientifique et technique amorcé depuis le XVIIe siècle, est
devenu visible pour le plus grand nombre : on le voit dans le paysage des cheminées d’usines, des
locomotives, des rails et des ponts, dans les architectures de fonte et d’acier, dans le machinisme qui
s’exhibe dans les expositions universelles et sur lesquelles les ouvriers travaillent désormais, dans
les gigantesques mécaniques de la production en série – chaudières, fourneaux, autoclaves,
glacières –, dans les miracles d’instantanéité et d’intensité calorifique du gaz et de l’électricité, ces
énergies du futur qui s’embrasent dans des consécrations monumentales comme le Palais de
l’électricité de l’exposition de 1900, dans le rythme frénétique des trottoirs roulants, des ascenseurs
de la tour Eiffel, des premières automobiles, dans la diffusion sans précédent de nouveaux savoirs
par l’imprimé, dans l’accumulation des biens matériels, dans le confort de la vie domestique.
Le domaine de la consommation alimentaire n’échappe pas aux profonds changements induits par
le progrès scientifique et technique et par l’entrée dans ce que l’on peut communément appeler
l’âge agro-industriel.
Les mutations, qui affectent autant la production agricole que la production industrielle, ont un
impact déterminant sur les consommateurs et sur la perception qu’ils ont de l’avènement d’un
"monde moderne" en rupture avec les temps passés.
En effet, les changements sont notables. Nous en évoquons brièvement quelques-uns. Avec
l’application au domaine agricole des recherches scientifiques, l’homme s’achemine
progressivement vers le contrôle et la maîtrise des forces de la nature auxquelles il peut impulser de
nouvelles directions : ces interventions, encore balbutiantes, apparaissent à la fois fabuleuses et
inquiétantes, car rien de semblable ne s’était produit dans le passé. Citons-en quelques-unes. Les
expérimentations de naturalisation et de sélection des espèces, aux origines de la génétique, ont
permis de susciter de nouvelles variétés : par exemple, les épinards de Nouvelle-Zélande donnent le
cresson ou la mâche ; le champignon de Paris est créé dans d’anciennes carrières ; les sélections
animales, les fécondations contrôlées, vont dans le sens de l’intensification de l’élevage, de la
recherche des rendements, tout comme l’alimentation du bétail, rationalisée, et souvent composée
de produits issus de déchetteries, tourteaux de copra, poudre d’os et sang séché. La chimie a fait
progresser la science des sols et de la nutrition des plantes ; l’utilisation des engrais chimiques
(phosphatés), s’impose progressivement malgré les réticences des utilisateurs. Des mutations qui
vont de pair avec le perfectionnement des machines agricoles aux mérites largement vantés par les
nouveaux constructeurs et qui autorisent une agriculture intensive.
Avec des disparités régionales qu’il ne s’agit pas de minimiser, le processus de modernisation est
enclenché et commence à pouvoir être mesuré. En un siècle les rendements ont été démultipliés, les
ressources agricoles ont été diversifiées. L’ombre des disettes s’estompe. Une abondance aux
limites infinies, aux richesses inépuisables s’annonce et nourrit le positivisme du siècle.
Dans le même temps, le développement des moyens de transport - chemin de fer, bateau à vapeur,
transports frigorifiques, installe un nouvel espace-temps de l’approvisionnement.
Traditionnellement, les denrées périssables étaient rarement acheminées sur un rayon de plus de
10 km : à Paris, par exemple, la plupart des marchés alimentaires ne pouvaient proposer que de
rares productions régionales, essentiellement des charcuteries, salaisons, compotes. Le transport de
produits frais était plus rare et cher. Avec la révolution du chemin de fer et de la locomotive à
vapeur et la vertigineuse accélération de la vitesse – le passage d’une moyenne de 3 à
La possibilité que donne le chemin de fer aux produits d’être transportés dans un rayon plus étendu
suscite un développement de la pêche côtière et des "trains de marées" qui relient les ports aux
grandes villes. Le poisson de mer, longtemps demeuré un luxe – il fallait compter 12 heures de
voyage pour livrer la marée de Dieppe à Paris, soit 169 km -, détrône sur les tables le poisson d’eau
douce ; les crustacés arrivent massivement à Paris; l’ostréiculture connaît un essor
considérable d’autant que, depuis le début du siècle, les produits issus des expériences de Bon et de
Coutances sur l’embryon de l’huître, l’élevage industriel et les procédés d’engraissage, s’imposent
sur les marchés : ce sont désormais des millions d’huîtres qui sortent des bassins d’Arcachon pour
être livrées au commerce et concurrencer les huîtres du Portugal.
Parallèlement à l’essor des chemins de fer, la navigation se perfectionne : avec les bateaux à vapeur,
à coque de fer puis d’acier, ce sont à la fois la vitesse, le tonnage et la solidité des navires qui se
voient assurés, favorisant ainsi les échanges de denrées périssables à l’échelle internationale, une
mutation considérable qui fait dire à l’éminent Docteur Fonssagrives que "les animaux et les plantes
deviennent cosmopolites comme l’homme" (1865). En effet, les premières importations de bestiaux
d’Amérique sont tentées dans des traversées héroïques, demeurées longtemps désastreuses, mais
auxquelles les progrès de la chaîne du froid (la première machine frigorifique à air est brevetée en
1857) apportent des perspectives salutaires. Les tentatives de celui que l’on a surnommé "le père du
froid", Charles Tellier, consistant à faire voyager les viandes fraîches entre l’Argentine et la France
finissent par réussir : en 1876, Tellier fait partir le frigorifique de Rouen pour l’Argentine et
l’Uruguay, chargé de 6 bœufs, 12 moutons, 1 porc, 50 volailles qui, après 500 jours de conservation
au froid, fourniront matière à un banquet.
C’est bien entendu dans le même processus qu’il faut inscrire la retentissante réussite commerciale
de Ferdinand Hédiard et du "Comptoir des colonies" qu’il ouvre en 1854, attestant ainsi un
élargissement des horizons alimentaires qui donne matérialité au rêve colonial : cueillis encore
verts, les fruits arrivent des Antilles, des Indes, du Brésil, d’Algérie, de Tunisie, du Congo, du
Tonkin. L’ananas, la banane deviennent les produits rois sur les tables des grands cuisiniers alors
que l’arrivée sur le marché parisien de dattes, mangues, ignames, choux caraïbes, annonce le
développement d’une cuisine exotique.
Ainsi, le progrès technique a modifié le rapport à l’espace et au temps non seulement des hommes
mais aussi de leur approvisionnement. La diversification des marchés rend disponible à un nombre
croissant de consommateurs des denrées jusqu’alors rares et coûteuses.
La production industrielle des aliments est elle aussi profondément bouleversée par les nouvelles
innovations scientifiques et techniques.
Assurée de débouchés croissants, l’industrie, avec la mise en œuvre de technicités gigantesques, de
mécaniques de production en série, innove, transforme, renouvelle les ressources alimentaires,
répand à bas prix des aliments donnés comme indispensables par la nouvelle science de la nutrition
qui fixe les rations alimentaires nécessaires à l’équilibre sanitaire des populations.
Au côté des procédés traditionnels qui perdurent dans la production artisanale (dessiccation,
salaison, fumaison, etc.), l’industrie renouvelle les modes de conservation. En 1845, sont tentées les
premières formes de lyophilisation destinées à l’approvisionnement des troupes et des hôpitaux :
cuits à la vapeur, découpés, séchés, les légumes sont comprimés sous presse hydraulique (1 m3
contient 25 000 rations) avant d’être réhydratés à l’eau bouillante. D’autres modes de dessiccation
sont tentés à l’échelle industrielle, notamment la basse température qui, provoquant la congélation
de l’eau contenue dans les substances animales, favorise une asepsie spontanée qui rend les viandes
inaltérables : à la fin du siècle est mise sur le marché une poudre de viande obtenue par ce procédé.
Dans le domaine de la conservation des aliments, après quelques tentatives, dont on finira par
dénoncer la nocivité, de conservation de fruits et de viandes placés dans des bocaux où l’air a été
remplacé par des gaz sulfureux, c’est le procédé par exclusion d’air, revendiqué par Appert en 1804,
qui sera retenu par l’industrie : la stérilisation se fait désormais dans des chaudières fermées munies
Ces productions non onéreuses vont favoriser la falsification de produits de moins grande
consommation comme les sirops, liqueurs et confitures : l’industrie mettra par exemple sur le
marché des "confitures fantaisies", confectionnées à partir de lichen ou de colle du Japon, de
saccharine, de colorants et d’arômes artificiels de prune, abricot ou fraise. Ici, ce sont alors le
potiron ou le navet qui tiennent lieu de fruits. L’impact sur les prix est édifiant : elles sont vendues à
0,40 francs le kilogramme alors que les vraies confitures sont vendues à 1,20 francs le kilogramme.
C’est encore l’huile de coton produite à bon marché qui remplace l’huile d’olive, l’alcool de maïs
qui remplace le cognac, etc.
La falsification s’attache encore à produire à moindre coût, avec le moins de matière première
possible, des substances dont la consommation peut désormais s’accroître : le lait est fréquemment
largement coupé d’eau, et retrouve une onctuosité avec l’adjonction d’un mélange de fécule, d’huile
et de cervelle animale ; nombreux sont les fromages confectionnés avec des pommes de terre ou de
la farine de pois, les farines falsifiées à la fécule de pomme de terre, pour ne citer que quelques
exemples.
Les mutations engendrées par le développement des techniques et par l’application des progrès de la
chimie à la production alimentaire vont être diversement reçues par les consommateurs.
Entre exaltation, foi dans le progrès, esprit positiviste, et anxiétés, peurs, stigmatisations de
l’innovation, les tensions contradictoires entre les modernes et les anciens marquent le tournant du
XXe siècle.
Les principaux arguments des défenseurs de la modernité alimentaire tiennent à ce que le Vicomte
Georges d’Avenel appelle le "nivellement des jouissances" (1913). A grand renfort de chiffres sur
l’évolution croissante des marchés de la consommation, ces tenants de la modernité défendent "la
nourriture moderne", c'est-à-dire les nouvelles conditions de l’approvisionnement en denrées, la
production industrielle en série, la grande distribution, la baisse des prix de revient des denrées qui
favorisent une "massification de la consommation". Nous retrouvons là la référence à l’industrie
égalitariste défendue par Michelet comme accès progressif du plus grand nombre non seulement à
la nourriture nécessaire, par exemple à travers les extraits économiques de viande qui,
conformément aux préceptes nutritionnels prônés par les médecins hygiénistes, sont censés procurer
à moindre coût une ration d’entretien et de nouvelles ressources alimentaires aux plus pauvres, mais
encore au "plaisir du superflu" que procurent les "similaires inférieurs" : "La clientèle de tous ces
similaires inférieurs est en général trop peu à l’aise pour payer le prix au-dessous duquel ne
sauraient descendre les denrées d’une qualité authentique. S’il lui plaît, à défaut de réalité, de se
contenter d’une ombre, n’y aurait-il pas cruauté à la tirer d’une erreur qui lui est chère ? Il entre
dans nos joies et dans nos douleurs une grande part d’imagination", écrit à ce propos d’Avenel.
Pour les tenants de la modernité alimentaire, l’abondance qu’elle procure devient l’outil privilégié
du progrès social, de la lutte contre la morbidité et l’étiolement des nouvelles générations, ces
signes de dégénérescence qui hantent les autorités et ordonnent la promotion d’une politique de
santé publique apte à favoriser la multiplication des intelligences et des bras : "La question sociale
est une question d’estomac" résume en 1906 le 1er Congrès international d’hygiène alimentaire.
Dans le même temps, l’aliment moderne inquiète et pose de nouvelles questions de santé publique.
Si disettes et carences graves ont incontestablement disparu par l’accroissement de la production
agricole, si l’hygiène alimentaire a progressé, et si les maladies d’origine alimentaire, comme
pellagre, ergotisme, dysenterie, choléra, ont considérablement régressé, de nouvelles peurs se font
jour autour de la production industrielle d’"aliments chimiques" et des nouvelles formes de
falsifications.
Ces inquiétudes face à la modernité s’attachent d’abord aux questions de santé publique. En effet,
conduit à l’échelle de l’industrie, l’art ancestral de la corruption alimentaire favorise, en ces temps
de laisser-faire triomphant, une concurrence de plus en plus déloyale. Pour produire à moindre coût
et investir le marché de masse, l’industrie manipule les caractères sur lesquels se fonde
traditionnellement la reconnaissance des aliments - couleur, odeur, goût - et n’hésite pas à défendre
une nouvelle conception du similaire inférieur, par l’ajout à des matières premières, de substances
dont la nocivité sur l’organisme est pourtant connue : minium, oxydes de fer, ocres employés pour
colorer le chocolat produit à partir de suifs divers ; sulfates de chaux, os pulvérisés, pierres calcaires
pour adultérer les farines ; colorants toxiques, sels cuivriques ajoutés au pain ; plâtre, grès en
poudre, sels chimiques mêlés au sel marin, pour ne citer que quelques exemples inlassablement
répétés dans nombre d’ouvrages et d’affiches : "Mais en vérité, docteur, dans nos villes aujourd’hui,
on ne sait plus ce qu’on mange !", c’est par cette phrase que commence la dénonciation opérée dans
la feuille consacrée dans les années 1880 aux principales falsifications de ce que l’on mange.
Ainsi, les partisans de l’ancien s’attachent à dénoncer la modernité comme ère du faux, des ersatz,
des imitations, corruptions, adultérations, d’autant de mensonges destinés à servir les intérêts
économiques d’une industrie puissante, occupée à tirer partie de la science pour vendre au prix le
plus élevé possible le moins de matière nutritive possible. Si certains vont jusqu’à y voir une
nouvelle forme d’exploitation des masses laborieuses, les dénonciations se multiplient, notamment
dans des ouvrages qui donnent aux consommateurs les moyens de reconnaître les falsifications :
citons par exemple Plus de fraudeurs, les falsificateurs dévoilés publié en 1858, ou encore Sus aux
fraudeurs paru en 1884.
Ce sont encore dans des livres de cuisine ou dans des ouvrages consacrés à de tout autres questions
que les dénonciations s’opèrent. Le cuisinier Jules Favre, pourtant connu pour être un fervent adepte
de la science alimentaire et du progrès, dénonce dans la Science culinaire (1882) : "L’alimentation
publique est aujourd’hui livrée à la chimie culinaire (…) Plus rien n’est vrai, plus rien n’est pur.
Partout de belles étiquettes mais autant de mensonges (…) S’il est nécessaire que le cuisinier
connaisse la chimie, la chimie ne saurait produire des aliments, l’homme ne vivant pas de produits
chimiques". Alfred Robida, fervent opposant de la modernité et connu pour ses positions contre
l’industrie, le machinisme, l’indigestion de fer, de fonte et de produits chimiques - c’est à lui que
l’on confie la reconstitution d’un village du "Vieux Paris médiéval" à l’Exposition universelle de
1900 -, dénonce dans le Vingtième siècle (1892) à propos de l’alimentation moderne : "Tout est
faux, tout est feint, tout est fabriqué, imité, sophistiqué, adultéré, et nous sommes en un mot tous
empoisonnés par tous les Borgias de notre industrie trop savante"
Outre la chimie, ce sont encore les intérêts économiques cosmopolites que dénoncent les opposants
de la modernité alimentaire. En effet, l’internationalisation des échanges que nous avons déjà
évoquée s’accompagne de l’internationalisation des capitaux qui s’attache plus particulièrement au
domaine de l’industrie alimentaire et de l’hôtellerie : dès le Second Empire, en effet, nombreux sont
en France les capitaux suisses, allemands, anglais, autrichiens, investis dans ces secteurs, une
situation qui ne manque pas de provoquer la dénonciation de la "dénationalisation" des traditions
alimentaires françaises. En réalité, dans tous les domaines de l’innovation, et dans celui de
l’alimentation en particulier, la concurrence internationale est importante : dans le domaine de la
conserve, par exemple, les productions françaises rivalisent avec les conserves d’Angleterre (on
songe au populaire corned-beef de John Gamble au début du siècle), d’Australie, d’Amérique du
Sud, des Etats-Unis où Chicago et St Louis produisent des denrées à des prix défiant toute
concurrence, selon une méthode qui relève à la fois de la salaison, du boucanage et du procédé
Appert, et qui leur permet d’investir les marchés de masse.
Le discours médical lui même s’attache à dénoncer les méfaits d’une certaine modernité alimentaire
et des risques relatifs à la santé publique qu’elle induit.
En effet, pour être utilement assimilé par l’organisme, l’aliment doit posséder les qualités nutritives
attendues et requises. Or, un produit disponible mais inadapté, un "similaire inférieur" – sans même
évoquer l’aliment adultéré - est-il encore une nourriture ? Avec le développement de l’hygiénisme,
les médecins multiplient les expertises et les mises en garde, attirent l’attention des autorités sur
l’alimentation insuffisante, non nutritive et non fortifiante, et sur les toxicités progressives et
indécelables, qui affaiblissent l’organisme, le rendent vulnérable aux épidémies et apparaissent
comme une cause essentielle de risque de dégénérescence. Nombreux sont les médecins hygiénistes
- Tardieu, Fonssagrives, Proust, Monin, etc - qui, comme le Dr Michel Lévy, dénoncent les dangers
d’une économie mal comprise au détriment de la santé publique. Dans son Traité d’hygiène paru en
1879, ce dernier s’insurge : "Personne ne peut dire jusqu’où va le dommage irréparable qui en
résulte pour la santé des classes les moins aisées, et quelle part revient à la sophistication
alimentaire dans la détérioration progressive de leur constitution, dans le nombre et la gravité de
leurs maladies, dans leur mortalité, si disproportionnée avec celle des classes supérieures par leur
aisance, c’est à dire principalement par le prix qu’elles peuvent mettre au choix de leurs aliments".
Aussi, sous le Second Empire, au moment où s’affirme une volonté interventionniste de l’Etat,
notamment dans le domaine de l’hygiène et de la santé publiques, se précise le rôle des autorités en
matière d’alimentation : deux tâches lui reviennent : assurer le quantitatif, c'est-à-dire assurer aux
populations une nourriture suffisante en multipliant les mesures incitatives susceptibles de favoriser
l’accroissement des productions de denrées ; garantir le qualitatif, c'est-à-dire garantir la santé
publique contre les spéculations coupables de la sophistication, mettre les citoyens à l’abri du
poison.
Le devoir des autorités publiques vis-à-vis de la surveillance des denrées alimentaires s’exprime
non seulement à travers de nouvelles mesures qui garantissent une sévérité pénale accrue vis-à-vis
des empoisonneurs publics, mais encore à travers la mise en place d’instruments scientifiques de
contrôle de la qualité alimentaire : réglementations en matière de viande et de maladies animales,
interdictions de substances dont la nocivité est scientifiquement attestée (colorants, plomb, zinc,
étain), s’assortissent de véritables politiques avec la création à Paris du Laboratoire municipal
(1851) puis du Laboratoire de Chimie de la préfecture de Police (1878) destiné à analyser les
denrées prélevées par des inspecteurs chez les commerçants. En 1880, le public est autorisé à y
déposer des aliments qu’il décide de faire analyser. Lyon se voit équipé en 1886, St Etienne, Brest,
Grenoble, en 1887.
Le dispositif se clôt partiellement par la loi de 1905 relative à la répression des fraudes dans la
vente des marchandises et des falsifications des denrées et des produits agricoles.
Inscrites dans la modernité, tournées vers une innovation qui appelle des normes et un contrôle
croissant, les nouvelles orientations de la production alimentaire destinées à nourrir le peuple
croissant des villes, engendrent des inquiétudes, stimulent des tensions entre ancienne culture de la
table paysanne ou bourgeoise, fondée sur la proximité et les produits du sol, et une culture de la
table industrielle dominée par la science et la chimie.
L’anxiété s’exprime face au modernisme qui ne peut s’assortir que d’une irrémédiable perte de
l’ancien : nombreux sont les auteurs qui déplorent la perte des traditions, du goût, de l’identité
alimentaire de la France : c’est Lucien Tendret qui déplore, en 1882, dans La Table au pays de
Brillat-Savarin, que "les saines traditions et les précieuses recettes du passé (soient) oubliées ou
perdues", Louis Forest, fondateur en 1912 du Club des Cent destiné à "conserver les traditions
culinaires du pays face aux hôteliers internationaux, par définition sans patrie, qui vont d’un pays à
l’autre, ignorant l’âme des provinces et capables, s’ils passaient en Bresse, d’ouvrir pour leurs
clients des boîtes en fer blanc garnies de poulets de Chicago", ou Jean Charles-Brun, chantre du
régionalisme du début du XXe siècle, qui déclare en 1924 "Nos traditions gastronomiques sont en
danger, comme les autres. L’éducation du goût se perd ; on mange vite et mal" et s’insurge contre
"les sauces en bouteilles, mixtures savantes et délétères, conserves et bouillon cubiques".
C’est que la modernité des formes de la production, de l’approvisionnement, de la distribution
alimentaires, l’essor des mobilités et des échanges, le gigantisme des circulations et des productions
de masse sont non seulement soupçonnés de provoquer la standardisation et l’uniformisation des
denrées et des goûts mais sont accusés d’induire la perte des repères coutumiers : les rythmes
ancestraux qui étaient ceux de la nature sont transgressés par les transports qui ont modifié le
rapport à l’espace et au temps, par les conserves qui ont bouleversé les calendriers saisonniers de la
consommation, les cycles de vie des aliments, par les plats tout prêts, les produits lyophilisés qui
ont supprimé les temps de préparation, et même par l’instantanéité de la cuisson au gaz puis à
l’électricité : "Peut-on adopter sans réserves l’enthousiasme affiché pour les biftecks électriques
par quelques amateurs électrisés ?" s’interroge à la fin du siècle la revue Pot-au-Feu qui présente
un nouveau "grill électrique". Pour Robida, l’alimentation est touchée par les rythmes de la vie
moderne, par "l’existence hâtive, énervée, la vie électrique, le nervosisme général produit par
l’électricité ambiante qui circule partout autour de nous et qui nous pénètre".
En réaction à la modernité, se développe ainsi un discours qui affirme la nostalgie de la tradition
comme antidote aux méfaits de la modernité. Sur ces tensions se construit un système de
représentations qui fait des campagnes, idéalisées et mythifiées, des espaces épargnés par le
mouvement du progrès, le conservatoire des modes de vie et de la sensibilité du passé : saines,
gardiennes des traditions familiales et religieuses, expression d’un autrefois d’avant la révolution
industrielle et l’urbanisation, c’est sur elles que se cristallise l’illusion d’une possible réversibilité
du processus de modernisation.
Notons à cet égard la permanence de ces représentations dont témoigne encore une enquête OCHA
menée en France en 2001 par Christy Shields, sous la direction de Claude Fischler. A la question,
"dans l’objectif du bien manger où iriez-vous dans le temps et dans l’espace", 33 % des sondés ont
répondus "la France dans le passé", 53 % ont répondu "la France aujourd’hui dans l’espace
régional" qui incarne encore la tradition, le respect des identités, la sécurité alimentaire.
Je ne saurais conclure cette communication sans m’interroger sur ce que la mise en perspective
historique peut apporter aux questionnements contemporains.
J’ai, en effet, souhaité dans cet exposé mettre en évidence la proximité des questionnements entre le
XIXe et le XXIe siècle : il ne s’agit pas de minimiser le changement d’échelle notable qui affecte,
entre ces deux périodes, la production et la distribution alimentaires, la diffusion des savoirs et de
l’information. Il reste néanmoins que nos sociétés entrées dans une ère d’abondance jusqu’alors
inégalée, où règnent la technologie, la chimie, la génétique, présentent des résistances à la
modernité qui s’expriment à travers des "crises", des peurs, une stigmatisation de l’industrie
soupçonnée d’empoisonner le consommateur, un refuge dans le terroir qui incarnerait et garantirait
une qualité d’alimentation qui serait celle d’un "autrefois" d’avant la révolution industrielle.
Si de nombreux travaux ont montré que l’alimentation était bien le lieu de prédilection de la
cristallisation des peurs longtemps basées sur "le manque", la mise en perspective historique permet
peut-être de distancier et de relativiser les phénomènes contemporains : les peurs ont existé de façon
plus ou moins analogue au siècle dernier, et les vecteurs principaux de nos craintes - progrès,
génétique, chimie, industrie, etc - étaient déjà ceux du XIXe siècle.
A ce titre, l’histoire peut proposer un nouvel éclairage de la question de la modernité, de ses
perceptions et des craintes exprimées face à l’innovation.
En effet, dès le XIXe siècle, les conditions sont réunies pour penser la "modernité" – nous avons vu
que le terme naît dans les années 1860 –: les mutations très rapides des sciences et des techniques,
le progrès devenu visible pour tous, développent une conscience particulière du nouveau et de
l’ancien, des traditions et de l’innovation. A cet égard, faut-il rappeler que le XIXe siècle est celui
du développement de la science historique, de l’ethnologie, de l’anthropologie ; il est encore celui
de la découverte de l’abîme du temps géologique et cosmique, de la découverte de l’évolutionnisme
et des temps préhistoriques qui posent les questions inquiétantes de la marche du temps et de
l’évolution de l’homme, d’où nous venons et conséquemment où nous allons. On peut dire que le
XIXe siècle développe une sur-conscience de l’historicité, des ruptures et des continuités. La
conscience de la modernité développée à l’échelle de toute la société depuis le XIXe siècle se
distingue donc fondamentalement des conflits qui opposaient les anciens et les modernes des siècles
passés : c’est la raison pour laquelle on va désormais parler de vie moderne, de civilisation
moderne, de société moderne.
Se pensant et se situant dans le temps, le XIXe siècle se représente un passé dont il prend conscience
qu’il est définitivement dépassé, et développe une vision de l’avenir, une projection dans un futur
où se disent les craintes et les anxiétés de ce qui peut ou va être : la conscience du progrès ne va pas
ici sans la crainte de la régression. C’est ce que peut notamment dire l’histoire face aux peurs
alimentaires contemporaines.
Y a-t-il des leviers pertinents à actionner face à des craintes en grande partie liées à la conscience
que nous avons développée de notre place dans l’histoire et de l’évolution du progrès ? Les
réponses que sont, dans le domaine alimentaire, le contrôle, la qualité, la traçabilité, etc., sont-elles
en mesure de supprimer ces craintes ? Ne faut-il pas admettre que la conscience du progrès va aussi
avec la crainte du progrès et avec un certain niveau de sentiment d’insécurité lié à la perception que
nous avons de la modernité et ce, alors même qu’aujourd’hui, la sécurité alimentaire est beaucoup
mieux assurée que par le passé ?
DEBAT
Annie Hubert
Merci pour ce discours extraordinairement moderne, qui cloue le bec à ceux qui disent que c’était
toujours mieux avant.
Julia Csergo
Ce n’était pas péjoratif. Des enquêtes sont faites pour essayer de qualifier le comportement des
consommateurs et à partir de là nous essayons de trouver des réponses. Finalement, si on se pose
des questions en termes de sécurité alimentaire, on va pouvoir donner un certain nombre de
réponses et l’on en donne. De toute façon, il y aura toujours un déplacement de la crainte, de
l’anxiété vers autre chose. Peut-on véritablement donner des réponses ou ne faut-il pas admettre que
l’anxiété fait partie de notre façon de voir l’Histoire et de voir le futur parce que nous sommes des
êtres historiques ? Les questions que l’on peut soulever, les réponses que l’on peut apporter sont
importantes mais je constate qu’il y a toujours un déplacement vers autre chose.
Julia Csergo
Sur les façons de manger et les comportements des consommateurs, l’Histoire est pleine
d’enseignements. Les individus se plaignent à la fin du 19ème siècle de manger vite. Manger vite,
grignoter, ne pas avoir d’horaire en termes de repas n’est pas contemporain. Les horaires des repas
se sont codifiés assez tardivement, on grignotait, on mangeait debout, on mangeait dans la rue, il y
avait énormément de vente à emporter au moyen âge, aux temps modernes, au 19ème siècle on
mangeait dans la rue. J’ai réalisé une petite enquête à ce sujet et je dirais que nous avons
exactement le même type de comportement alimentaire, la seule différence étant que
traditionnellement, même si on mangeait debout, même si on mangeait dans la rue etc., on
s’arrêtait, on faisait une pause, alors qu’aujourd’hui on peut manger en faisant autre chose, en
travaillant, en faisant les courses etc., chose qui ne se faisait pas auparavant.
Julia Csergo
Je suis tout à fait d’accord, nous ne tolérons plus le risque, mais il me semble que souvent, dans les
réponses apportées aujourd’hui, ce risque est toujours pris en considération et que l’on devrait peut-
être dire plus clairement qu’il y a une part de risque, que le risque zéro n’existe pas, que l’anxiété
zéro n’existe pas. Nous sommes dans une société totalement sécuritaire et plus nous apporterons des
réponses, plus les anxiétés se déplaceront.
Les modes de vie vont surtout être appréhendés comme la répartition des activités (des
comportements) dans le temps et dans l’espace. Mais les individus vivent dans différents groupes
sociaux (famille, unités de production, loisirs) et leurs comportements sont donc intégrés dans les
pratiques sociales et déterminés par les cultures (représentations, normes et valeurs).
Les évolutions des types d’activités sont partiellement conditionnées par les contraintes de temps.
Les 24 heures quotidiennes se répartissent entre du temps contraint (repos et entretien du corps) et
du temps "disponible". Celui-ci se répartit entre des activités de production et des activités non
productives de consommations, de "loisirs". Les premières procurent des ressources en produits et
revenus qui sont consommées lors des secondes.
Lorsque les revenus augmentent, le temps affecté aux loisirs est en continuelle progression : de
l’ordre de 1 heure par jour au cours des 25 dernières années.
Les comportements alimentaires s’insèrent dans l’ensemble des autres activités et sont ainsi
déterminés par les contraintes spatio-temporelles liées à ces activités. Or, pour manger, il ne faut
pas seulement de l’argent. Il faut du temps car la plupart des produits alimentaires vendus ne sont
pas directement mangeables. Les mangeurs doivent finir la production des produits qu’ils achètent
semi-finis. Ils sont ainsi dans la même situation que lorsqu’ils confectionnaient leurs vêtements
avant le développement du prêt à porter.
Pour assurer cette production domestique, il faut des équipements et du travail, donc du savoir-
faire, du temps disponible ou du temps que l’on accepte d’y consacrer. Cette activité est encore
culturellement très majoritairement considérée comme un rôle féminin. Mais les femmes
poursuivent plus leurs études. Elles cherchent une activité professionnelle pour se valoriser
socialement et pour assurer leur autonomie financière (en liaison avec la croissance des divorces et
du pourcentage de femmes célibataires). Les femmes "actives" consacrent alors près de 2 fois
moins de temps aux activités domestiques que les "femmes au foyer". Les jeunes femmes sont
moins "maîtresses de maison" et "mères au foyer" : elles trouvent les activités domestiques peu
valorisantes ("bobonne derrière ses fourneaux").
La contrainte de temps s’impose même aux plus riches qui ne disposent que de 24 heures par jour.
Et dans nos sociétés dites "de consommation", le temps des loisirs concurrence celui des activités
domestiques. Pour une partie croissante de la population, la contrainte de temps disponible devient
plus importante que celle des revenus.
Les acheteuses et préparatrices d’aliments sont alors de plus en plus intéressées par des aliments
associant des services de conservation et de préparation que nous avons qualifiés de "prêt à
manger" (par association avec le prêt à porter). Dans les dépenses alimentaires, la part des produits
bruts et nécessitant beaucoup de temps de préparation régresse au profit de celle des produits les
plus directement consommables, y compris dans la restauration hors domicile.
180000
Bar, Cafés
160000
140000
Boissons
120000
Restaurants
100000
80000
Prêts à manger
60000
Préparés
40000
A préparer
20000
Agricoles bruts
0
60
63
66
69
72
75
78
81
84
87
90
93
96
99
02
19
19
19
19
19
19
19
19
19
19
19
19
19
19
20
La croissance des niveaux de vie, le développement du salariat, la distance entre l’habitat et les
lieux de production et l’évolution de la place et du rôle social des femmes sont ainsi des facteurs
contribuant de manière cumulée à ce transfert de la production domestique alimentaire vers le
système marchand. Celui-ci se traduit globalement par une régression de l’autoconsommation, une
demande croissante de produits prêts à manger et une fréquentation croissante des diverses formes
de restauration.
90
91
92
93
94
95
96
97
98
99
00
01
02
Total autoconsommation
19
19
19
19
19
19
19
19
19
19
20
20
20
1960 1980 2000
Unités en tonnes.
Source : SYNAFAP, ADEPALE
Comme les achats et les préparations, les prises alimentaires se réalisent dans le jeu de contraintes
liées aux autres comportements : les activités de production (lieux, temps, rôles sociaux) et les
activités non productives (repos, loisirs...) mais aussi en fonction des approvisionnements et des
pratiques culinaires. Ces activités entraînent également des contraintes qui jouent un rôle
déterminant sur les contenus des prises alimentaires, sur leurs formes (espaces, temps, ustensiles,
manières de table…) et sur leur sociabilité ( prises individuelles ou collectives). Ceci est
particulièrement important pour les déjeuners des jours de travail des salariés, comme l’illustre
cette enquête effectuée en 2001 pour le Conseil Général de Loire Atlantique.
Moins de 10 mn 1%
De 10 à 20 mn 11% 33 %
De 20 à 30 mn 21%
17%
De 30 à 40 mn
De 40 à 50 mn 16% 67 %
De 50 mn à 1h 18%
Plus de 1h 17%
Les combinaisons de ces différentes caractéristiques aboutissent à une variété importante des types
de prises alimentaires selon les contextes (lieux, moments, convives). Les observations menées au
cours des dernières années permettent de schématiser l’éventail de ces prises dans la figure
suivante.
L’organisation dans le temps est disposée sur l’axe vertical avec les contenus liquides/solides,
sucrés/salés et les quantités des rations ingérées. L’organisation dans l’espace et le degré de
commensalité sont représentés sur l’axe horizontal. Le degré de normalisation est représenté sur
l’axe allant du quadrant en bas à gauche au quadrant en haut à droite.
La majorité des prises (en italiques) est bien appelée "repas". Mais il existe également d’autres
prises moins normalisées, y compris dans leurs dénominations. L’individualisation croissante des
modes de vie entraîne en effet une déritualisation des prises alimentaires, renforcée par la baisse
des influences religieuses et morales. Claude Fischler a désigné cette réduction des normes
alimentaires par la "gastro-anomie".
De plus, dans le nouveau contexte de surabondance alimentaire, la convivialité associée aux repas
(le partage de la même nourriture) perd son importance : les mangeurs partagent un temps de vie
dans le même espace mais beaucoup moins le même menu.
Même si le modèle du repas demeure très majoritairement la norme dans les pays de culture latine,
de nombreux facteurs convergent pour favoriser une poursuite du développement de ces nouvelles
formes de prises alimentaires. Les évolutions démographiques comme le vieillissement de la
population (et donc la croissance des personnes vivant seules) et la réduction de la taille des
familles entraînent des prises individuelles. Les évolutions des systèmes de valeurs comme la
réduction de l’importance de la vie sociale de groupe et la croissance de l’individualisme des
modes de vie poussent à l’individualisation des prises. L’irrégularité des prises et leur caractère
individuel sont également favorisés par les évolutions des modes de vie : l’organisation du travail
avec les horaires variables, de nuit, les déplacements, l’éloignement entre les lieux de travail et
l’habitat ainsi que le développement des activités de loisirs. Le développement de l’urbanisation,
associé à la rapidité des moyens de transports, favorise également le développement des
déplacements. Ces prises individuelles sont aussi favorisées par l’évolution de l’offre alimentaire,
et notamment par le développement de produits prêts à manger et les nouvelles formes de
distribution : distribution automatique, livraison (travail, domicile), ambulants, stations services…
Les populations, dont les revenus ont également fortement augmenté au cours de la même période,
sont alors confrontées à une situation qui n’a jamais été rencontrée dans l’histoire de l’espèce
humaine : l’abondance. Les humains ayant presque toujours vécu dans un environnement de
pénurie ont "peur de manquer". Cette émotion primaire de survie les amène à une attirance pour les
aliments et les nutriments très énergétiques et une préférence pour les saveurs sucrées et les lipides
("le gras"). Lorsqu’ils sont confrontés à des disponibilités alimentaires supérieures à leurs besoins,
les humains font ainsi des réserves en masse adipeuse qu’ils réutilisent lorsque la pénurie revient.
Mais cet environnement nouveau d’abondance les conduit à une attitude paradoxale : "faire
maigre" en "période de vache grasse" qui perdure.
Les fractions de la population sortant du seuil de pauvreté (nouveaux riches) deviennent alors
obèses. Pour le reste de la population, après une prise de conscience de la saturation, un
réajustement semble s’opérer dans les rations. Les plus riches et la science (la nutrition, science de
riches) développent le modèle de rêve du "moins manger" pour "mieux vivre" et "vivre plus
longtemps sans vieillir". Il faudra sans doute plusieurs générations pour la diffusion de ce modèle
d’adaptation aux nouveaux modes de vie et au nouvel environnement.
Les comportements des mangeurs évoluent en effet très lentement sous l’effet complexe de
nombreux déterminants que nous pouvons schématiser selon le modèle suivant, dont cet exposé n’a
pu aborder qu’une partie.
Individus
Sexe Age
Système social Corps
Sociologie Psychologie
psycho -sociologie
Nutrition
anthropologie
Attitudes - Préférences
Activités
non-alimentaires
Loisirs
Profession Contraintes :
(hors domicile)
Espace Temps
Les environnements des individus résumés dans les systèmes technico-économique et socio-
culturel sont évolutifs et déterminent les dynamiques des modèles. Nous avions déjà repéré les
évolutions évoquées aujourd’hui en conclusion de notre thèse en 1986 : "Un nouveau modèle de
consommation alimentaire qui s’articule autour de deux objectifs principaux : l’équilibre
nutritionnel ("forme et bonne santé"), ainsi que la réduction des budgets monétaires et temporels
que les unités socio-économiques de consommation consacrent à l’alimentation au profit des
loisirs". La réduction du temps se confirme bien. Quant à l’équilibre nutritionnel, c’est une autre
histoire.
DEBAT
Jean-Louis Lambert
C’est un concept qui ne correspond peut-être pas à une très grande réalité, qui fait l’objet de débats.
On désigne par là une société qui a peu de normes, peu de règles. Autant certaines sociétés
préconisaient de manger à telle heure, de manger selon un menu précis, autant ces normes
s’estompent un peu, au moins dans certaines fractions de la population.
Un intervenant de la salle
J’aimerais avoir une précision concernant les catégories de plus bas revenus. Vous avez dit que
dans ces catégories, l’évolution du temps consacré aux loisirs était plus importante et vous avez fait
le parallèle avec l’enquête brésilienne qui montrait que les populations de plus bas revenus étaient
celles qui consacraient le plus de temps aux préparations culinaires. Qu’en est-il en France
concernant l’évolution du temps consacré à l’alimentation pour ces catégories de plus bas revenus ?
Jean-Louis Lambert
Si l’on fait une comparaison internationale entre les catégories de bas revenus, et notamment entre
les revenus en France et les revenus au Brésil, même les RMIstes français doivent avoir un niveau
de revenu moyen cinq à dix fois supérieur à celui des favelas des grandes agglomérations
brésiliennes. Il faut donc relativiser. Ce qui est qualifié de bas revenus chez nous correspond à des
revenus plutôt au-dessus du seuil de pauvreté dans la plupart des cas, et en tout cas nettement
supérieurs à ce que l’on appelle le seuil de pauvreté dans des pays en développement. Dans des
pays beaucoup moins riches, la contrainte économique est très forte, les individus ont un pouvoir
d’achat moindre, ils vont devoir consacrer plus de temps à la préparation, s’ils ont bien sûr les
moyens, ce qui n’est pas forcément toujours le cas. Peu d’enquêtes ont été réalisées dans ces
milieux-là en France. A ma connaissance, une enquête a été réalisée il y a quelques années, pilotée
par l’association "Revivre". Un sans domicile fixe n’a pas de matériel culinaire et il doit donc se
contenter d’acheter des produits plus ou moins prêts à manger, même si c'est un peu plus cher. Le
niveau de vie moyen français par rapport au niveau de vie moyen brésilien est à peu près quatre fois
supérieur.
Jean-Louis Lambert
Tout à fait. Le temps vécu ou notre représentation du temps vécu est bien sûr variable. Un travail
réalisé par un étudiant de DESS de Toulouse l’année dernière a montré assez bien que le temps
culinaire du week-end n’est pas forcément perçu comme le temps culinaire de la semaine. Le temps
culinaire de la semaine est plutôt considéré comme une corvée, alors que le temps culinaire du
week-end est considéré un peu plus comme un temps de loisir. Du côté des hommes, le jardin
potager peut être une activité de production domestique contrainte dans les populations de bas
revenus pour compenser, alors que les trois pieds de tomates à la résidence secondaire dans un coin
de la pelouse correspondent davantage à une activité de loisir. Dans d’autres activités domestiques,
comme celle des vêtements, c'est la même chose. Les femmes qui tricotent pendant les vacances ou
le week-end le font parce que cette activité les détend. J’ai insisté sur le temps contraint parce que
nous sommes majoritairement plus souvent dans du temps contraint que dans du temps de loisir au
sens large.
Jean-Pierre Corbeau
Vous avez dit que nous passions moins de temps à manger. Or, toutes les enquêtes montrent que
nous passons moins de temps à table, mais qu’en réalité toutes les activités de production et de
distribution ont plutôt tendance à augmenter. D’autre part, il me semble que la restauration hors
domicile est comptabilisée comme dépense de loisir, ce qui changerait beaucoup les courbes que
vous nous avez montrées.
Jean-Louis Lambert
Votre première remarque est tout à fait juste. Je renvoie au travail de Jean-Pierre Poulain qui
décortique beaucoup les types de prise alimentaire en dehors du repas. J’ai simplement pris
l’exemple d’un sondage restreint, et particulièrement sur le temps consacré au déjeuner en semaine.
Les temps festifs, et les historiens pourraient le rappeler, le temps du repas de mariage ou du repas
de communion ont eu tendance à baisser également. Concernant votre seconde question, il existe
deux grands sous-ensembles de prise alimentaire extérieure. D’une part, les prises alimentaires des
jours de semaine associées aux activités de production, aussi bien chez les enfants en âge scolaire
ou les étudiants que chez les salariés, sont très nettement vécues comme du temps contraint et de
l’espace contraint. En revanche, le second grand groupe de pratiques de restauration est beaucoup
plus associé à diverses formes de loisirs ou festives, sachant que les deux termes n’ont pas tout à
fait le même sens et ne se traduisent pas forcément par les mêmes rituels et que les activités festives
sont très ritualisées, alors qu’il y a peut-être moins de rituels de vacances ou de sorties au cinéma
etc…
J’avais mené une investigation qui avait fait l’objet d’un article dans la revue "Autrement" consacré
aux statistiques il y a une dizaine d’années. C’est assez compliqué parce que si vous achetez une
semaine de village de vacances, le package va comprendre à la fois le billet d’avion, l’hôtellerie et
les buffets. Même chose pour tous ceux qui font des déplacements, le budget global hôtellerie et
restauration n’est pas forcément facile à différencier. Si vous passez une semaine à l’hôpital, les
repas seront comptabilisés dans le budget santé par l’INSEE.
Claude Fischler
J’aimerais répondre à la question de Georges Péquignot à propos de l’anomie. Le mot anomie vient
de "nomos" en grec, c’est-à-dire la loi, la règle. Le débat aujourd’hui se joue autour de trois notions
qui seraient anomie, hétéronomie et autonomie. Dans les sociétés traditionnelles, les comportements
alimentaires, mais pas seulement, sont hétéronomes, c’est-à-dire que la règle qui les gouverne est
produite en dehors des individus, en dehors de leur volonté individuelle. Ils appliquent des règles
qui se transmettent et quand on leur demande pourquoi ils font de telle manière, la réponse
invariable est qu’ils ont toujours fait de cette façon. Et dans les sociétés contemporaines, nous
oscillerions entre l’autonomie, qui est l’idéal de l’individualisme, c’est-à-dire opérer des choix
rationnels, individuels, conscients et autonomes produits à l’intérieur du sujet par le sujet, et des
situations anomiques avec des conflits de règles, de normes ou des absences de règles.
L’obésité vient d’accéder en France au rang de question politique. Depuis quelques années, les
questions de sécurité alimentaire avaient déjà pris une telle dimension en France et en Europe. Les
deux crises de l’ESB et l’embargo sur le bœuf britannique qui suivit avaient eu des répercussions
économiques et politiques internationales, européennes et même mondiales. Puis ce fut la crise de la
listeria qui fit la preuve en France que la gestion des périls microbiologiques pouvait constituer un
enjeu réel pour les gouvernements et les élus face à l’opinion et à l’électorat. A l’Assemblée
Nationale, au Sénat, ces derniers mois, l’obésité a suscité des prises de position et des débats, des
envolées rhétoriques, des rapports et même des textes législatifs. La presse et les médias reflètent
ces débats, dénonçant à l’occasion les "lobbies" et leurs pressions, le poids de l’industrie et les
faiblesses du gouvernement. On cherche des responsabilités, éventuellement des coupables, on
propose les mesures qui pourraient permettre de régler ou d’atténuer le problème et qui mettraient
fin à ce qui est perçu comme abus ou scandale. La question des distributeurs automatiques présents
dans les lycées et surtout celle de la publicité télévisée à destination des enfants cristallisent la
discussion en mettant en cause la responsabilité de l’industrie agroalimentaire. Elles sont présentées
comme autant d’éléments d’explication simples (probablement simplistes) pour l’augmentation du
poids moyen qui caractérise les sociétés développées et surtout "l’épidémie" d’obésité qui
l’accompagne et elles appellent, aux yeux de l’opinion, des mesures rapides.
Ainsi, l’obésité accède simultanément, dans le même mouvement, au statut de problème de santé
publique mondial et national et à celui de question politique nationale et, dans ce processus,
l’urgence affirmée des mesures conduit à une sorte de réduction politico-sociale. Le problème est en
effet bien plus complexe que les prises de position politiques et le débat public ne le sous-entendent.
Les mesures législatives ou réglementaires proposées dans la hâte, les plans d’action envisagés,
court-circuitent la réflexion et l’analyse. Moins que de penser l’obésité dans sa dimension totale,
qui est celle de la complexité, il s’agit en effet de proposer des mesures simples et "efficaces", c'est-
à-dire politiquement et médiatiquement "palatables".
Pour penser l’obésité, il faut penser en termes systémiques et même écosystémiques l’embonpoint,
le gras, les comportements alimentaires en général, les intérêts divers et multiples des acteurs,
l’environnement social et culturel, physique aussi, la biologie évolutionniste et la physiologie, les
modèles de minceur et de beauté, l’individualisme et le narcissisme contemporains, la hiérarchie
sociale, etc.
Pour l’illustrer, partons de ce dessin humoristique, jadis paru dans une publication de presse
américaine, et qui montrait deux experts de la Food and Drug Administration regardant passer,
perplexes, des obèses dans la rue.
"Comment se fait-il, s’interroge l’un, que plus on leur donne de l’information nutritionnelle et plus
ils semblent grossir ?" L’information nutritionnelle ferait-elle grossir ? Non, sans doute. Mais on
doit bien admettre que, aux Etats-Unis, les efforts pour réguler les prises alimentaires des individus,
pour promouvoir l’éducation nutritionnelle, ne datent pas d’hier, puisqu’ils remontent au XIXe
siècle. Le moins qu’on puisse dire, sans doute, c’est que ces tentatives n’ont, jusqu’à présent, guère
été couronnées de succès : l’information nutritionnelle ne fait peut-être pas grossir mais elle fait
certainement peu maigrir. Et à la vérité, on peut même se demander si elle ne constitue pas, sinon la
cause, du moins le marqueur d’une dimension plus profonde des déterminismes en cause. Cette
dimension-là, on peut en trouver la trace en examinant un deuxième dessin de presse.
Ce cartoon, trouvé sur Internet, représente un tribunal américain où un obèse occupe la place du
plaignant tandis que Ronald McDonald est à celle de la défense. L’obèse dit au juge en le montrant
du doigt : "Si ce n’est pas lui qui est responsable de mon obésité, alors qui est-ce ?"
Qu’y a-t-il de comique dans ce dessin ? Qu’est-ce qui est censé faire rire ? Pour son auteur - et pour
les rieurs - l’obèse se ridiculise en renvoyant la responsabilité à un autre que lui-même. En d’autres
termes, nous sommes tous maîtres et responsables de notre comportement alimentaire et l’obèse,
malgré tout, serait donc le premier responsable de son état.
La question posée, ou plus exactement la réponse à la question posée, n’est autre que celle de la
responsabilité individuelle. L’obésité, dans ce dessin, est présentée comme la conséquence d’une
défaillance de la volonté individuelle.
Parmi les acteurs du système de santé aujourd’hui, il est probable que beaucoup ne sont nullement
disposés à répondre positivement à la question "l’obèse est-il responsable de son état ?". Il y a un
paradoxe, pourtant, dans le fait que la stigmatisation de l’obèse subsiste en profondeur alors même
que la prévalence de l’obésité augmente, que le poids moyen des populations des pays riches
augmente aussi, bref : la banalisation de l’obésité n’a guère changé le jugement social sur l’obèse.
On peut le mesurer expérimentalement, comme le montrent les travaux de psychologie sociale dans
lesquels on demande aux sujets de formuler des jugements sur des personnes sur la base d’une
description ou d’une image. Les traits de caractère attribués aux obèses sont négatifs : on leur
impute de l’égoïsme, de la faiblesse, etc (Staffieri 1967 ; Cahnman 1968).
Une simple recherche sur Google à partir de la chaîne de caractères "trois kilos", à l’heure où
j’écris, produit 89310 résultats, dont une grande majorité sont pertinents : "Trois kilos à perdre
avant les vacances", ou encore "J’ai perdu trois kilos en un rien de temps", "Perdez trois kilos en
quinze jours", "Trois kilos non, mais de la cellulite oui", etc. Avec le chiffre quatre, on ne trouve
plus que 900 résultats environ, dont beaucoup ne sont pas pertinents. Avec deux, le résultat est
meilleur (11 900) mais, là encore, un très grand nombre de résultats ne sont pas pertinents. Il
semble bien que "trois kilos" corresponde à une représentation assez générale du problème de poids
le plus fréquent et le plus identifiable, celui qui est justifiable d’une action personnelle ("faire
quelque chose" : probablement un régime) mais pas encore d’une consultation médicale.
On est certes loin de l’obésité ; mais force est de constater que le problème du poids est général,
qu’il concerne très largement l’ensemble de la population des pays développés et qu’un grand
nombre de personnes semblent se reconnaître dans un problème de poids de l’ordre de trois kilos,
réels ou métaphoriques.
Deux sondages* réalisés par la même société à dix-sept ans d’intervalle ont posé la question
suivante : "Diriez-vous que les Français dans l’ensemble mangent trop, juste ce qu’il faut ou pas
assez ?" La réponse en 1971 était la suivante : "Trop : 50 %" ; en 1989, 63 %. Plus le temps passait
et plus l’on pensait en France que l’on mangeait trop.
La réalité est que, dans l’absolu, nous mangeons de moins en moins. Les Français mangeaient
environ 3 000 calories par jour en 1900, 1 800 à 2 200 calories aujourd’hui, soit un tiers de moins.
Nous avons dans l’ensemble à peu près ajusté notre prise alimentaire à la diminution de notre
dépense énergétique. Mais à peu près seulement. Malgré tout, le solde entrée/sortie en calories reste
légèrement positif. Or, rappellent les nutritionnistes, il suffit d’un solde positif de quelques calories
quotidiennes pour déterminer des augmentations de poids significatives à long terme.
L’augmentation moyenne du poids dans les sociétés développées résulte donc d’une part d’une série
de caractéristiques biologiques des organismes qui les peuplent - en l’occurrence le fait que Homo
Sapiens sapiens, on peut le supposer, a subi au cours de l’évolution des pressions sélectives qui
résultaient plutôt de pénuries ou d’incertitudes que de pléthores permanentes. La variabilité
individuelle à l’intérieur de l’espèce explique le fait que certains individus présentent une aptitude
plus remarquable que d’autres à stocker de l’énergie sous forme de graisse dans leur organisme.
L’ensemble de la population tend donc à augmenter ses « réserves » en situation de pléthore
continue et de dépense énergétique diminuée. Les individus prédisposés à un "stockage" plus
efficace voient leurs "réserves" devenir excessives.
Mais la dimension biologique du phénomène n’est qu’un aspect de la question. Il y a un contexte de
prédispositions activées ou inhibées dans le cadre des interactions du phénotype qui en est porteur
avec l’environnement. Et ce n’est pas seulement, on va le voir, le métabolisme qui dépend des
interactions organisme-environnement : c’est aussi le comportement. Le comportement alimentaire
est modifié par l’environnement, comme le montre l’éthologie animale, et en particulier la
primatologie (voir notamment à ce sujet la contribution de Pascal Picq dans ce volume).
L’environnement est tissé de contraintes, de déterminismes, de signaux, de pressions, d’échanges et
de boucles de rétroaction qui contribuent à modifier le comportement alimentaire.
Au passage, notons ce qu’il faut entendre par environnement. On ne peut réduire l’environnement,
comme c’est aujourd’hui souvent le cas dans le discours de sens commun, à "la nature", entendue
comme un patrimoine menacé et à préserver. L’environnement recouvre l’écosystème et ses sous-
systèmes, les niches qu’ils incluent, le complexe tissu toujours en mouvement d’interactions et de
rétroactions complexes, de régulations diverses dans lequel nous nous mouvons en tant qu’espèce,
organismes mais aussi groupes, individus, sujets. Et dans cette acception, il faut bien admettre que
la culture fait partie de l’environnement. Elle contribue à nous déterminer, encadre ou gouverne nos
conduites et nos comportements, de même que l’organisation sociale mais elle contribue aussi à
créer et modifier notre environnement physique. Et dans cet environnement, physique, matériel,
économique, il faut donc accepter cette évidence que l’offre alimentaire, depuis les produits jusqu’à
la distribution et au discours qui les enveloppe ou les soutient, fait partie de l’environnement.
L’environnement alimentaire
Nous sommes donc dans des environnements alimentaires pléthoriques, sans l’alternance
gras/maigre, abondance/pénurie, sans l’incertitude le plus souvent présente quant à la disponibilité
des ressources qui a caractérisé, caractérise encore la situation alimentaire de l’humanité dans le
temps et l’espace. Considérons un instant la problématique à laquelle s’affrontent les industriels de
l’agroalimentaire (Lahlou, communication personnelle) : face à des individus qui dépensent de
moins en moins d’énergie, qui surtout absorbent de moins en moins d’énergie, le problème est de
mettre au point un modèle économique rentable : comment vendre de la nourriture, produite à coûts
de plus en plus bas, à des individus qui mangent de moins en moins tout en continuant malgré tout à
faire des bénéfices ?
Le choix sera entre deux grandes stratégies. La première consiste à continuer à produire des
aliments de plus en plus économiques (les calories les moins chères) et à essayer en contrepartie
d’obtenir que les consommateurs en mangent davantage.
La seconde stratégie consiste, elle, à créer de la valeur ajoutée, en incorporant du service (des
"aliments-services" comme l’avait annoncé Bertil Sylvander il y a déjà longtemps) : on déplace le
travail de préparation culinaire de la cuisine à l’usine ; on peut même prendre en charge le régime,
l’incorporer dans le produit et vendre celui-ci comme du "light". On peut aussi choisir le parti de la
qualité, éventuellement du luxe, en introduisant en outre dans les produits de la substance
De ces deux stratégies, il semble que la première ait été, semble-t-il, plus tôt et peut-être plus
volontiers adoptée par l’industrie américaine (notamment pour des raisons historiques et culturelles,
que je ne peux développer ici) tandis que la seconde, en particulier celle de la qualité et des signes
de qualité, mettant l’accent sur l’origine, le caractère traditionnel, le goût, était assez compatible
avec les habitudes alimentaires françaises. Ce qui ne veut nullement dire que la stratégie des
calories palatables bon marché soit absente de l’offre française. Divers traits du mangeur humain
constituent en effet un terrain universellement favorable à cette stratégie. Nous savons d’une part
que, de manière universelle, les aliments les plus palatables sont volontiers gras et de goût sucré ;
nous savons que les chasseurs-cueilleurs dont nous descendons ont, dans l’ensemble tiré quelque
avantage de savoir reconnaître et apprécier les dites substances palatables, que nous apprécions
nous-mêmes a priori toujours autant. D’une manière générale, il semble bien établi que le
comportement alimentaire se modifie notamment en fonction de la quantité de nourriture
"palatable" servie (Siegel 1957). A condition donc que les aliments soient palatables, qu’ils
présentent aussi des avantages de maniabilité, de "convenience", que l’on soit capable de faire
baisser leur prix de revient dans des proportions importantes, des "opportunités" semblaient s’ouvrir
pour l’industrie. En augmentant la taille des portions via celle des récipients, à condition que les
produits soient suffisamment palatables et de prix abordables, on augmentait les quantités ingérées.
Cette constatation favorisait la stratégie numéro 1, qui s’adressait "naturellement", on va le voir,
aux plus bas revenus.
L’environnement socio-économique
On ne peut que rapprocher ces observations d’une autre : la distribution sociale de l’obésité est
désormais inversée par rapport à jadis, dans la mesure où elle a cessé d’être la marque des
privilèges économiques et sociaux. Elle touche en effet de plus en plus massivement l’ensemble du
spectre social mais plus particulièrement les "cols bleus" et les classes populaires. Le constat n’est
pas récent (Moore, Stunkard et al. 1962 ; Goldblatt, Moore et al. 1965 ; Drewnowski and Specter
2004) mais il est assez clair, en tout cas jusqu’à une date récente.
Jean-Pierre Poulain a compilé les données disponibles sur ce thème, notamment à l’occasion d’une
expertise collective de l’INSERM (CANAM & INSERM, 2000), examinant notamment la
distribution sociale de l’obésité, sa stigmatisation et ses liens avec la mobilité sociale : l’obésité est
distribuée de façon clairement différenciée chez les adultes, mais cette différenciation est moins
claire chez l’enfant. Chez les femmes surtout, la minceur favorise l’ascension sociale, en particulier
par le mariage, tandis que les femmes "fortes" se marient plus souvent au-dessous de leur condition.
Dans ses travaux récents (Drewnowski and Specter 2004), Drewnowski montre que la prévalence
élevée de l’obésité dans les classes à plus faible revenu et plus bas niveau d’éducation est
notamment liée à l’accessibilité et à la commodité d’emploi des produits palatables à plus forte
densité calorique. Il fait remarquer que les régimes alimentaires conseillés et prescrits, par exemple
ceux de la "pyramide nutritionnelle" représentant les recommandations nutritionnelles officielles à
la population américaine, ont un coût par calorie extrêmement élevé : « cent calories de brocolis
coûtent beaucoup plus cher que cent calories de "junk food" », ce qui laisse peu de chances à ces
conseils d’être suivis par ceux à qui ils devraient être destinés.
L'environnement culturel
Tout d’abord, notons que les conséquences des différences "immatérielles" que sont les différences
culturelles peuvent être mesurables et identifiables physiquement dans l’environnement. C’est le
cas de l’abondance alimentaire, de la présence physique de la nourriture et tout particulièrement
dans celui de la taille des portions.
Nous avons mesuré ces différences entre les Etats-Unis et la France (Rozin, Kabnick et al. 2003).
Comme le montre le tableau suivant, qui porte sur les mesures de poids des portions relevées, à
l’aide de balances de précision, dans des restaurants équivalents à Paris et à Philadelphie, les
différences actuelles entre l’environnement alimentaire des deux pays sont frappantes.
Chaînes identiques
McDonald's McDonald's 7/5 1,28 1,0-1,94
Hard Rock Cafe Hard Rock Cafe 2/0 0,92 0,84-0,99
Pizza Hut Pizza Hut 2/2 1,32 1,25-1,38
Häagen Dazs Häagen Dazs 2/2 1,42 1,37-1,48
Restaurants comparables
Bistro local français Bistro local français 1/1 1,17 -
Quick Burger King 5/4 1,36 0,73-1,81
Chinois local Chinois local 6/4 1,72 0,87-2,78
Bistro Romain Olive Garden 3/2 1,02 0,50-1,45
Crêperie locale Crêperie locale 4/2 1,04 0,70-1,39
Glacier local * Glacier local* 2/2 1,24 1,08-1,41
Pizza locale Pizza locale 2/2 1,32 1,17-1,46
* Berthillon à Paris, Bassett's à Philadelphie
Dans les mêmes chaînes de part et d’autre de l’Atlantique, le poids dans l’assiette est plus élevé aux
Etats-Unis. La seule exception dans notre échantillon est le Hard Rock Café de Paris qui offre des
portions plus importantes que celui de Philadelphie. Si l’on considère des restaurants équivalents,
avec une zone de chalandise équivalente, comme le restaurant chinois de quartier de Paris ou de
Philadelphie, on note que celui de Philadelphie sert des portions contenant 72 % de plus que celui
de Paris. Ce n’est pas seulement dans les restaurants que des différences sont détectables. Les
portionnements courants dans les supermarchés américains sont tous plus importants qu’en France.
Nous avons également examiné les quantités prescrites dans des livres de cuisine populaires
équivalents et constaté que le rapport était orienté de la même manière. Dans les guides
gastronomiques on voit que la taille des portions est plus fréquemment mentionnée de manière
positive dans le guide Zagat de la ville de Philadelphie que dans son équivalent parisien et que le
premier mentionne également les restaurants qui servent des menus ou buffets "à volonté" ("all you
can eat").
Le rapport à l’alimentation
Dans cet environnement alimentaire, nous avons commencé à examiner avec Paul Rozin, en 1999,
la question du rapport à l’alimentation, la façon de considérer le manger, la table et l’aliment. Une
enquête a d’abord été réalisée sur des échantillons de quatre nationalités différentes (Français,
Américains, Belges néerlandophones, Japonais) (Rozin, Fischler et al. 1999).
Pour s’en tenir aux différences entre les Français et les Américains, on peut noter que
- Les Américains de notre échantillon déclaraient beaucoup plus que tous les autres consommer des
produits sans sucre, sans sel, sans cholestérol - donc des produits modifiés pour des raisons de
santé.
- Les Américains déclaraient plus que tout le reste de l’échantillon avoir des préoccupations
principalement de santé dans leurs choix alimentaires.
- Nous avons créé un indice d’anxiété vis-à-vis des aliments en général et, là encore, les Américains
avaient le score le plus élevé alors que les Français étaient à un niveau beaucoup plus bas.
- Nous avons constaté que les répondants des quatre nationalités étaient le plus souvent convaincus,
sans différence statistiquement significative, qu’il existait un lien entre santé et alimentation.
- La légitimité du plaisir dans le rapport à l’alimentation était fortement mise en valeur par
l’échantillon français et beaucoup moins par l’échantillon américain.
- Nous avons cherché à déterminer si les interviewés avaient en tête des catégories plutôt
diététiques ou culinaires ; la différence entre Français et Américains, à cet égard, s’est révélée très
profonde : les Français associaient les mots proposés selon une logique culinaire, alors que les
Américains raisonnaient plutôt en termes de nutrition et de diététique.
- Le niveau de satisfaction vis-à-vis de l’alimentation en termes de santé était plus élevé chez les
Français que chez tous les autres et tout particulièrement les Américains, les moins satisfaits à cet
égard.
Vivre dans un environnement culturel de type américain ou français est donc associé à une vision
de l’alimentation, de son rôle, de sa nature, très différente et on peut imaginer que les conséquences
de ces différences sont immatérielles - elles peuvent s’exprimer en termes de représentations et de
perceptions - mais aussi pratiques et physiques.
Au terme d’une vaste enquête réalisée il y a deux ans dans six pays et sur sept mille personnes, nous
avons de nouveau constaté que les Américains avaient un discours fondamentalement nutritionnel,
qu’ils pensaient en termes de calories, de protéines, de lipides et de glucides, en termes de
responsabilité et de liberté individuelles. Pour eux l’alimentation, c’est avant tout de la nutrition et
la nutrition est une forme de consommation comme une autre mais qui engage peut-être plus qu’une
autre la responsabilité et la liberté individuelles. La morale de la liberté, du choix et de la
responsabilité débouche très souvent sur un discours de la culpabilité que l’on retrouve dans les
verbatim ou dans les questionnaires par la suite. Les Français ont un discours tout à fait différent,
qui valorise le plus souvent la commensalité ou de la convivialité.
L’analyse lexicale permet par un traitement informatique d’analyser le discours des interviewés en
relevant notamment les occurrences et surtout les co-occurrences : pour chaque mot, elle relève le
contexte constitué par les autres mots qui reviennent le plus souvent à proximité du mot considéré.
Si l’on examine les catégories qui émergent de cette analyse lexicale, on voit que, pour les
Américains de notre échantillon, les classes lexicales que l’on voit apparaître semblent s’ordonner
autour de considérations pratiques, de préoccupations nutritionnelles et de maîtrise.
En ce qui concerne les Français, le vocabulaire spécifique identifié par les algorithmes dans l’une
des classes semble de premier abord peu différent de celui des Américains :
santé, sucre, graisses, glucides, lipides, protéines...
Mais voici qu’apparaissent également, dans la même classe,
plaisir, équilibre, saveur, découvrir
Dans la conception française résumée dans cette analyse lexicale, on voit donc que le plaisir, et ses
corollaires positifs, est inscrit dans les vertus de la bonne alimentation, au même titre que les
dimensions nutritionnelles de la santé. Il relève d’un équilibre alimentaire global. Les interviewés,
dans leurs réponses aux questions "ouvertes" disent très souvent que bien manger, c’est "manger
ensemble", "à table", c’est-à-dire de manière "conviviale". "Partager", "échanger", sont des mots-
clés fréquemment prononcés.
Il existe une différence radicale, semble-t-il, au vu de nos données, entre Américains et Européens,
sur la question du choix. Le choix (l’abondance et la liberté du choix) a pour les Américains de
notre échantillon une importance tout à fait particulière, que nous avons mesurée en posant la
question suivante : "Vous avez envie de manger une glace. Vous avez le choix entre deux glaciers,
l’un offrant un choix de cinquante parfums différents, l’autre offrant une sélection de dix parfums.
A prix égal, lequel préférez-vous ?" 56 % des Américains ont préféré le glacier avec cinquante
parfums, et ils sont les seuls à manifester cette préférence. Dans tous les autres échantillons, la
majorité s’est tournée vers la "sélection de dix". L’importance du choix et le fait de l’assumer soi-
même librement paraissent fondamentaux pour les Américains, même si, par la suite, il peut être
difficile de l’assumer (Fischler et Rozin, à paraître). Le psychologue Barry Schwartz, dans un
ouvrage récent (Schwartz 2004) intitulé "paradox of choice" soutient que l’insistance américaine sur
l’étendue du choix conduit à des excès qui conduisent à la paralysie de la décision, au regret des
options prises, à l’anxiété et à l’angoisse et en fin de compte à la dépression.
Mais s’il continue d’être stigmatisé c’est peut-être aujourd’hui aussi pour une raison différente :
l’incapacité à se maîtriser, se contrôler, la faiblesse de caractère qu’on lui attribue dérogent de
manière insupportable à l’individualisme contemporain. Ce n’est pas seulement que l’obèse
constitue un vivant déni de l’idéal de sculpture de soi, de maîtrise du corps et du soi (qu’il rêverait
peut-être pourtant de pouvoir appliquer). Il incarne (au sens littéral : dans sa chair) aussi toute la
difficulté et tous les échecs de cet idéal et il se constitue en quelque sorte en bouc émissaire - un
bouc émissaire, pour ainsi dire, chargé de tous les péchés et de tous les kilos de ceux qui n’en ont
que trois à perdre...
Dans un focus group tenu à Philadelphie, un participant lui-même sévèrement touché par l’obésité,
rapporte ainsi ses difficultés avec la nourriture : "Manger, c’est un vrai travail. Quand je regarde la
pyramide, je suis censé manger tant de pain, tant de viande, tant de protéines tous les jours, tant de
fruits. C’est impossible de suivre ça". La question de savoir s’il est effectivement possible de suivre
les prescriptions nutritionnelles n’a, en effet, guère été posée par les instances scientifiques et
gouvernementales qui les produisent. Avons-nous en effet la preuve expérimentale, clinique,
épidémiologique que nous sommes capables de faire maigrir les obèses par des régimes ou des
prescriptions ? Avons-nous la preuve qu’il est possible de maîtriser le poids et le comportement
alimentaire des populations en leur communiquant les règles à suivre individuellement ?
Le paradoxe, c’est que le discours de santé publique comme les allégations nutritionnelles de
l’industrie se fondent implicitement sur l’utopie du mangeur rationnel... Les deux approches ne
peuvent avoir de sens que si l’on considère l’acte alimentaire comme un acte individuel pur, les
mangeurs comme des sujets-consommateurs libres, rationnels et responsables, exerçant des choix
éclairés par la science et la médecine.
J’ai essayé de montrer que le comportement alimentaire n’est pas déterminé exclusivement par les
régulations métaboliques internes et les décisions "rationnelles" et conscientes d’un individu mais
que ce dernier est pris dans une série d’interactions avec son environnement, social, et culturel,
économique, physique. La conséquence première est qu’il est probablement plus efficace pour lutter
contre les problèmes liés au comportement alimentaire en situation de pléthore de chercher à agir
sur l’environnement en question plutôt que de délivrer aux individus une avalanche de directives de
plus en plus complexes et difficiles à comprendre et appliquer. La question posée par les experts de
notre dessin humoristique initial trouve peut-être ici un début de réponse : l’information
nutritionnelle sur laquelle ils s’interrogent réussit pour l’instant moins à faire maigrir les
populations qu’à renforcer l’utopie du mangeur individuel rationnel.
Que faire ? D’abord, bien entendu, identifier rigoureusement les problèmes de santé publique avant
d’engager des actions. Identifier les cibles, vérifier leur validité, c'est-à-dire formuler les hypothèses
implicites sur lesquelles on s’appuie pour chercher à les atteindre. Sommes-nous sûrs de toucher la
bonne cible avec le bon message ? Ainsi par exemple, en faisant des préconisations de restriction,
ne toucherions-nous pas surtout les zones "borderline" de l’anorexie ? Il faut de la réflexivité dans
les politiques et se donner les moyens d’évaluer les effets réels des actions menées, y compris les
effets non désirés.
Il faut d’autre part que les acteurs du marché admettent que l’offre fait aussi partie de
l’environnement et qu’ils contribuent donc à le former ou le modifier. On a beaucoup tenté de parler
aux individus, en invoquant leur locus de contrôle interne, en leur disant qu’ils mangeaient trop,
qu’ils creusaient leur tombe avec leurs dents et leur fourchette, etc… On leur a aussi beaucoup
promis à travers le "positionnement" nutritionnel des produits ou même les allégations
nutritionnelles. L’attention doit maintenant se porter sur notre environnement social, culturel,
économique ou proprement alimentaire, quitte à s’interroger sur des aspects apparemment éloignés
de l’alimentation et de la nutrition : la ville et sa structure, l’automobile, le mode de vie dans son
ensemble, le commerce et l’offre alimentaire, etc. Ce sont là des problèmes de nature politique, des
questions complexes et qu’il faut penser de manière complexe.
Références
CANAM & INSERM - Obésité: dépistage et prévention chez l'enfant, INSERM - Collection
Expertises Collectives, 2000, 325.
Drewnowski A and Specter S - "Poverty and obesity: The role of energy density and energy costs."
Amer. J. Clin. Nutr., 2004, (79): 6-16.
Goldblatt PB, Moore ME et al. - "Social Factors in Obesity." Journal of the American Medical
Association, 1965, 192(12): 97-102.
Moore ME, Stunkard AJ et al. - "Obesity, Social Class, and Mental Illness." Journal of the
American Medical Association,1962, (181): 962-966.
Rozin P, Fischler C et al. - "Attitudes to food and the role of food in life in the U.S.A., Japan,
Flemish Belgium and France: Possible implications for the diet-health debate." Appetite, 1999, (33):
163-180.
Rozin P, Kabnick K et al. - "The ecology of eating: smaller portion sizes in France than in the
United States help explain the French paradox." Psychol Sci, 2003, 14(5): 450-4.
Schwartz B - The paradox of choice: why more is less. New York, Ecco. 2004.
Siegel PS - "The Completion Compulsion in Human Eating." Psychological Reports, 1957, (3): 15-
16.
Staffieri J - "A Study of Social Stereotype of Body Image in Children." Journal of Personality and
Social Psychology, 1967, 7(1): 101-104.
DEBAT
Annie Hubert
En effet, le stress mis sur l’individu et la responsabilisation de plus en plus forte mènent à ce que
l’on appelle aujourd’hui l’orthorexie très vraisemblablement, c’est-à-dire qu’une frange des
individus va être tellement obnubilée par le bien manger qu’elle va en faire une maladie
psychologique et probablement physique ensuite.
Claude Fischler
Vous exprimez à travers votre question le point de vue de l’industrie : si on ne veut pas laisser le
choix au consommateur, c’est parce qu’on veut faire de la réglementation, et si on fait de la
réglementation, c’est qu’on a pris un parti dirigiste, qu’on a fait un choix politique, économique etc.
Je considère que c’est une autre façon de simplifier le problème et de le réduire. Que ce soit de la
réglementation sur la composition des produits alimentaires, sur l’urbanisme, sur la répartition des
grandes surfaces ou autres, je ne me prononce pas en principe et je pense que c'est un problème
empirique, c’est-à-dire qu’il s’agit de voir ce qui marche le mieux, ce qui peut marcher et ce qui ne
peut pas marcher. Il y a des choses qui ne peuvent pas marcher indépendamment de tout parti pris
idéologique. En revanche, il y a des choses que nous n’avons absolument pas explorées. Et ce qu’il
faut absolument accepter encore une fois, c’est que l’offre alimentaire fait partie du paysage dans
lequel nous nous mouvons. Un nutritionniste américain a dit lors d’un débat : "Ne nous construisez
pas un environnement toxique". Par exemple, l’organisation britannique de l’agroalimentaire vient
de publier une charte, une sorte d’engagement éthique. On peut en discuter, voir si ces engagements
seront vraiment appliqués, mais c'est un effort de réflexion, c’est une contribution qui me paraît être
digne d’être prise en considération. Toutes les propositions, tous les efforts doivent être examinés à
l’aune de l’empirisme réaliste et non à l’aune de l’idéologie.
Claude Fischler
Je pense que c'est en effet un petit fil à tirer, en tout cas pour ce qui concerne les Etats-Unis.
Comment imposer des portions plus petites ? On peut le faire de manière autoritaire et
réglementaire, mais je ne suis pas sûr du résultat. On peut essayer de compter sur les industriels
pour s’engager sur des principes éthiques. Mais il faudrait surtout que les industriels se demandent
s’il n’existe pas des opportunités marketing fondées sur ce genre d’argumentation. Et c’est bien
entendu le cas, ne serait-ce que dans quelques marchés de niche. Et dans la mesure où les marchés
sont de plus en plus des marchés de niche, où il y a déjà une différenciation de plus en plus
importante, il faut probablement que les industriels cherchent des opportunités de nouveaux
produits ou de nouvelles façons de les présenter et qu’ils cessent de tenir pour acquis le fait que le
consommateur, parce que c’est le cas aux Etats-Unis, ne veut partout que des garanties de santé et
des allégations. A travers les données convergentes que je vous ai présentées, il est facile de
constater qu’il existe des différences considérables en matière de préoccupation de santé. Bien sûr,
on peut toujours faire des prophéties auto-réalisatrices. Mais en tout état de cause il faudrait d’abord
essayer de saisir les opportunités correspondant aux caractéristiques spécifiques de notre culture ou
des diverses cultures, de l’Italie, la France, l’Europe méridionale, l’Allemagne. Une multitude de
choses sont à saisir autant sur le registre de la qualité, de la forte valeur ajoutée que du côté gustatif
et santé. Pourquoi ne pas inventer, réfléchir, chercher des éléments dans notre registre culturel ? Je
ne parle même pas du modèle alimentaire, mais du registre culturel du rapport à l’alimentation.
Après tout les nutritionnistes français se distinguent de leurs collègues anglais ou américains,
probablement parce que, depuis au moins Trémolières, ils tiennent compte de ce registre culturel.
Claude Fischler
Je ne remets pas en cause la liberté de choisir, mais trop de choix tue le choix. Dans le travail de
Barry Schwartz, des exemples sont tout à fait frappants. Est-ce que vous avez vraiment envie
d’avoir autant de choix pour certaines choses dans la vie ? Par exemple, le choix de votre opérateur
de téléphone mobile et du forfait proposé, est-ce que vous avez envie de passer beaucoup de temps
à cela ? Dans le domaine alimentaire, est-ce que j’ai envie que me soient proposés trois cent mille
choix soi-disant différents avec des critères conflictuels pour trancher ? La variété est souvent
artificielle et les différences réelles minimes.
Claude Fischler
Un post-doc suédois de notre équipe, Torbjörn Bildtgard, a travaillé sur les labels éthiques et fait un
travail comparatif sur les labels entre la France et la Suède. Il s’est rendu compte que, même si les
labels éthiques ne sont pas très visibles en France alors qu’ils sont très importants en Suède, même
si pour les Français et les acteurs du système de qualification des produits, ce sont les AOC et les
labels de qualité qui comptent, le contenu éthique implicite ou non était néanmoins très important
dans les labels de qualité. On ne met pas l’éthique au même endroit ou dans le même type de
discours. Le modèle de l’AOC apparaît pour une bonne partie des consommateurs français comme
une sorte d’idéal, même si l’on peut critiquer son application qui fait débat, notamment au niveau
des vins.
Claude Fischler
Jean-Louis Lambert a parlé de la culpabilité : d’après les verbatim de certains focus groups aux
Etats-Unis, cette notion vient presque automatiquement à la suite de l’affirmation de la
responsabilité et de la liberté. On dit "c’est à moi qu’il appartient de faire le bon choix, mais très
souvent je fais des compromis", ce qui peut être rapproché du fait que dans la phase quantitative de
l’enquête, 53 % ou 54 % des Américains se reconnaissent dans le modèle du mangeur tourmenté,
c’est-à-dire cette anxiété coupable vis-à-vis de la croyance au modèle du choix assorti du sentiment
de ne pouvoir s’y conformer. C’est très marqué aux Etats-Unis, on le trouve dans une moindre
mesure en Europe, notamment en France.
On peut penser qu’il serait préférable de ne pas trop s’engouffrer dans cette voie-là.
Votre deuxième point : si l’on veut agir sur les comportements, il faut au moins chercher des
solutions qui correspondent aux spécificités culturelles et capitaliser sur les points forts locaux. Je
pense que c’est vrai autant pour ceux qui ont en charge la santé publique que pour les industriels et
la distribution : je ne vois pas l’intérêt de chercher à tout prix à vendre aux Français de la santé "à
l’Américaine" alors qu’il existe bien une conception "à la Française" de la santé, que j’ai essayé
d’illustrer, qui inclut dans l’équilibre général alimentaire la qualité, le goût, la convivialité. Plutôt
que de l’éducation nutritionnelle, en France, faisons de l’éducation alimentaire, en cessant de
réduire les aliments à leur composition biochimique et nutritionnelle. Les aliments ont des qualités
organoleptiques et les mets des fonctions sociales, pourquoi les réduire à des vices et des vertus
diététiques ?
Concernant votre troisième question, ce qui semble avoir protégé les Français jusqu’à présent, c’est
le fait d’appartenir à une culture dans laquelle il y a une importante dimension hétéronome dans
l’alimentation. "Hétéronome", c’est-à-dire que les règles qui la structurent sont produites en dehors
du sujet individuel. Ce sont des règles que nous appliquons (ou que nous appliquions)
"traditionnellement", collectives, des règles "qui vont de soi" et qui pilotent les conduites de chacun
(c’est cela que les anthropologues appellent "la culture"). Notre système de règles, dans l’ensemble,
n’était pas trop néfaste sur le plan de la santé. Mais d’autre part, aujourd’hui, nous sommes soumis
à des contraintes nouvelles, nous sommes bombardés d’incitations induites par les conditions de la
vie moderne, par la pression du marché, par le fait de consacrer moins de temps à
l’approvisionnement, moins de temps à la préparation des aliments et surtout par les appels à choisir
individuellement. Les systèmes alimentaires sont soumis à des forces centrifuges puissantes.
Introduction
Avec l’obésité, ou peut-être à la faveur de l’augmentation de celle-ci, l’alimentation et la nutrition
sont l’objet de toute notre attention, responsables de tous nos maux ou au contraire parées de toutes
les vertus. Les scientifiques sont sollicités pour fournir des normes. Médias, gourous, pouvoirs
publics, industriels, tous s’en mêlent, chacun ayant un avis sur la question : mais après tout, ne
sommes-nous pas tous spécialistes en nutrition puisque nous mangeons tous les jours. Ceci
contribue toutefois à une cacophonie nutritionnelle, source de désarroi chez le consommateur, et
sociologues et psychologues nous rendent attentifs aux risques de cette évolution.
L’alimentation est par ailleurs un phénomène complexe, qui ne se résume pas à l’ingestion d’une
somme de nutriments. Les nutriments interagissent les uns avec les autres mais également avec
d’autres paramètres de santé ; leurs valeurs de référence et leur relation avec l’état de santé ne
peuvent pas être définies indépendamment les unes des autres. Mais surtout un des risques est la
dérive progressive du concept de norme biologique, valeur régulée (taux de cholestérol
plasmatique, poids), à celui de norme comportementale. Or le comportement n’est pas une variable
régulée ; il est adapté ou non aux besoins et, par définition, variable pour s’adapter à des
environnements et des situations diverses.
Ces différentes notions ont été bien documentées dans le domaine de la sécurité alimentaire, où
elles ont donné lieu à de nombreux rapports d’expertise juridique. Dans ce domaine, tout
particulièrement, la définition de normes s’accompagne de retombées économiques et politiques qui
dépassent largement la notion de santé : sources potentielles de coût supplémentaire par les
procédures qu’elles imposent, elles peuvent être utilisées à des fins de protectionnisme étatique,
avec des conséquences (dérives ?) très éloignées des objectifs affichés.
Les apports nutritionnels conseillés (ANC) ont, pour leur part, été définis pour prévenir le risque de
déficit de la population dans laquelle ils sont établis, en tenant compte des habitudes de celle-ci.
Recouvrant une notion statistique et épidémiologique, ils permettent, par définition, de couvrir les
besoins de 97,5 % des individus de cette population. Il serait donc tout à fait inapproprié d’utiliser
ces valeurs, qui sont de fait supérieures aux besoins réels des sujets pour 97,5 % d’entre eux, pour
évaluer le déficit nutritionnel d’un individu ou à l’échelon de la population. Ainsi que l’indique la
figure 1, l’individu A pourra couvrir ses besoins avec des apports largement inférieurs aux ANC et
même à la médiane des besoins de la population. A l’échelon de la population, une valeur égale à
77 % des ANC semble être la valeur la plus adéquate pour avoir une idée du déficit pour un
nutriment donné. La méconnaissance de ces aspects méthodologiques et l’application arbitraire des
ANC peut conduire à des attitudes abusives et dogmatiques.
Figure 1
Le niveau de corpulence "optimal" a quant à lui été établi à partir des nombreuses études
démontrant l’existence, chez l’adulte, d’une relation inverse et de type dose-réponse entre l’indice
de masse corporelle (IMC ; rapport du poids sur la taille au carré) et le risque relatif de morbidité ou
de décès (figure 2), assez similaire à celle observée pour la pression artérielle, le cholestérol ou la
glycémie. Cette définition présente un intérêt majeur pour cibler les populations à risque et définir
les stratégies préventives ou thérapeutiques.
Figure 2
Mais à nouveau guette le risque d’une dérive d’utilisation, largement favorisée par la pression
sociale et médiatique qui établit ses propres normes - toujours plus basses - et favorise un
renversement des objectifs. Alors qu’il ne viendrait à l’idée de personne de mettre toute la
population en hypoglycémie pour limiter le risque lié à l’hyperglycémie, il ne s’agit plus de réduire
l’obésité mais de promouvoir la minceur, au risque de favoriser stigmatisation sociale, anomalies du
comportement alimentaire et autres désordres nutritionnels, et d’oublier les bénéfices de
l’alimentation contemporaine en termes de santé, de longévité et de qualité de vie.
Comme pour les ANC, la zone d’IMC optimale est une notion statistique et épidémiologique, qui
ne peut être appliquée de façon arbitraire à l’individu. L’IMC est un marqueur indirect, très
imparfait de la masse grasse. Il est la somme de la masse maigre, liée de façon négative au risque de
mortalité cardiovasculaire, et de la masse grasse liée de façon positive. Pour cette raison mais pas
uniquement, sa valeur prédictive individuelle est faible. Il n’est pas licite d’infliger la même
référence pondérale à chacun car, pour un même IMC, les risques pour la santé diffèrent d’un
individu à l’autre mais également d’une population à l’autre. Différentes études menées chez
l’enfant et l’adulte indiquent en effet que la pente de la régression qui relie l’IMC et la masse grasse
pourrait varier selon les populations, pour des raisons encore incomplètement comprises (associant
génétique, autres comportements de santé et probablement transition rapide d’un mode de vie
traditionnel à un mode de vie occidental). Autrement dit, pour un IMC équivalent, certaines ethnies
pourraient avoir une masse grasse et donc un risque potentiel plus élevés. A la lueur de ces données
certains auteurs ont d’ailleurs suggéré l’utilisation d’IMC différents pour définir l’obésité selon
l'ethnie d’origine (figure 3).
Figure 3
Un autre danger est lié à l’utilisation de l’IMC de référence non plus comme zone optimale de
référence mais comme objectif pondéral à atteindre. Si l’existence d’une relation inverse entre
l’IMC et l’état de santé est établie dans de nombreuses études prospectives, cela ne signifie pas
qu’un retour à cette zone de référence soit souhaitable, en toutes circonstances. Tous les cliniciens
savent bien qu’un tel objectif n’est pas réaliste pour la majorité des patients. Outre qu’ils favorisent
les échecs et la reprise pondérale (or le bénéfice d’une perte pondérale nécessite le maintien de
celle-ci à long-terme), de tels objectifs sont eux-mêmes sources de complications.
Le rapport bénéfice sur risque ne se définit pas uniquement en terme de santé physique. La
définition des normes sanitaires dans le cadre du principe de précaution, qui concerne les OGM ou
le bœuf élevé aux hormones par exemple, doit intégrer l’incertitude scientifique, donc le ou les
futurs possibles, mais également le risque que la population est prête à accepter : le risque réel tel
que peuvent le définir les scientifiques, mais également le risque vécu. Des retombées annexes,
économiques par exemple, peuvent exister et modifier le rapport coût/risque. L’acceptabilité et
l’applicabilité dans la population doivent également être prises en compte. Tous ces éléments
pourraient être appliqués aux normes établies dans le domaine de l’alimentation pour des raisons
scientifiques ou médicales.
La complexité de l'alimentation
Antioxydants
Omega-3
Toulouse
Acides Gras Saturés
Axe alimentation
‘favorable’
Bas-Rhin
Figure 4
L’analyse de l’enquête alimentaire menée en 1996 dans trois grandes régions françaises (Bas-Rhin,
Haute-Garonne, Communauté Urbaine de Lille) dans le cadre du projet MONICA OMS permet
d’identifier trois typologies alimentaires définies selon deux axes : le premier axe reflétant une
alimentation occidentale plutôt dense en énergie, riche à la fois en graisses et en sucre (l’axe
horizontal sur la figure 4), l’autre une alimentation à connotation favorable que les Américains
appellent "prudente". En haut de cet axe vertical, l’alimentation est caractérisée par une
consommation importante de fruits et légumes, d’huile d’olive, de poissons et de laitages maigres.
A l’opposé, en bas de l’axe nous retrouvons une consommation importante de charcuterie, de
pommes de terre. De façon intéressante on constate que les trois régions françaises ayant participé à
cette enquête se projettent chacune sur l’une de ces trois typologies alimentaires. Or il est bien
établi que ces régions se caractérisent également par une morbidité et une mortalité
cardiovasculaires très différentes. Une analyse réductrice et isolée des nutriments pourrait amener à
la conclusion tentante que les acides gras saturés expliquent l’augmentation du risque
cardiovasculaire de la région Bas-Rhinoise ou qu’à l’inverse la consommation de certaines
vitamines anti-oxydantes explique à elle seul le moindre risque cardiovasculaire observé à
Toulouse, ou encore les oméga 3. Nous savons aujourd’hui que le paradoxe français ne se résume
pas aux effets favorables ou délétères de tel ou tel nutriment, ou encore d’un seul aliment tel que le
vin par exemple mais à celui d’une conjonction d’aliments.
La complexité de l’alimentation est également liée à ses interactions avec d’autres comportements,
tels que l’activité physique. L'étude MONICA-France a permis de démontrer que les sujets les plus
actifs et les non-fumeurs étaient ceux qui avaient l’alimentation la plus favorable (en haut de l’axe
vertical sur la figure) alors que les sujets moins actifs et fumeurs se projetaient en bas de cet axe.
On peut se demander dans quelle mesure les effets de l’alimentation ne sont pas en partie expliqués
par ces interactions avec les autres comportements de santé. On peut rappeler à cet égard que les
Crétois, dont l’alimentation est parée de toutes les vertus cardiovasculaires, étaient des bergers avec
une alimentation frugale, qu’ils ne présentaient pas de surpoids et qu’ils marchaient dans les
montagnes. A l’évidence les nutriments et leurs normes ne peuvent être étudiés de façon isolée. Ces
données expliquent probablement en partie pourquoi la majorité des supplémentations vitaminiques
(supplémentation le plus souvent supra-physiologique et isolée sauf dans SUVIMAX) ne se sont
pas accompagnées des effets escomptés sur la mortalité cardiovasculaire et par cancer.
Dans ce contexte il est intéressant de regarder l’évolution des différentes composantes du bilan
énergétique de l’homme au cours du temps, de l’homo erectus au col blanc du 21ème siècle en
passant par l’homo sapiens (figure 5). L’élément le plus important est l’effondrement de la dépense
énergétique liée à l’activité physique (DE-AP), qui passe d’environ 1200 Kcal/j (l’équivalent de ce
que ferait un athlète courant 12 km/j) à 300 Kcal/j et qui n’est que très partiellement compensée par
l’augmentation du métabolisme de base (MB) liée à l’augmentation du poids (+ 20 kg), au cours du
temps. Ceci se traduit bien évidemment par un effondrement de la dépense énergétique totale (DET)
de 2700 Kcal/j à 1900 Kcal/j et du rapport DET/MB qui passe de 1,8 à 1,18.
Figure 5
L’inactivité physique est aujourd’hui une condition "normale" (au sens habituel, moyenne du terme)
à laquelle l’homme n’est pas adapté génétiquement et l’exercice, considéré comme une
intervention, fait partie des recommandations nutritionnelles. Parler de besoins alimentaires ou
nutritionnels sans tenir compte de cette évolution serait une aberration. A contrario l’évolution très
récente des recommandations en termes d’activité physique est peut-être un exemple d’une dérive
qu’il ne faut pas suivre.
Alors que les recommandations élaborées à la fin des années 80 dans une perspective
d’amélioration de la capacité cardiorespiratoire préconisaient la pratique d’activités intenses sous
forme de séances de 20 à 60 minutes minimum, 3 à 5 fois par semaine, une évolution majeure des
concepts a eu lieu dans les années 90. Ces dernières recommandations, reprises par le programme
national nutrition santé (PNNS) et établies dans une perspective de santé publique, reposent sur le
niveau d’activité physique associé à une diminution du risque de pathologie chronique en général et
cardiovasculaire en particulier. Elles indiquent que tous les individus devraient pratiquer une
activité physique d’intensité modérée (équivalente à la marche rapide), au moins 30 minutes/j si
possible tous les jours de la semaine, en une ou plusieurs fois au cours de la journée, au cours des
loisirs ou lors des gestes de la vie courante. Il est par ailleurs stipulé 1) que chez ceux qui ne
peuvent atteindre ce niveau, même la pratique d’une quantité modérée d’activité physique
s’accompagne déjà d’un bénéfice substantiel en termes de santé ("un peu c’est déjà bien") et 2) qu’à
l’inverse chez ceux qui atteignent déjà ce niveau, augmenter la durée ou l’intensité des activités
s’accompagne d’un bénéfice supplémentaire ("plus c’est mieux"). L’intérêt majeur de ces
recommandations qui ne sont pas définies comme des normes de référence est qu’elles sont
accessibles à la majorité de la population et permettent d’adapter les conseils en fonction des
capacités de chacun.
De façon surprenante, les recommandations nutritionnelles américaines les plus récentes indiquent
que 30 minutes/j d’activité physique régulière sont insuffisantes pour prévenir la prise de poids
mais également pour obtenir les autres bénéfices de santé (ce dernier point étant en total désaccord
avec les nombreuses études épidémiologiques disponibles sur le sujet) et préconisent la pratique de
60 minutes/j d’activité physique modérément intense. Ces auteurs stipulent qu’ils entendent par
intensité modérée, une marche ou une course de 6,5 à 9 km/heure, ce qui témoigne pour le moins de
leur méconnaissance de la physiologie et laisse rêveur sur l’applicabilité de leurs recommandations
dans une perspective de santé publique (sans compter le désarroi qu’entraîne pour le citoyen
l’édiction successive de recommandations aussi différentes).
La façon dont ces recommandations ont été définies est assez illustrative. Elles reposent
principalement et presque exclusivement sur l’étude de la relation existant entre la composition
corporelle et la dépense énergétique totale mesurée à l’aide d’eau doublement marquée de 126
sujets, âgés de 32 ans en moyenne (figure 6) : des sujets sportifs et minces d’une part, des sujets
moins actifs vivant dans un environnement nutritionnel non défini, mais occidental (nord-américain
essentiellement) d’autre part. Sur la base de cet échantillon peu représentatif de la population
générale, et en dehors de toute prise en compte des apports alimentaires habituels, les experts ont
établi que seuls les sujets ayant un niveau d’activité physique (DET/AP-DE) supérieur à 1,66-2 (soit
l’équivalent d’une heure d’activité physique/j) avaient une masse grasse normale et ont retenu ce
seuil pour définir leurs normes et recommandations.
Figure 6
Ces données amènent plusieurs remarques. La première concerne l’existence (à gauche de la figure)
de sujets ayant un pourcentage de masse grasse normal malgré un niveau d’activité en dessous du
seuil fatidique de 1,66. A l’inverse un niveau d’activité physique élevé, au-dessus du seuil (sujets
situés à droite de la figure), ne traduit peut-être pas la nécessité de maintenir un tel niveau pour
prévenir la prise de poids mais simplement le fait que ces sujets sont de grands sportifs. Il est même
probable qu’il leur faille des apports énergétiques élevés pour simplement maintenir leur poids !
Etablir des recommandations d’activité physique dans une perspective d’équilibre énergétique sans
tenir compte des apports alimentaires habituels a aussi peu de sens que l’inverse. Si on décide de
manger quotidiennement 3 000 à 3 500 Kcal/j, il est alors probablement nécessaire d’avoir un
niveau d’activité physique élevé pour éviter la prise de poids ! On peut pousser le raisonnement et
s’attendre à ce que dans les années qui viennent on propose 90, 120 ou 150 minutes/j pour couvrir
des apports énergétiques croissants. A l’inverse on peut proposer des apports énergétiques de plus
en plus faibles pour faire face à une sédentarisation croissante, au prix toutefois d’un risque accru
de déficit en micronutriments et de complications spécifiquement liées à l’inactivité physique
(cardiovasculaires notamment).
Au total les risques de dérive de l’utilisation des normes sont nombreux, notamment chaque fois
que les recommandations conçues pour la population sont utilisées de façon arbitraire et réductrice
chez l’individu, sans tenir compte du contexte dans lequel le sujet évolue, ou sans intégrer la
complexité de l’alimentation et de ses liens avec d’autres comportements. Une autre dérive est liée
à la médiatisation à outrance, notamment quand la norme "idéale" n’est plus la norme au sens
"habituel" du terme. Le consommateur ne sait plus à quelle norme se vouer, ce qui est source
d’anxiété, de désarroi, de mésestime de soi mais aussi de dérive par mauvaise compréhension des
messages.
Face à ces risques de dérive, y a-t-il encore une place pour des recommandations et une politique de
prévention nutritionnelle ?
Les conduites alimentaires et la pratique d’activité physique sont déterminées par une série de
facteurs qui n’agissent jamais seuls mais en interaction les uns avec les autres. Nous sommes dans
un système de contraintes et d’interdépendances. Finalement, la question clé n’est pas tellement de
savoir si les comportements sont adaptés, mais de savoir pourquoi ils ne sont pas ou plus adaptés à
un environnement en mutation. Le modèle écologique indique que les comportements qui induisent
un risque de santé, dépendent des caractéristiques individuelles de l’individu - génétiques et
biologiques - mais également de l’environnement dans lequel il évolue, la niche écologique : le
milieu familial, l’école pour les enfants, le milieu professionnel, les amis, mais également la société,
le micro et le macro environnement, physique, sociétal et culturel. Ce modèle suggère que des
stratégies basées non seulement sur l’éducation et l’information, mais ciblant les différents niveaux
et l’environnement, ont plus de chance d’être efficaces à long-terme.
C’est sur cette stratégie, requérant des partenaires multiples, que repose l’étude ICAPS, menée dans
8 collèges Bas-Rhinois, depuis deux ans. Dans cette étude, la moitié des collégiens conserve son
rythme d’activité physique habituel. Dans les quatre autres établissements, les collégiens participent
à une réflexion sur les bienfaits de l’activité physique et bénéficient d’interventions spécifiques leur
permettant d’augmenter leur niveau d’activité physique à l’école et en dehors de celle-ci, pendant
les loisirs mais également dans la vie quotidienne. Les actions prennent en compte les obstacles à
l’activité physique et privilégient les aspects plaisir et rencontre, sans esprit de compétition. Elles
s’appuient sur l’environnement social immédiat de l’enfant (famille, enseignants, éducateurs) pour
relayer l’information et favoriser les changements de comportements, et un partenariat avec les
collectivités territoriales et le réseau associatif. A mi-parcours, au terme des deux premières années,
la proportion de collégiens ne faisant pas d’activité physique structurée en dehors de l’école a été
réduite des deux-tiers dans le groupe "action", de façon plus nette chez les filles. Ils sont maintenant
87% à avoir une activité physique structurée en dehors des cours d’EPS (62 % dans les collèges
"témoins"). Ils sont également plus nombreux à venir à pied ou à vélo à l’école et ont diminué le
temps passé devant un écran alors que cette habitude a augmenté chez les élèves "témoins". Ils sont
34 % à passer plus de 2 heures/j devant la télévision (41 % dans les collèges "témoins"). Mais
surtout, le risque d’être en surpoids a diminué de 21 % dans les collèges "action" par rapport aux
collèges "témoins". Une diminution significative de la pression artérielle et de la masse grasse est
également observée.
Pour conclure, ces résultats encourageants ainsi que ceux d’autres actions de prévention reposant
sur la même stratégie, suggèrent que si l’on prend en compte la complexité de l’alimentation et de
l’activité physique, il existe une place pour des actions de prévention. Il ne faut toutefois pas perdre
de vue que nous touchons des comportements. Les obstacles sont nombreux, économiques mais
aussi psychosociaux, ce qui nécessite le concours de nombreux intervenants. Il faut par ailleurs
garder à l’esprit que nos stratégies doivent s’inscrire dans le long terme et qu’on ne peut en attendre
des résultats rapides.
Références
DEBAT
Annie Hubert
Quels exercices physiques quotidiens font-ils ?
Chantal Simon
Nous avons d’abord fait une étude des obstacles à la pratique des activités physiques. De
nombreuses études indiquent que la seule information a un effet sur les connaissances mais peu
d’impact sur les changements de comportement à long terme. L’idée était que si nous proposions
des activités physiques sans aller au-devant des obstacles, nous resterions à un taux de pratique de
40 %, que les enfants étaient prêts à changer mais que pour cela il fallait aussi changer les
conditions environnementales. Dans la première enquête menée en 2001, la première raison
invoquée par ceux qui ne faisaient pas d’activité physique régulière, était le fait qu’elle soit vécue
comme de la compétition. Les enfants n’imaginaient pas que l’activité physique puisse être autre
chose - jeu, plaisir, rencontre - et également faire partie de la vie de tous les jours. Les contraintes
de temps et de déplacement étaient les autres raisons le plus souvent invoquées. Les actions ont été
mises en place en tenant compte de ces données. Les débats nous ont permis non seulement
d’informer mais également de modifier les attitudes. Les activités ont été organisées dans
l’environnement immédiat des collèges, en périscolaire, durant les heures de permanence, entre
midi et quatorze heures, et en mettant l’accent sur le jeu et sur le plaisir. Nous avons constaté que
beaucoup de filles ne savaient plus sauter à la corde, que les garçons ne connaissaient plus les règles
des jeux traditionnels, mais qu’ils continuent à jouer aujourd’hui avec plaisir. Le point important est
qu’un grand nombre de ces adolescents qui ont redécouvert l’activité physique par le jeu et les
activités périscolaires, sont aujourd’hui inscrits dans des associations. Le fait de leur remettre le
pied à l’étrier a modifié leur perception de l’activité physique et l’estime qu’ils avaient en leurs
capacités. Nous avons également organisé des journées "tous à vélo à l’école". L’objectif était de
démontrer aux enfants et à leurs parents qu’il était possible de venir à vélo à l’école, en toute
sécurité. Comme je vous l’ai indiqué, les collèges ont été tirés au sort afin d’avoir une bonne
représentation géographique et sociale des collèges avec des collèges ruraux, des collèges en milieu
urbain et en ZEP, des collèges dans le nord de l’Alsace caractérisé par une moindre densité des
agglomérations. Bien évidemment dans ce dernier cas, les trajets entre le domicile et l’école n’ont
pas augmenté de façon aussi importante que dans la communauté urbaine de Strasbourg. Dans tous
les cas, les adolescents ont toutefois rapporté une augmentation de leur activité physique dans le
quotidien. Le paramètre que je vous ai montré concernait les déplacements à pied ou à vélo pour
venir à l’école ; ils sont 40 % aujourd’hui à venir à pied ou à vélo à l’école, alors qu’ils n’étaient
que 30 %. C’est un début sachant que nous ne sommes qu’à dix-huit mois d’intervention. Le défi
est de montrer que cet effet perdure à long terme et c’est la raison pour laquelle cette étude va
encore durer deux ans.
Chantal Simon
Au départ de l’étude, l’activité physique comme le poids étaient inversement liés au niveau
socioéconomique. En revanche en ce qui concerne les effets de l’intervention sur la pratique
d’activité physique et sur le surpoids, l’efficacité, au moins à deux ans, a été la même chez les filles
et chez les garçons, et ce quel que soit le niveau socioéconomique.
Un intervenant
Quels paramètres utilisez-vous pour les prises de sang qui sont pratiquées tous les deux ans ?
D'autre part, avez-vous intégré la diminution de la consommation alimentaire sachant que les
enfants regardent moins la télévision ?
Chantal Simon
Les paramètres sanguins que nous avons mesurés sont essentiellement la glycémie, l’insuline, les
lipides plasmatiques. J’ai oublié de préciser que nous avons déjà un effet sur la pression artérielle au
terme des dix-huit mois mais d’autres paramètres seront étudiés au fur et à mesure de l’avancement
des travaux. Concernant l’alimentation, elle n’était pas l’objet prioritaire de notre étude. Nous
voulions nous donner les moyens de montrer ce qui avait été efficace dans notre intervention, de
pouvoir différencier les effets de l’activité physique et ceux de l’alimentation. C’est la raison pour
laquelle nous n’avons ciblé que l’activité physique. Il est toutefois important de noter que la
prévalence du surpoids a continué d’augmenter dans les collèges contrôle (la puberté est peut-être
en partie responsable de cette évolution). J’ai par ailleurs montré comment alimentation et activité
physique sont liées et je ne pense pas qu’il faille uniquement jouer sur l’activité physique, dans une
perspective de santé publique. L’alimentation a donc été étudiée mais n‘a pas encore été analysée. Il
faut cependant souligner qu’en termes d’alimentation, il existe souvent une sous-évaluation des
comportements à connotation défavorable, déjà chez l’enfant, ce qui rend difficile l’interprétation
des enquêtes alimentaires. En tous cas, nous n’avons pas encore de réponse à votre question.
Chantal Simon
En termes d’alimentation, nous pouvons également réfléchir sur la place des modèles écologiques,
mais encore une fois il est probable qu’il faille aller au-delà de la simple éducation. Ce qui semble
avoir fonctionné dans notre intervention, c’est de ne pas avoir seulement fourni de l’information
mais de leur avoir "également mis le pied à l’étrier". Il nous faut un minimum de cohérence. La
norme est-elle de faire un, deux, trois ou quatre repas ou de savoir si, lorsque je décide de manger
un deuxième ou un quatrième repas j’ai le choix d’avoir des fruits et légumes ou uniquement des
aliments denses en énergie ? Pourquoi les yaourts considérés comme normaux autrefois sont
retrouvés uniquement dans les rayons de produits allégés ? Comment le consommateur pensant
dans tous les cas manger un yaourt peut-il s’y retrouver face à cinquante produits de densité
énergétique, de palatabilité et de contenu calorique différents ? Comment est interprété un message
nutritionnel sur les fruits et légumes lorsque certaines cantines n’en offrent pas alors qu’elles
devraient avoir valeur d’exemple ? Il faut probablement réfléchir à l’ensemble de ces éléments.
Un intervenant
Avez-vous étudié les répercussions qu'ont les nouveaux comportements des adolescents sur leur
famille et leurs frères et sœurs ?
Chantal Simon
Nous avons analysé les comportements des parents en début d’étude et nous allons le refaire en fin
d’étude, mais à mi-parcours nous ne l’avons pas fait. Mobiliser mille adolescents n’était pas
évident. 92 % ont accepté de participer à l’étude et 72 % ont accepté la prise de sang, alors qu’ils
avaient été tirés au sort. Nous n’avons pas voulu les submerger de questionnaires dès le départ, mais
nous espérons que grâce aux résultats encourageants, nous arriverons à les mobiliser pour avoir des
informations complémentaires.
Chantal Simon
Les choses ont probablement un peu évolué. Je donne des cours en STAPS, ce qui va un peu à
l’encontre de ce que vous dites.
Luc Méjean
En tous cas, il n’y a pas de professeur de nutrition dans les STAPS, seulement des intervenants
extérieurs. Il en est de même pour la formation des éducateurs. Ne faudrait-il pas réfléchir à une dé-
spécialisation des personnes et maintenir plus de bon sens dans l’approche de l’enfant et de
l’adolescent ?
Chantal Simon
Comme je vous l’ai dit, je ne pense pas qu’il faille médicaliser toute prévention et l’une des forces
de notre projet a été de mobiliser un grand nombre de partenaires, les enseignants, les municipalités,
le conseil général, les intervenants dans les associations, Jeunesse et Sport…. Cela ne s’est pas fait
en cinq minutes, nous avons dû travailler en amont. Et si nous sommes favorablement surpris des
résultats aussi rapidement positifs, c’est parce que nous avons eu l’impression que notre action se
mettait progressivement en place et que nous arrivions peu à peu à entraîner de plus en plus
d’acteurs dans notre sillage. Le sujet d’aujourd’hui est la norme ; le problème de la norme est peut-
être aussi ce que chacun met dans ce mot. Lorsqu’une norme est médicalisée et idéalisée, le risque
est de faire apparaître cette norme comme quelque chose d’inaccessible. Manger, bouger font partie
de notre quotidien. Nous sommes tous des spécialistes de la nutrition et il faut que nous menions
une réflexion plus globale. Cela ne peut pas se faire du jour au lendemain. Il y a de nombreux
obstacles psychologiques, sociaux, environnementaux très forts. Il faut nous persuader les uns et les
autres que nous pouvons avancer ensemble dans ces domaines.
Loin de moi l’idée de vous expliquer ce qu’est la construction identitaire car c'est un énorme travail
et nous n’avons pas beaucoup de temps. J’ai donc dû me restreindre à trois aspects ayant un rapport
avec l’alimentation :
- "Moi" : le corps propre, ma chair, moi-même, ce qui est à l’intérieur des frontières de ma peau,
avec la problématique du dehors et du dedans, ce qui me touche, ce qui ne me touche pas, une
sorte de distance par rapport à l’endroit où je suis, cet endroit où je "me" sens être étant
probablement situé quelques centimètres derrière l’arête du nez [Köhler].
- "Je" : nous nous définissons aussi par notre trajectoire personnelle, c’est-à-dire d’où je viens, où je
vais, mon histoire personnelle, mon futur, mes désirs, ce que je cherche à faire, ce que j’ai été. Je
suis en quelque sorte la somme de mes expériences.
- "Nous" : où suis-je, à quel groupe j’appartiens, qui sont mes pairs, qui sont mes frères, qui sont
mes congénères, qui sont mes commensaux, avec les notions de l’inclusion et de l’exclusion, où
est l’étranger, qui est avec moi, qui est contre moi.
La construction identitaire recouvre d’autres aspects, mais ces trois-là sont des aspects pour lesquels
l’alimentation peut avoir un impact, et notamment sur le corps propre.
- En ce qui concerne le corps, je vais surtout vous parler du principe d’incorporation, c’est-à-dire
que "je deviens ce que je mange", avec la problématique du dedans et du dehors. C'est une vérité
élémentaire qui existe probablement depuis que l’homme mange mais que l’on a tendance à
oublier dans un grand nombre de politiques nutritionnelles.
- Avec le second aspect relatif à la trajectoire personnelle, arrive tout ce qui concerne l’histoire
alimentaire, non pas au sens de l’enquête sur ce que j’ai mangé au cours de la semaine dernière,
mais ce que j’ai mangé depuis que j’existe et en particulier mes nourritures d’enfant, qui sont
extrêmement marquantes et construisent mes goûts.
- Enfin, l'appartenance sociale est concernée par la question de la cuisine au sens du groupe, de ses
modes alimentaires, de ses façons d’être ensemble à table, avec un aspect plutôt régional.
Le principe d'incorporation
Cet aspect est documenté dans la littérature (Fischler 1990, Nemeroff et Rozin 1989, Lahlou 1998).
Il est particulièrement bien décrit par Claude Fischler, mais également à travers les expériences de
Paul Rozin et collaborateurs, sur lesquelles je reviendrai brièvement.
Le principe d’incorporation consiste à croire que l’on devient ce que l’on mange. Vous me direz
que finalement l’on devient ce que l’on mange puisque notre corps est, concrètement, la somme de
matières organiques transformées. Mais on devrait alors penser que la nourriture devient ce que je
suis, que j’assimile la nourriture. En fait, les gens ont tendance à croire l’inverse, c'est-à-dire qu’ils
vont hériter des propriétés de leur nourriture. La littérature ethnographique regorge d’exemples de
ce type. Le cannibalisme est l’exemple le plus spectaculaire, sulfureux, mais on peut documenter
dans beaucoup d’endroits qu’il existe des ingestions de substance avec l’espoir de récupérer des
propriétés immatérielles - à un degré que les nutritionnistes trouveraient peut-être excessif. Mais en
tout cas cette croyance existe partout.
“Les Amaxosas boivent la bile des boeufs pour devenir violents. Le célèbre Matuana but la bile de trente chefs, croyant
que cela le rendrait fort. De nombreuses peuplades, par exemple les Yoroubas, croient que “le sang c’est la vie”. Les
Néo-Calédoniens mangent les ennemis qu’ils ont tués pour acquérir force et courage. A Timorlaut, on mange la chair
des ennemis morts pour guérir de l’impuissance. Les gens de Halmahera boivent le sang de leurs ennemis morts pour
devenir courageux. A Amboina, les guerriers boivent le sang de leurs victimes pour acquérir du courage. Les
populations des Célèbes boivent le sang des ennemis pour se fortifier. (…)”.
(Crawley 1902, cité par Evans-Pritchard 1965, p. 14).
Cette croyance n’existe pas uniquement chez des populations mal informées sur le plan diététique,
mais également ici et maintenant chez nous, et notamment chez la Drosophile des chercheurs en
sciences humaines que constitue l’étudiant américain en psychologie. Voyons ce qui a été fait pour
montrer que ce principe fonctionnait aussi chez nous et pas uniquement chez les "sauvages". Rozin
et ses collaborateurs ont pris deux groupes de 140 sujets, qu’ils ont recrutés sous le prétexte de
réaliser des expérimentations "sur les jugements de personnalité basés sur une information
minimale". Ils leur ont dit qu’ils allaient leur décrire des peuplades existantes, et voir si ce qu’ils
comprenaient de leur personnalité à partir de leur culture correspondait à la réalité. Il s’agit des
habitants des îles Chandor. (Ces îles n’existent pas, elles sont pure invention de Rozin et de ses
élèves). Les habitants des îles Chandor chassent le sanglier et la tortue.
Au premier groupe de sujets, on raconte que les Chandorans mangent les sangliers et font des
instruments de musique avec la carapace des tortues. Ce sont donc des mangeurs de sanglier. Au
deuxième groupe, on raconte que les Chandorans mangent les tortues et que les sangliers sont
utilisés pour leurs défenses qui servent à orner des coiffures de cérémonie (ou quelque chose de ce
genre). Après cela, on demande aux deux groupes de décrire en quelques mots le caractère de ces
Chandorans, en l’occurrence les mâles de cette tribu, avec des échelles de type Osgood : est-ce
qu’ils sont rapides ou lents, est-ce qu’ils ont les yeux bruns ou verts etc. Le premier groupe croit
décrire des mangeurs de sanglier et le second des mangeurs de tortue. Concrètement, les mangeurs
de sanglier sont décrits comme plus irritables, bons coureurs, rapides, poilus, trapus, agressifs, avec
des yeux bruns, tandis que dans la version mangeurs de tortue, ils ont plutôt les yeux verts, sont
pacifiques, lents etc. (Nemeroff et Rozin 1987/1989). L’expérience a été refaite avec une autre
peuplade que Rozin et ses collègues ont appelée les Hagui. Il s’agit cette fois de cultivateurs qui
élèvent des éléphants. Dans la première version, ils mangent les éléphants et vendent le grain, et
dans la seconde version ils mangent le grain et vendent les éléphants. Les mangeurs d’éléphant sont
massifs, forts, lourds etc. L'expérience est faite sur de l’étudiant américain de base !
Rozin et collègues ont fait d’autres expériences tout à fait intéressantes. La forme sous laquelle se
présente le chocolat, par exemple, n’a en principe aucune influence (ou une influence tout à fait
marginale) sur ses qualités nutritionnelles. Il est cependant extrêmement difficile de faire manger à
des sujets normaux des morceaux de chocolat ayant la forme de crotte de chien.
De même qu’il est très difficile de leur faire boire du jus d’orange dans lequel on a trempé un
cafard. C'est une autre expérience classique de Rozin. Dans la première version, il trempe un cafard
avec une pince à épiler dans le jus d’orange et demande aux personnes présentes si elles veulent
boire ce jus d’orange. La réponse est systématiquement non. Pourquoi ? Parce que, disent les sujets,
il y a des microbes, c’est sale etc, donc des explications tout à fait rationnelles. Dans la seconde
version, le cafard est mis dans une étuve, il est stérilisé devant le sujet, puis trempé dans le jus
d’orange et la réponse est toujours négative.
Si vous essayez de boire votre salive dans un verre ou la salive de quelqu’un d’autre, même après
l’avoir fait bouillir, c’est difficile.
Mais nous ne sommes plus dans ces errements aujourd’hui, nous sommes sortis de
l’obscurantisme ! Dans un excellent travail réalisé sur les nouvelles tendances du SIAL (de Reynal
et Terlet 1998), j’en ai pris quelques-unes qui m’avaient paru particulièrement amusantes datant du
SIAL de 1998 :
- le "complément alimentaire exo’kal au nopal", le nopal (cactus mexicain) "ayant la propriété
Un certain nombre d’éléments comme ceux-ci servent d’arguments de vente des produits, et si les
gens les achètent, c’est bien parce qu’ils croient que, magiquement, certaines des propriétés
immatérielles de ces produits vont se transmettre à leur organisme et à leur corps.
Le principe d’incorporation existe donc partout, ici et maintenant, et peut avoir des implications
dans le domaine du marketing.
Si nous regardons comment est composé l’objet "manger" au niveau mental, manger consiste à
activer, au niveau psychique, un certain nombre de noyaux de base qui sont : le désir, la faim, la
prise (qui comprend mordre, mâcher, déglutir), la nourriture elle-même dont nous avons des
expériences de ce qui est mangeable, le contexte, c'est-à-dire le repas, et des choses plus abstraites
qui sont les implications sociales de cela, c'est-à-dire vivre en général avec des dimensions éthiques
et morales obtenues à partir d’associations libres sur de grandes populations. Cette espèce de chaîne
primitive qui correspond à la séquence désir, prendre et remplir, est également présente chez
l’adulte. Nous ne pouvons pas supprimer cela sans supprimer ce qui est la façon même de penser
manger chez l’adulte.
L'histoire alimentaire
Nous sommes des organismes apprenants, et plus les expériences sont précoces, plus elles ont
tendance à être durables. Dans le domaine alimentaire nous sommes capables d’avoir des
conditionnements extrêmement durables. Il suffit de regarder le dégoût. Nous sommes des
omnivores, ce qui entraîne un certain nombre d’implications, comme apprendre à reconnaître ce qui
est bien et ce qui n’est pas bien au niveau alimentaire, parce que cette capacité était un critère de
survie pour nos ancêtres. Lorsqu’il est demandé aux gens à quoi ils pensent lorsqu’on leur dit "bien
manger", certains éléments de réponse ne sont pas du tout liés à la nature même de l’aliment, mais
plutôt à son aspect historique, c'est-à-dire que bien manger pour eux, c’est souvent comme quand ils
étaient petits, ce sentiment de sécurité absorbé en même temps que la nourriture. L’expérience
humaine est multi modale, c’est-à-dire qu’on ne peut séparer l’ingestion de son contexte. Si l’on
boit du vin, on ne peut séparer le goût de la couleur. Les expériences de Brocher montrent très bien
que si l’on colore un vin blanc en rouge, il est perçu et dégusté comme un vin rouge, car il est perçu
au niveau cérébral comme un attracteur neuronal multi modal. Un certain nombre d’expériences ont
donc été ingérées durant l’enfance, positives sur le plan gastrique, sur le plan affectif, sur le plan
social, et ces expériences enfantines ont structuré l’individu. Les retrouver, c'est retrouver un peu de
cette sécurité qu’il avait. D’où l’attachement aux nourritures de l’enfance. Si l’on veut faire plaisir à
une personne émigrée dans un autre pays à qui l’on rend visite, il suffit de lui amener des
nourritures liées à son enfance dans son pays, car comme la madeleine de Proust cela permet de
faire ressortir toute la connotation émotionnelle positive liée à ces nourritures. Nous avons donc un
attachement très fort à ces nourritures d’enfance qu’il ne faut pas attaquer.
L’exemple suivant, tiré des travaux de Köster, montre à quel point cela peut avoir des influences
durables. Nous savons par les études d’usages et attitudes que les mères ont tendance à goûter le lait
qu’elles vont donner à leurs enfants. En Allemagne et dans certains autres pays anglo-saxons, les
fabricants de lait maternisé ajoutent un arôme vanille. De ce fait, statistiquement, les enfants ayant
été nourris au biberon ont eu une exposition précoce à la vanille, et en situation de satisfaction
alimentaire. Köster a donc pris deux groupes d’adultes allemands de 140 personnes, un groupe
ayant été nourri au sein et un groupe ayant été nourri au lait maternisé avec une exposition précoce
à la vanille. Il a fait goûter à ces deux groupes deux ketchup, un ketchup normal et un ketchup
enrichi d’un peu de vanille. Le groupe nourri au biberon préférait le ketchup enrichi de vanille et
réciproquement. Ces apprentissages vont donc très loin, pas seulement psychologiquement mais
aussi objectivement.
Il n’existe pratiquement pas, dans nos sociétés, de rituels sociaux qui ne soient pas accompagnés
d’une prise alimentaire ou de boisson. La raison pour laquelle on fait des repas d’affaires, est que
partager un repas crée des liens ; lorsque vous êtes invité à manger sous la tente d’un bédouin, il n’a
en principe plus le droit de vous poignarder dans le dos ; etc.
De même que l’on en vient à caractériser des populations par ce qu’elles mangent. Les Français
sont appelés des mangeurs de grenouille etc.
L’aspect alimentation est pratiquement indissociable des expériences de sociabilité, et votre groupe
est celui avec lequel vous mangez. En termes de coteries dans une entreprise, il suffit de regarder
qui mange avec qui à la cantine. Il y a des occasions où cela va bien plus loin que la métaphore,
comme l'illustrent les deux exemples ci-dessous.
Mariage chez les Beti du Cameroun : la famille de la mariée rassemble les invités pour qu'ils mangent ensemble une
chèvre. La façon de découper celle-ci reflète les divisions sociales en rapport avec le mariage, un peu comme si la
chèvre représentait la fille et son ingestion un acte concrétisant la parenté. Ceux qui ne réclament pas de "gigot" (ce mot
désigne en fait n'importe quel morceau de viande) sont ceux dont les membres du groupe, sans parenté avec la fille,
pourront se marier avec les futurs enfants de cette fille. Pour contacter un membre du groupe de parenté, on lui envoie
un morceau de la chèvre. Les Beti ont explicitement fait l'analogie avec l'envoi d'un télégramme (Michael Houseman,
communication personnelle).
Chez les Orokaïva de Nouvelle-Guinée, lors du mariage, ou de divers événements impliquant des échanges matériels
comme la cession d'une terre, la nourriture fonctionne comme une authentification de l'acte, un peu comme le feraient
nos contrats notariaux. Ceux qui ont mangé du porc distribué par les "preneurs" de la fille mariée ont reconnu la validité
du mariage. Il y a matérialisation de l’événement, et l’information est partagée entre tous les présents. Ceux qui, pour
une raison ou pour une autre, ne veulent pas entériner l'acte ou souhaitent se réserver la possibilité d'une contestation
ultérieure évitent de manger le porc partagé. Pour eux, cet événement n’a pas eu de réalité, et ils peuvent légitimement
ne pas en tenir compte. Il est d'ailleurs à noter que ceux qui veulent contester un acte scellé par le don d'un porc,
lorsqu'ils se voient opposer le fait qu'ils ont mangé le porc, prétendent que le porc avait été donné pour autre chose
(André Itéanu, communication personnelle).
De même, accepter de manger avec quelqu’un, c’est aussi accepter de diminuer l’hostilité. Dans
l’Iliade, Hector fait un sacrifice à Zeus pour essayer de s’attirer ses bonnes grâces et lui demander
de chasser les Achéens qui assiègent la ville, mais les dieux ne veulent pas consommer la fumée du
sacrifice et ne vont donc pas protéger Troie.
“de la ville, ils amenèrent des boeufs et des gros moutons, vite ; le vin au goût de miel, ils l’apportèrent avec le pain, de
leurs maisons, ils ramassèrent beaucoup de bois [et ils firent aux immortels des hécatombes parfaites] ; la fumée grasse,
de la plaine, portée par le vent, monta jusqu’au ciel [fumée agréable. Mais les dieux bienheureux n’en prirent aucune
part, n’en voulurent pas. Car ils haïssaient maintenant Ilion la sainte, et Priam, et le peuple de Priam à la forte lance]."
(Homère. L'Iliade. Chant VIII, 546-552. Traduction d’Eugène Lasserre, pp.147-148. Ndt: Les vers 548 et 550-552
(entre crochets) sont attribués à Homère par Platon (second Alcibiade, 249 D).
Conclusion
Nous avons vu à travers trois aspects que l'alimentation touche de près l’identité, et quand les gens
du marketing commencent à toucher à cela, ils rentrent beaucoup plus dans leur besace que ce qu’ils
avaient imaginé. Il y a du sacré, du social, et il faut faire attention.
D’autre part, c'est un sujet très sensible psychologiquement, dans la mesure où il est lié à l’identité
des personnes. Il n’est donc pas facile de modifier les comportements alimentaires. Si vous mettez
un individu au régime, de fait vous allez l’empêcher de faire des repas festifs, c’est-à-dire que vous
l’isolez socialement de sa famille et de son groupe.
Troisièmement, il est naïf de vouloir combattre la croyance au principe d’incorporation avec des
raisonnements logiques. Toute politique de santé publique qui penserait pouvoir modifier le
comportement des Français simplement en les raisonnant est vouée à l'échec.
Même chose pour tout ce qui est basé sur la volonté individuelle. Il n’est pas possible de demander
à une personne de modifier toute seule les habitudes alimentaires de son groupe. Si tout le monde
mange du beurre le matin au petit-déjeuner, vous ostracisez la personne avec un régime. Nous
avons vu ce matin dans le brillant exposé de Chantal Simon que la manière dont nous pouvions
avancer était de tenter de modifier les environnements. Nous avons affaire ici à des environnements
sociaux complets car l’alimentation est un fait social total. Les bonnes méthodes ont été présentées
ce matin : si nous voulons changer les choses il faut faire avec les personnes et non pas pour les
personnes, les impliquer dans les processus de changement, et ne pas négliger le fait que l’aliment
est perçu autrement que comme un simple conglomérat de calories. Quand on achète une voiture,
par exemple, on n’achète pas 500 kg de tôle, 30 kg de plastique, 20 kg de tissu mais une voiture
(Dominique Bouchet). Quand on mange quelque chose, on mange un plat et non pas 30 % de
glucides, 20% de lipides etc.
Références
Nemeroff C, Rozin P - Evidence for "Belief" in the Magical Maxim "you are what you eat" in the
United States. Manuscrit dactylographié (30 p). 1987/1989.
Nemeroff C, Rozin P - "You are what you eat" : Applying the Demand-free "Impressions"
Technique to an Unackowledged Belief. Ethos. The Journal of Psychological Anthropology, 1989,
17, pp. 50-69.
Reynal (de) B, Terlet X - Panorama des tendances. In : Trends SIAL. Salon International de
l’Alimentation. Paris, SIAL, 1998.
DEBAT
Bernard Guy-Grand
Ce que vous venez de dire a des conséquences très importantes pour la pratique médicale elle-
même, au-delà du corps social, car la médecine de l’obésité a ceci de particulier et de différent des
autres secteurs de la médecine, qu’habituellement il y a le malade, le médecin et la maladie qui est
une tierce personne contre laquelle malade et médecins sont alliés ; en matière d’obésité, comme le
souligne Michelle Le Barzic, il y a le médecin, le malade et son obésité qui appartient en propre au
malade lui-même. C’est-à-dire que la tierce personne manque pour organiser entre le patient et le
médecin un combat commun contre l’autre. C’est très probablement l’une des raisons profondes des
nombreux échecs thérapeutiques auxquels nous sommes confrontés.
Saadi Lahlou
Je ne m’avancerai pas sur le terrain de l’anorexie, qui est un sujet très complexe. Un grand nombre
de modèles sont rivaux et pour le moment rien ne fonctionne vraiment bien. En ce qui concerne le
désir, il peut prendre beaucoup de formes. Je suis incapable de répondre à votre question. En
revanche, nous avons parlé ce matin d’activité physique et la copulation est un élément important
pour être en bonne santé.
Saadi Lahlou
Les Américains sont quand même en grande majorité d’anciens Européens, donc je ne pense pas
qu’il existe une grande différence sur le plan génétique. Je suis frappé par la différence de
conception des médecines. Nous n’avons pas les mêmes approches de la médecine, les mêmes
approches de la religion. Le discours sur la restriction et la responsabilité individuelle sera plus
anglo-saxon. Mais si l’on regarde la consommation alimentaire, il est monstrueux de considérer cela
comme quelque chose d’individuel. Si vous essayez de responsabiliser le patient sans l’aider à
travailler sur son environnement, vous l’installez dans une spirale d’échec. Ce qui détermine ce qui
va passer dans le tube digestif d’un individu donné, ce n’est pas uniquement la volonté de cet
individu mais tout un système, ses routines d’approvisionnement, son milieu, la disponibilité des
aliments. Si vous considérez que, quand un individu est face à l’aliment, et qu’il n’arrive pas à se
restreindre, c’est parce qu’il y a un défaut dans sa volonté, vous avez fait une mauvaise analyse et
vous engagez le patient dans une spirale d’échec parce que vous ne lui fournissez pas de voie
concrète pour amorcer le changement autre que "ayez plus de volonté". Il vaut mieux accompagner
les individus pour les aider à comprendre le système de détermination, essayer d’agir dessus,
trouver de nouveaux itinéraires pour les bons approvisionnements, apprendre des recettes plus
légères, éduquer la famille à respecter les besoins etc. Ont peu à peu évolué de manière divergente
des systèmes alimentaires (par exemple en France et aux Etats-Unis). Quand la projection de ce
système sur un individu donné est étudiée, ce dernier va exhiber l’idéologie, le discours ou les
représentations qui vont bien avec le fonctionnement de ce système et qui permettent sa
reproduction. Mais l’évolution culturelle s’explique par son histoire et pas forcément par des
logiques à un instant donné. Par exemple, une perle est constituée de plusieurs couches par-dessus
un petit grain de sable, et pour comprendre la forme de la perle il faut regarder tout le processus.
Pour comprendre la différence entre l’attitude anglo-saxonne et l’attitude latine, il faut commencer
par regarder les différents éléments du système, en particulier le rôle de la médecine dans ces pays,
le rôle d’un certain nombre d’institutions de régulation, y compris locales comme le repas, le rôle
de la religion et du rapport au plaisir et à la satisfaction qu’elle donne, la façon dont le succès est
déterminé soit par une responsabilité individuelle, soit par une responsabilité collective. Ce sont des
mécanismes assez complexes et je ne me sens pas la force de détailler tout cela. Il est en tout cas
important de prendre en compte tous ces déterminants, et quand une personne exprime un
symptôme d’obésité ou d’anorexie, si l’analyse des causes se limite uniquement à cet acteur, on
risque de rater beaucoup de choses qui vont le faire retomber dès qu’il sera lâché. Même s’il est
convaincu, ce n’est pas forcément lui qui prépare la cuisine, et donc que fait-il ? Si le repas est
constitué de pâtes à la béchamel, il ne va pas manger ? Mais je me suis un peu égaré.
Bernard Guy-Grand
Pas du tout, il s’agit des limites aux actions éducatives et informatives. Même si les cultures sont
différentes, il y a de toute façon du "culturel" et de l’environnemental dans la décision. Je regrette
qu’il y ait peu de médecins dans l’assemblée, car c’est tout à fait fondamental de comprendre cela
pour la pratique médicale de l’obésité.
Saadi Lahlou
Il faut lutter contre les routines avec de nouvelles routines, il faut construire pour pouvoir résister ou
changer, ce qui peut se faire en aidant l’individu au sein d’un collectif ou d’un groupe. Les
Alcooliques Anonymes ou les Weight Watchers l’ont bien compris.
Jean-Pierre Poulain
Comment les mangeurs raisonnent-ils leurs décisions ? Pour tenter de répondre à cette question, je
vous propose de travailler en trois temps. Etudions, tout d’abord, les réponses plus ou moins
explicites que donnent à cette question les disciplines qui étudient le comportement alimentaire
humain. Intéressons-nous, ensuite, aux mangeurs eux-mêmes en essayant de comprendre comment
se construisent les décisions alimentaires. Puis, pour terminer, dans une perspective
programmatique tentons de dégager quelques axes du développement d’une recherche socio-
anthropologique sur cette question.
Les disciplines qui abordent de façon plus ou moins frontale la question de la décision alimentaire
peuvent se regrouper en deux grandes familles. La première pose le mangeur comme déterminé par
des motifs ou des causes qui échappent totalement ou partiellement à sa conscience. Nous trouvons
dans cette catégorie des conceptions théoriques qui, apparemment, n’entretiennent pas de relation
entre elles. Dans l’autre catégorie, le postulat du mangeur rationnel domine, même si selon les
disciplines la rationalité est abordée avec des degrés de complexité plus ou moins grands.
Si l’on réduit le mangeur à un "être biologique", la décision de manger semble lui échapper. Un
ensemble de régulateurs biologiques plus ou moins sophistiqués contrôlent des paramètres (taux de
glucose sanguin, réplétion des cellules adipeuses, présence stomacale…) caractéristiques de l’état
du milieu intérieur. Au passage de ces paramètres en dessous de certains seuils correspondraient des
situations de manque dont le vécu psychologique déclencherait des comportements alimentaires. La
science avance, affinant sa compréhension de la complexité des processus de régulation et surtout
de leur imbrication. Dans cette conception, les dimensions sociales de l’alimentation ne sont pas
ignorées, mais considérées comme secondaires. Apprendre à "bien manger" consisterait donc à se
conformer aux règles de la physiologie. Le rôle de la science consisterait à informer les individus
pour les amener à manger comme la "nature biologique" de leur corps le commande en
s’affranchissant de certaines "erreurs" des traditions.
En mettant l’accent sur l’inconscient, la psychanalyse a permis le développement d’une autre grille
de lecture, pour laquelle les mangeurs sont mus par des raisons qui échappent partiellement ou
totalement à leur conscience. L’alimentation aurait la même origine que la sexualité, la libido, le
désir de vivre, celle-ci serait au service de la conservation de l’espèce et celle-là au service de la
conservation de l’individu. De ce point de vue, les mangeurs ne sont pas seulement des êtres de
besoins, mais aussi des êtres de désir. A travers l’alimentation s’expriment des motifs inconscients,
organisés en configuration plus ou moins complexe façonnés par l’histoire particulière des sujets.
On trouve dans les sciences sociales des grilles de lecture, qui en mettant l’accent sur les
surdéterminations sociales ou culturelles peuvent être rangées dans cette catégorie, (c’est le cas des
points de vue culturalistes en anthropologie et des théories holistes en sociologie). L'appartenance à
une culture ou à un groupe social détermine les comportements de l'individu au niveau de ses choix
alimentaires, de ses goûts et de ses dégoûts, de ses modes de consommation… Lorsqu’un enfant
naît il arrive dans une culture ou un milieu social dotés d’une culture alimentaire marquée par des
différences entre les sexes, les âges, les positions sociales. Avec des outils relativement simples, la
sociologie de la consommation fait apparaître des différences extrêmement importantes entre
groupes sociaux au sein d’une même société.
Passons maintenant aux conceptions théoriques qui posent l’homme comme un être de raison,
comme un être rationnel. Pour l’économie classique, les décisions de consommation alimentaire
résulteraient d’un raisonnement en termes de coûts/bénéfices et les arbitrages se font à deux, trois,
quatre, cinq… dimensions : le prix, le temps passé en préparation, la qualité, les effets sur la santé,
sur l’esthétique…1 Le postulat de base est que l’individu est rationnel spontanément, s’il ne fait pas
les bons choix, c'est qu’il n’est pas au courant, qu'on ne lui a pas expliqué ce qu’il fallait faire.
Lorsqu’il sait ce qui est bon pour lui (tant en termes économiques que sanitaires), il se comporte de
façon rationnelle. Il suffit donc d’accroître son stock d’informations pertinentes pour que, d’un seul
coup, il prenne les bonnes décisions…
Certains courants de la sociologie, dans le sillage de Raymond Boudon (2004), ont complexifié
cette question en distinguant différentes formes de rationalité : les rationalités en finalité ou
instrumentales et les rationalités en valeur. Ce point de vue ne remet pas en cause le postulat du
choix rationnel mais aborde la question de la construction de la décision en prenant en compte
l’impact des systèmes de valeurs sur le processus cognitif.
Bien évidemment, toutes ces grilles de lecture saisissent des dimensions de la réalité du mangeur,
de l’extrême complexité du mangeur humain. Mais il convient de se méfier des réductionnismes qui
les sous-tendent. La réduction du réel aux dimensions prises en charge par la perspective
disciplinaire est un processus logique et obligatoire des sciences modernes. Elle permet la
production de savoirs locaux et disciplinaires. Cependant dans le cas de l’alimentation humaine
dans laquelle entrent en interaction le biologique, le psychologique, le social et le culturel, il est
souhaitable de chercher à penser l’articulation entre ces perspectives...
1 Gary Becker (prix Nobel d’économie) a développé un modèle de la décision d’achat des produits alimentaires à deux
dimensions : le prix et le temps passé. Becker G. S., 1965, "A theory of the allocation of time", Economic Journal,
75, 493-517.
question que leur adressent des acteurs placés dans un contexte culturel donné". Si par exemple un
groupe social décidait de considérer l’homosexualité comme unique forme de sexualité, la nature
répondrait que ce n’est pas possible. En revanche, s'il décide d’être bisexuels, la nature n’a pas
grand-chose à nous dire à court terme.
Venons-en maintenant à la rationalité. Que veut dire être rationnel ? Rappelons la distinction que
faisaient déjà les philosophes grecs entre rationalité en finalité et rationalité en valeur. La rationalité
en finalité est une rationalité que nous avons tendance à considérer aujourd’hui comme la seule
forme de rationalité. C’est-à-dire une rationalité régulant la décision à partir des conséquences de
nos actes. Nous déciderions de manger ceci ou cela, de cette façon ou de telle autre, parce que cela
a des conséquences sur la santé, sur l’esthétique, des conséquences spirituelles, économiques,
hédoniques. Ces horizons de la finalité en termes d’alimentation sont sur des échelles temporelles
très différentes, c’est-à-dire des conséquences hédoniques tout de suite, des conséquences sur la
santé demain ou après-demain. L’arbitrage des dispositifs en finalité est déjà d’une grande
complexité.
Les conceptions pré-scientifiques articulent donc différentes formes de vérité, des vérités révélées,
des vérités raisonnables, des vérités traditionnelles. Ces éléments vont constituer des cultures. Ce
sont des corps de connaissance transmis de génération en génération qui ont toujours une dimension
un peu adaptative, même si parfois ils prennent une certaine distance avec la stricte adaptation
biologique. La rupture cartésienne va faire exploser cette conception de la vérité. Les vérités par
autorité vont se déployer entre des vérités religieuses et des vérités laïques ; les vérités par
raisonnement entre des vérités toujours par raisonnement et des vérités probabilistes ; et les vérités
par expérience entre des vérités traditionnelles et des vérités expérimentales, la science
expérimentale prenant un peu de temps à s’y installer.
Nous allons essayer maintenant d’articuler ces formes de vérités avec les formes de rationalités. La
première grille de lecture consiste à penser que la rationalité scientifique s’intéresse d’abord et
avant tout à des vérités démontrées. Celles qui ont forte récurrence à l’échelle méta-analytique. Ces
formes de vérité sur lesquelles le consensus scientifique peut se construire. Parfois on n’est pas si
sûr que cela des résultats scientifiques, les conséquences que l’on peut en déduire sont simplement
probables. On a affaire ici à une autre forme de vérité scientifique issue d’approche probabiliste.
Dans d’autres cas, les connaissances ne sont même pas probables, mais il est simplement
raisonnable de penser qu’à partir de ce que nous savons, le phénomène pourrait (noter le
conditionnel) se comporter comme ceci ou comme cela et qu’en conséquence il vaudrait mieux
prendre telle décision. Si ces trois formes de vérité sont bien des résultats de la science, elles ne
relèvent cependant pas du même degré de scientificité.
Venant des sciences de la nutrition, le mangeur moderne est soumis à des discours correspondant à
ces différentes formes de rationalité scientifique, mais il n’en continue pas moins à fonctionner sur
des rationalités en valeur renvoyant à des comportements traditionnels, à des comportements
éthiques, à des éléments révélés, le tout cristallisé dans des systèmes de valeurs, des systèmes
symboliques.
L’épistémologie nous a appris qu’il convenait de se départir d’une lecture naïve qui pense que les
scientifiques sont totalement étanches aux systèmes de valeurs. Imprégnés par les cultures dans
lesquelles ils vivent, dès que les scientifiques commencent à être "raisonnables" ils discutent autant
sur des questions scientifiques que sur des préjugés culturels. Pire ou mieux… la sociologie des
sciences a même montré comment les dispositifs supposés permettre la production de la science
sont eux aussi perméables à des phénomènes sociaux. Comment le référé d’une grande revue
scientifique juge-t-il un article ? Comment et pourquoi les auteurs d’articles scientifiques se
mettent-ils parfois à citer en boucle certaines données publiées, alors qu’ils vont en ignorer - non au
sens de méconnaître mais au sens de ne pas prendre en compte - d’autres plus ou moins
contradictoires pourtant produites dans les mêmes conditions scientifiques, c'est-à-dire ayant passé
avec succès le filtre des comités de lecture ? L’appareil scientifique a une certaine perméabilité à
l’esprit du temps et aux rationalités en valeurs qui s’y expriment.
linguistique entre la langue et la parole. La langue est un système de signe qui se trouve dans les
dictionnaires et dans les ouvrages de grammaire. La parole est l’usage qu'un individu donné fait de
la langue qu’il utilise.
Pour revenir à l’alimentation, les pratiques alimentaires sont l’objet d’un double déterminisme : un
déterminisme culturel à travers les systèmes de valeurs qui pilotent les pratiques, et un
déterminisme matériel à travers les emplois du temps, les contraintes budgétaires, les savoir-faire
culinaires... Pour comprendre les mutations sociales, cela nous a amené à étudier les décalages
entres les normes (contrôlées par les valeurs) et les pratiques réellement mises en œuvre qui
résultent d’interaction entre normes et systèmes d’action. Si nous prenons l’exemple du petit-
déjeuner des Français, 52 % disent qu’un petit-déjeuner doit être constitué d’une boisson, de pain,
de beurre ou de croissants, et 25 % disent qu’il doit être copieux, avec en plus du fromage, des
œufs, du jambon. C’est pour eux le petit-déjeuner idéal, mais quand on regarde leurs pratiques les
choses sont quelques peu différentes. Seulement 6 % des 25 % considérant qu’il fallait un petit
déjeuner copieux le font. Parmi ceux qui ne respectent pas la norme qu’ils ont exprimée, 13 %
prennent un petit-déjeuner continental et 4 % ne déjeunent pas le matin et se contentent d’une
simple boisson. Ce n’est pas la peine de dire à ces derniers qu’il faut prendre un petit déjeuner
copieux, ils sont d’accord avec vous et même ils vous le diront. Si vous voulez les faire changer, il
ne faut pas leur parler nutrition mais système d’action. Qu’est-ce qui se passe le matin qui fait que,
alors qu’ils pensent que… ils ne le font pas ? Il est inutile de leur parler de l’intérêt nutritionnel de
déjeuner le matin, ils sont d’accord. En revanche, ceux figurant en haut du tableau, vous pouvez
leur parler de nutrition. Nous avons ici une approche cognitive des mutations, des transformations,
et des doubles mécanismes de régulation par les normes et les pratiques.
Les diététiques profanes qui sont des parties des modèles alimentaires, participent à la préparation
des décisions. Prenons quelques instants pour voir comment elles fonctionnent. Elles sont d’abord
des systèmes classificatoires, classification des aliments, catégorisation des mangeurs, et enfin une
série de règles combinatoires associant aliments et mangeurs, selon des contextes ou des effets
recherchés. Je prendrai simplement deux exemples, mais nous pourrions les multiplier.
La diététique hippocratique repose sur une catégorisation des tempéraments humains (sanguins,
colériques, flegmatiques, mélancoliques…) correspondant à des excès d'humeurs (bile, bile noire ou
atrabile, lymphe ou flegme, sang) puis une classification des aliments en quatre catégories (sec,
humide, froid, chaud) et enfin des règles combinatoires qui permettent de construire des décisions.
Par exemple, les individus au tempérament sanguin éviteront les aliments "chauds". La science
moderne se développant va considérer cette façon de voir comme de la "foutaise" et renvoyer tout
cela au columbarium des idées fausses.
Mais du point de vue du mangeur, il s’agit d’un système de décision qui a des effets positifs dans la
régulation de l’anxiété et qui, s’il ne fait pas trop de bêtises par rapport aux lois de la biologie, peut
perdurer longtemps.
Prenons maintenant la diététique zen macrobiotique. A nouveau nous avons une catégorisation en
deux grands principes, le Yin et le Yang : une catégorisation des êtres humains tout d’abord qui
sont plus ou moins Yin ou plus ou moins Yang, une catégorisation des aliments, des principes de
cuisson, des assaisonnements, et des règles d’association en fonction de ce que l’on veut obtenir
(renforcer le côté yin ou le côté yang de l’individu…). De nouveau, la science moderne dit
foutaises, mais là encore cette forme de diététique participe à la régulation de l’anxiété.
La recherche en matière de nutrition avance, mais les fonctions que jouaient les diététiques profanes
ne sont plus assumées. De surcroît, les découvertes resserrent à la fois le lien positif entre
l’alimentation et la santé et le lien négatif. Mais c’est aussi un secteur soumis à de telles demandes
sociales que l’on passe parfois un peu vite de la recherche à l’application. Rappelons-nous cette
"formidable" émission de sociologie des sciences qu’était la première version de J’ai décidé de
maigrir, sur M6. Elle mettait en concurrence les offres amaigrissantes de sept "grandes" écoles
nutritionnelles de ce début de 21ème siècle. L’effet fut tel que les nutritionnistes universitaires ont
pris la plume pour s’insurger contre leurs propres collègues qui s’étaient prêtés à cette mise en
scène de l’état de la "science".
La demande de réassurance du public explique pourquoi il est possible de publier tant de livres sur
la diététique, aussi contradictoires… sans pour autant que cela pose problème de rationalité... Car
leur fonction n’est pas là, ce n’est pas une fonction scientifique. La nutrition moderne est "utilisée"
ici comme une culture, comme le montre notre collègue anglaise Deborah Lupton à propos de la
médicalisation (1994).
Claude Lévi-Strauss a proposé l’analogie entre la langue et le modèle alimentaire. La langue est un
système de signes qui produit le sens. Nous mangeons, bien sûr, des aliments, et nous mangeons des
aliments qui ont du sens. Comment ce sens est-il construit ? Les choses ont évolué, les sciences
sociales et humaines appliquées à l’alimentation commencent à avoir un certain capital, mais
comme pour les autres disciplines il faut du temps. Une langue repose sur le consensus social, le
sens est produit par le système, la distinction que j’évoquais tout à l’heure entre langue et parole,
puis les langues évoluent en permanence sous le poids des usages, de la technologie, des
transformations. De nouveau, nous avons à comprendre comment nous nous constituons, comment
nous nous transformons, comment nous bougeons. Et la révolution que nous avons à faire est celle
que les linguistes ont réussie et qui leur a permis de passer de la grammaire, qui expliquait comment
il faut faire, à la linguistique, qui explique comment ça marche. Et cette révolution est l’objectif que
pointait Claude Lévi-Strauss en 1958 dans Anthropologie structurale.
Il y a déjà plus de dix ans, Claude Fischler écrivait qu’un "système culinaire était une série de
catégories en cascade articulées entre elles" (1990). Prenons un exemple pour comprendre comment
cela fonctionne. Supposons que je vous invite à la maison ce soir, je vais commencer à raisonner
avec des mini scénarios. Je vais formaliser le repas, entrée, plat, fromage, dessert. Je vais utiliser
une série de règles gastronomiques, je vais tenir compte de la façon dont vous aviez vous-même
composé le menu la dernière fois où vous m’avez invité. Aviez-vous mis les petits plats dans les
grands ? Pour construire ma décision, je vais donc utiliser un ensemble de savoirs sociaux, qui
renvoient à des logiques gastronomiques et à ce que les anthropologues désignent comme des
logiques de don et de contre don.
Autre situation, nous sommes maintenant un samedi après-midi et je me promène dans un
supermarché. Voyant de belles daurades, je me dis que je pourrais les faire au fenouil avec une
ratatouille. A partir de ce moment-là, une série de séquences logiques se met en place. Il faut bien
sûr que je sache faire la ratatouille. Si tel est le cas, je sais qu’il me faut des oignons, des tomates,
des courgettes, des aubergines, de l’ail, du thym et du laurier, de l’huile d’olive. Mais si je ne sais
pas bien la faire, je vais peut-être oublier des choses... Cela suppose donc que j’aie des
connaissances culinaires, que je dispose de recettes qui vont fonctionner comme des matrices
décisionnelles.
Dernière situation maintenant, soumis à l’influence du discours médical et à la pression des modèles
d’esthétique corporelle, je me mets à penser qu’il faudrait peut-être que je perde trois kilos. Les
fameux trois kilos dont parle Claude Fischler. J’achète donc un livre de régime, un livre
"scientifique", en tout cas écrit par un scientifique, un médecin "consultant" dans le service de
nutrition d’un grand centre hospitalo-universitaire. Et là on me parle d’acides gras poly-insaturés,
d’oméga 3, de sucre à assimilation lente, d’index glycémique… tout ceci m’intéresse beaucoup et
dans une certaine mesure me rassure parce que je suis convaincu que la science a des choses à nous
dire sur ce qu’il faut manger. Mais comment mettre en œuvre ces connaissances concrètement
quand j’achète, quand je cuisine, quand je mange avec les gens avec lesquels je vis, quand je
partage un repas dans les logiques de don et de contre don ?
C’est tout cela qu’il faut apprendre pour pouvoir articuler les connaissances nutritionnelles à ce que
sont les réalités des contextes socioculturels de la décision des mangeurs. Nous sommes quelques-
uns à travailler sur ces questions, nous commençons à avoir quelques résultats, mais il reste
énormément de travail à faire. Le message que je voudrais essayer de faire passer aujourd’hui c’est
qu’il faut sur ces questions des moyens humains. A côté des bataillons de biologistes investis dans
la recherche en nutrition les quelques dizaines (en comptant très large) de chercheurs des sciences
sociales et humaines éparpillés dans les universités françaises et les grands organismes de recherche
qui rament, le plus souvent à contre courant dans leur propre discipline, ont quelque chose de
dérisoire. Vous nous offrez aujourd’hui une tribune, des appels d’offre de recherche bien dotés
existent et se développent qui interpellent les territoires scientifiques, c'est extraordinairement
intéressant et nous vous en remercions. Mais les enjeux scientifiques appellent une véritable
structuration de ces capacités de recherche.
Le plaisir
Je conclurai avec la question du plaisir qui est un autre chantier qui nous attend. Beaucoup de
monde parle du plaisir alimentaire et cette notion fonctionne un peu comme un concept écran. Il est
un peu le pendant de l’équilibre alimentaire dans les sciences de la nutrition. Il faut équilibrer son
alimentation : il suffit de prononcer cette phrase et tout le monde est d’accord. Cependant mettez
douze nutritionnistes dans la salle, demandez-leur de construire une définition de l’équilibre et
observez. C’est un formidable exercice. Car sur cette question se mêlent des connaissances
scientifiques (de différents statuts comme nous l’avons vu plus haut) et des représentations. C’est
un peu la même chose pour le plaisir avec les sociologues, les psychologues ou les anthropologues.
C’est une question compliquée.
L’attitude spontanée est la conception de Montaigne, pour laquelle le plaisir serait une prime
donnée par la nature au bon exercice de la fonction. Grand Dieu ! Si nous n’exercions la sexualité
que pour nous reproduire, nous ne l’exercerions pas souvent. Certains groupes sociaux, peu
nombreux, répondent que c’est uniquement pour la fonction de reproduction. Nous appartenons à
des sociétés dans lesquelles on a disjoint la fonction biologique de la fonction d’épanouissement de
la sexualité. Ce qui a pris du temps, ce qui n’a pas été évident du tout. Que de combats pour
défendre cette idée. Il n’y a pas si longtemps encore, Jean Ferrat chantait : Une femme honnête n’a
pas de plaisir.
Alors, qu’est-ce que le bon fonctionnement de la fonction ? La satisfaction d’un besoin est toujours
définie à l’intérieur d’un espace culturel. Elle renvoie à ce que Malinowki appelait la "dérivation
des besoins" (1944). Il y a des éléments communs entre le plaisir sexuel et le plaisir alimentaire,
mais aussi de profondes différences. Les éléments communs sont une connexion avec le biologique,
une problématique de l’imaginaire de l’interpénétration, un exercice fortement défini par la société.
Concernant les différences, Brillat-Savarin disait : Le plaisir alimentaire était le premier, celui qui
reste à l’homme lorsque tous les autres ont disparu. On peut vivre, et certains ascètes en ont fait la
démonstration, sans faire l’exercice de la sexualité, mais il est difficile de vivre sans manger et sans
une part de plaisir alimentaire.
Ces questions renvoient également à des débats concernant la relation au plaisir au sein de l’univers
catholique avec la question fondamentale qui taraude la chrétienté depuis des siècles, à savoir : la
jouissance est-elle un péché ? Cette question structure le rapport à l’alimentation dans la culture
chrétienne. Nous la retrouvons dans un ascétisme végétarien, la tempérance augustienne ou un
hédonisme glorifiant la création de Dieu. La particularité des catholiques est qu’ils disposent d’une
série de dispositifs de déculpabilisation (théorie du repentir, théorie du purgatoire, pratique de la
confession ou des indulgences…). Il faudra aussi revisiter les débats relatifs à la thèse de la
transsubstantiation. Dans la chrétienté l’incorporation alimentaire constitue le prototype du rapport
au sacré, mais la théorie de la transsubstantiation qui veut que le corps du Christ, c’est-à-dire le pain
se transforme en essence en corps du Christ et le vin en sang, théorie confirmée par le catéchisme
de 1993, va permettre l’esthétisation de la gourmandise qui était pourtant un péché capital. Ce
travail de mise au jour des enracinements culturels du plaisir alimentaire devra être conduit dans
différents espaces culturels.
Bernard Guy-Grand m’a taquiné hier en me disant : les sociologues vous ne parlez jamais de Jean
Trémolières, alors que j’avais plutôt le sentiment au contraire d’en parler tout le temps. Sur
l’importance considérable de ce penseur sur la nutrition médicale et sur la socio-anthropologie de
l’alimentation je suis bien sûr d’accord avec lui. Sans doute, est-ce en partie grâce à lui que nous
sommes réunis ici aujourd’hui et qu’un dialogue a pu s’instaurer entre les disciplines qui
s’intéressent aux mangeurs humains.
Références
DEBAT
Bernard Guy-Grand
Vous nous avez montré un exemple sur le petit-déjeuner où les gens disent qu’il doit être copieux,
alors que très peu le font. C’est un peu la même chose pour les tabous sexuels, sachant que la
morale était très rigide, mais la pratique un peu moins. Cet exposé magistral s’est terminé sur des
paroles essentielles de Jean Trémolières datant de 1973. Nous pouvons le considérer comme le père
de la nutrition moderne, à la fois dans ses aspects biologiques, sociologiques, psychologiques etc.,
et entre 1973 et 2004, soit trente ans, les concepts aujourd’hui exposés par les sociologues ou les
psychosociologues étaient déjà en germe chez Trémolières il y a trente ans, mais il a fallu quelques
années avant que ces concepts prennent de l’assurance. Et le travail n’est pas terminé, car nous
sommes peu nombreux ici alors que ce message devrait être diffusé de façon beaucoup plus large à
la fois en direction de la population et des milieux professionnels.
Jean-Pierre Poulain
Je pointe la nécessité de faire l’archéologie, au sens où Michel Foucault l’entendait, de la
conception du plaisir alimentaire à l’intérieur de la culture chrétienne, et plus particulièrement de la
culture française qui a donné naissance à la gastronomie. Je ne pointais pas tellement l’histoire du
Christ lui-même, mais ce qui se passe à partir du 11ème siècle avec Grégoire de Tours jusqu’à la
montée de la Réforme, et ensuite toutes les positions qui seront prises autour de cette question
centrale. Elles ont façonné l’infrastructure imaginaire de l’occident chrétien, et que l’on soit croyant
ou pas, nous baignons dans cet univers. Saadi Lahlou parlait des clivages entre différents univers
culturels, et ce sont ces éléments-là qui structurent notre arrière-plan imaginaire qui sont à
investiguer. C’est ma fibre de sociologue de l’imaginaire qui s’intéresse à cela.
Jean-Pierre Poulain
Jean-Pierre Corbeau est le mieux placé pour en parler.
Quand nous imaginons ce que pouvait être notre passé alimentaire, nous avons recours à quelques
images toutes prêtes dans notre bagage culturel, comme par exemple celle des franches ripailles
rabelaisiennes et du personnage de Gargantua. Gargantua, ce mangeur boulimique, a certes une
hérédité chargée avec un père qui s’appelle Grandgousier et une mère Gargamelle - deux noms qui
nous disent beaucoup sur leurs capacités à ingurgiter la nourriture. Nous savons que Gargantua est
né pratiquement en état de manque puisque, nous dit Rabelais, à peine sorti du ventre maternel il
criait "mies, mies", ce qui veut dire à boire, et quelques mois après, le voici qui mange dans
l’écuelle de son petit chien ... Et nous savons aussi que ses nourritures quotidiennes étaient
débridées. "Il commençait son repas par quelques douzaines de jambons, de langues de bœuf
fumées, de boutargue, d’andouilles et tel autre avant-coureur de vin. Cependant quatre de ses gens
lui jetaient en la bouche l’un après l’autre continûment de la moutarde à pleines palerées ; puis il
buvait un horrifique trait de vin blanc ; et après il mangeait selon la saison des viandes à son
appétit et lors cessait de manger quand le ventre lui tirait". Rabelais conclut : "Il n’avait point de
fin ni de canon ni de bourne". Autrement dit pas de règle, pas de norme, pas de borne. Le repas
rabelaisien signifie le règne de l’anarchie alimentaire, de l’intempérance et de la paresse.
Une seconde image peut venir à l’esprit, se surimposant à la première, différente et presque
antithétique. Les chroniques nous relatent des périodes de ripailles rabelaisiennes, mais aussi des
périodes de pénurie, de disette, et à ce moment-là revient comme une antienne : "Ils ont si faim
qu’ils se mettent à brouter de l’herbe". Ils ne mangent pas, ils ne cuisinent pas, ils ne préparent plus,
ils broutent, réduits au rang de l’animalité. Derrière ces deux images antithétiques se dessine, si
nous y réfléchissons, une certaine affinité, une certaine symétrie, car dans des contextes totalement
différents, tantôt dans une situation d’abondance pour ne pas dire de pléthore et tantôt dans un
contexte de pénurie, on a cette même conduite alimentaire totalement désordonnée. Ils mangeaient
pour manger, pensons-nous, sans règle ni régulation. Nous envisageons souvent notre passé
alimentaire comme le règne de la gastro-anomie.
Mais peut-on vraiment parler de règne de la gastro-anomie ? A mon sens, cette image est une image
reçue, héritée d’une littérature très portée sur les repas festifs et les excès de table et très oublieuse
des pratiques alimentaires ordinaires ; comme toutes les idées reçues elle est à revisiter, à
réexaminer sans doute. L’historienne que je suis utilise des concepts mais se nourrit surtout de
sources, de documents que j’ai pris dans un temps long allant de 1300 à 1800.
Sur les façons de manger du Moyen Age à l’époque contemporaine il existe une abondante
littérature normative. Le genre diététique a connu une fortune non démentie tout au long de ces cinq
siècles, sous des titres différents mais très transparents : arts de bien vivre, traités de bien manger,
art de se conserver en santé, de vivre longtemps… Ce genre émerge en Occident avec l’école de
Salerne, il fleurit et prolifère dès le XIVè siècle de Bernardin de Sienne à Arnaud de Villeneuve
jusqu’à Gui Patin en rencontrant toujours un vif succès éditorial. Mais renonçons à ces sources trop
proches du prescrit et trop loin du vécu. Allons vers des témoignages plus directs et plus spontanés :
ils sont rares, mais on en trouve.
L’autre témoignage est proprement royal. Nous sommes en 1477, et le roi de France lui-même,
Louis XI rédige cette lettre étonnante datée du mois de juillet. Il est en pleine campagne d’Artois
lorsqu’il écrit à la gouvernante de ses petites-nièces. Comme il fait très chaud, peut-être craint-il les
effets de la canicule sur ses petites-nièces, en tout cas voilà ce qu’il écrit à Mme Tanguy du
Chastel :
"Je ne suis pas physicien2 mais il me semble qu’on ne les doit point garder de boire entre deux
heures quand elles auront soif et leur faire mettre beaucoup d’eau en leur vin, et qu’elles ne
boivent que de petits vins de Touraine. Et ne leur donnez point de salure ni de viande là où il y
ait des épices, mais bouillie, et toutes viandes moites. Et ne leur donnez point de fruit, réservé les
raisins qui soient bien mûrs. Il me souvient qu’on dit que les surains sont bons, mais il y en a
d’autres qui sont bien mauvais et font venir les flux de ventre".
La méfiance royale s’exerce vis-à-vis des viandes et des poissons salés, des ragoûts rehaussés
d’épices et des raisins acides (les surains). Le roi est donc quelqu’un de très attentif non seulement à
ce qu’il mange, mais à ce que mangent les autres.
Le troisième indice, qui date de 1505, est d’une nature toute différente. Il s’agit du grand manuel de
cuisine écrit à Venise par l’humaniste italien Platine et qui a été traduit en plusieurs langues. Il
s’intitule "De l’honnête volupté". Le titre lui-même est un peu ambigu, si bien que le traducteur
français en donne une version beaucoup plus longue et plus explicite :
"Platine en françois, très utile pour le corps humain qui traite de honnête volupté et de toute
viande que l’homme mange, quelles vertus ont et en quoi nuisent ou profitent au corps humain,
et comment se doivent apprêter chacune d’icelles viandes…, et de plusieurs autres gentillesses
par quoi l’homme se peut maintenir en prospérité et santé".
Ce livre de cuisine est un élément d’un régime, au sens large où on l’entend à l’époque, c'est-à-dire
une diète englobée dans un régime de vie tout entier. Un régime pour se maintenir en bonne santé
concerne non seulement la nourriture mais aussi les activités physiques, le sommeil, l’activité
sexuelle, etc.…, suivant une catégorisation bien établie dans la médecine depuis Hippocrate. Et
proclamer une "volupté honnête", c’est dire que l’on est profondément persuadé qu’il peut y avoir
une manière de se nourrir qui nous conserve en santé, et en même temps nous procure du plaisir.
2 C'est-à-dire médecin.
Pour les hommes du Moyen Age et de l’Ancien Régime, il n’y a aucune contradiction entre la
dimension plaisir de l’alimentation et la dimension santé. La diététique est aimable.
Et les recettes figurant dans ce traité répondent parfaitement à cette alliance entre salubrité et plaisir
de bouche. Prenons celle-ci, qui apprend comment faire une tarte de chair, la chair étant viande ou
poisson, mais ici plutôt viande puisque nous sommes en temps de gras,
"bouilleras la chair de veau, chevreau ou chapon. Et quand sera bouillie et énervée,
découperas icelle menuement et la pileras au mortier. Et y ajouteras un peu de fromage frais
et autant de vieux, pilé ou gratusé, un peu de persil et de marjolaine découpés, quinze œufs
bien battus, de la graisse de pourceau… et bien petit de safran pour donner seulement
couleur. Et le feras cuire… Certes, nourrit grandement, engraisse le corps, aide au foie, fait
toutefois opilation et engendre pierres et gravelles".
Cinq lignes détaillent la façon de faire elle-même, suivies de deux lignes de conseil diététique. Ce
schéma se reproduit pour chaque recette, avec à la fois cette dimension technico-culinaire et aussitôt
après la dimension diététique. Chaque recette se termine par une évaluation médicale, comme celle-
ci relative à un potage de temps maigre à base de blanc de poisson, de brochet bouilli :
"Ceci nourrit peu et demeure longuement en l’estomac, réprime la colère, calme l’ardeur de
l’urine et augmente générations".
Les effets salutaires et les effets indésirables de ce plat sont exprimés en termes de 1505, mais il
n’est nul besoin de transcrire ces deux expressions en langage d’aujourd’hui.
Trois documents, trois auteurs venus d’horizons différents, un notaire, un roi et un cuisinier, et tous
sont préoccupés de la dimension diététique, des normes dans la cuisine.
Ces normes sont en fait des règles qu’ils ont apprises et intériorisées. Un autre personnage, occulte,
se profile derrière chacun de ces témoignages, c’est le diététicien - c’est dire le médecin ou encore
le "physicien" comme l’appelle Louis XI. Tout l’Ancien Régime alimentaire est bâti sur un triangle
culinaire qui associe trois personnages : le mangeur, le cuisinier ou la cuisinière, et le médecin.
Le dialogue entre le diététicien et le mangeur est une pratique ordinaire ; si les médecins écrivent
tant de bréviaires pour bien manger, c’est, disent-ils, pour répondre à une demande sociale
croissante. Il est un cas particulier, celui de Laurent Joubert, médecin montpelliérain de la
Renaissance. Il n’eut pas le temps de rédiger ses réflexions, mais il a noté toutes les questions dont
on l’assaille et auxquelles il tentait de répondre. La liste de ces inquiétudes alimentaires, de la main
même de Joubert, est significative :
- Comment est-ce que l’appétit vient en mangeant ?
- Du nombre des repas qu'on doit faire.
- S'il faut manger souvent et beaucoup à chaque fois pour engraisser. Moyens très asseurez
pour guérir de la maigreur et autres pour amaigrir.
- Sçavoir-mon si l'heure des repas doit toujours estre à mesme point ?
- De l'intervalle qui doit estre communément entre les deux repas ?
- Quel doit estre plus grand repas et de viandes plus difficiles : le disner ou le soupper ?
- Qu'on ne peut justement limiter la quantité du boire et du manger à un repas.
- Que la longueur des repas est dommageable comme aussi de se haster beaucoup.
- Que le foye n'est bonne viande…
- Sçavoir-mon si le jus ou dégoust du mouton rosty eschauffe et s'il est fort nourrissant ?
- Que la chair du pourceau est la plus nourrissante de toutes ; quelle est sa dignité ?
- Que le rat, chat et plusieurs autres bestes sont aussi bonnes que celles que nous mangeons.
- Que c'est un désordonné appétit d'user des truffes et des champignons.
- S'il est vray que les truffes, artichauts et huistres rendent l'homme plus gaillard à l'acte
vénérien ?
- D'une bonne femme qui fit manger à son mary un de ses testicules pensant qu'il en seroit
autant gaillard qu'auparavant.
La marque de la religion
Partons encore de nos préjugés d’aujourd’hui. Il est fréquent, lorsqu’on évoque cette période,
d’entendre dérouler le thème de l’influence de la religion sur les façons de manger, une influence
jugée envahissante. Le discours est commun, mais il revient à l’historien d’en montrer les limites. Il
est vrai que l’Eglise a toujours marqué une certaine distance vis-à-vis de l’acte de manger en
prônant une morale de la sobriété, morale qui n’est pas particulière à l’église catholique ni
chrétienne en général - cette idéal de sobriété se retrouve dans beaucoup d’autres confessions, lié à
la nécessaire maîtrise de soi et de son corps. Il ne faut ni la sous-estimer ni surtout la surestimer. Le
péché de gourmandise existe, bien entendu, c’est un des péchés capitaux, mais sa place est modeste
dans la hiérarchie des péchés échafaudée par les médiévaux, il se situe en bas de l’échelle de gravité
alors qu’au sommet on assiste à une concurrence entre la cupidité ou l’avarice, qui est le vice des
bourgeois, et l’orgueil, qui est le vice des féodaux. L’une et l’autre fautes suivant les périodes se
disputent la première place, mais dans la compétition symbolique le péché de gourmandise, la
"gula" comme on disait, ne se classe jamais dans les premiers rangs. C’est un péché capital peut-
être, mais assez véniel quand même. Il faut remettre la religion à sa vraie place, et renoncer à croire
que l’horloge de la cuisine se règle sur celle de la sacristie.
Les croyances jouent un rôle certain, bien entendu, dans l’alternance qui rythme la vie alimentaire,
la succession des jours gras et des jours maigres. Elles définissent également deux catégories
fondamentales, la catégorie du gras et la catégorie du maigre. En cela, elles modèlent le calendrier
alimentaire. Mais c’est tout. De grâce, ne parlons pas dans l’idéologie d’Ancien Régime occidental
de tabou alimentaire. Nous sommes dans un horizon culturel où il n’y a pas de séparation entre
nourriture pure et nourriture impure. Le mangeur chrétien a toute liberté - une liberté qui
paradoxalement peut lui peser, avec tous les problèmes de l’autonomie qui sont soulevés, et le
contraindre plus que ne le feraient des interdictions instituées. En revanche, le plus frappant pour
moi, c’est que le prêtre et le médecin font assez bon ménage. Pour être plus précise, la médecine des
corps et la médecine des âmes font assez bon ménage. Dans l’horizon médical de cette époque, qui
est l’hippocrato-galénisme, et dans l’horizon chrétien, il y a des contiguïtés et des paradigmes
intellectuels qui se recouvrent.
Trois exemples. La médecine des corps est une médecine évacuante, il faut purger les mauvaises
humeurs à l’aide de la bonne vieille trithérapie dont Molière se moquait tant ; mais la médecine des
âmes est tout autant une médecine évacuante, qui prescrit de se purger de ses péchés. Il existe ici
une parenté assez évidente. L’Eglise recommande à chaque fidèle de faire son examen de
conscience chaque jour. Les médecins, après Sanctorius, recommandent à chaque patient de faire
leur examen corporel, de préférence le matin, il faut prendre son pouls, examiner ses urines. Le
carême est une institution religieuse, bâtie sur une notion de pénitence qui signifie en fait des
valeurs de partage alimentaire et de place nécessaire à accorder aux pauvres. Mais le Carême n’est
pas seulement affaire d’Eglise, et en avançant dans l’âge classique tout un discours d’origine
médicale se construit, détournant le sens primitif et développant l’idée de la valeur du carême
comme une diète bénéfique et salutaire qui interviendrait chaque année au printemps.
Comment ne pas entrevoir à travers ces trois exemples un recouvrement de discours qui, mettant à
profit un même horizon intellectuel, introduisent une certaine confusion ? Cette confusion peut être
interprétée de deux façons, selon l’angle d’observation. Certains - ce sont les plus nombreux -
peuvent affirmer que la religion envahit tout. Mais d’une façon tout aussi légitime, on pourrait
soutenir à l’inverse que les médecins à l’époque de Molière sont singulièrement intrusifs dans le
domaine alimentaire, pour ne pas dire impérialistes. Ils sont dans les hôpitaux et les hôtels Dieu et
ce sont eux qui vont dire comment nourrir les malades en faisant une guerre horrible aux sœurs
hospitalières dont les conceptions diététiques sont différentes - pour elles, soigner c’est bourrer de
nourritures roboratives les pauvres malades dénutris. Ils sont dans les cuisines du Prince pour
essayer de s’imposer aux cuisiniers, et avec quelque succès. Nous voyons Platine dire les propriétés
de chacun des plats qu’il prépare. Et nous voyons au 18ème siècle, le médecin des Lumières
s’investir massivement dans le problème du carême. La doctrine de l’Eglise permet au fidèle d’être
dispensé de carême en s’adressant au prêtre de la paroisse. Mais à partir de 1750, je constate que le
prêtre de paroisse ne joue plus un grand rôle. Les paroissiens viennent le trouver avec un certificat
médical et à partir du moment où ils sont munis de cette onction médicale, l’évêque ne peut rien
dire et accorde automatiquement la dispense de carême. N’est-ce pas là une grande victoire
médicale ?
La diététique savante
Il n’y a pas lieu d’analyser le discours diététique officiel en vigueur dans ce temps long qui court
jusqu’à Pasteur. Contentons-nous ici de rappeler que cette diététique pré-Pasteurienne représentait
une branche très importante du savoir médical pour toutes sortes de raisons. D’abord, ces médecins
des temps classiques sont en situation d’échec thérapeutique. On le sait, Molière s’en moque sur les
scènes du théâtre classique, le public en rit… Mais eux aussi - les médecins - sont conscients de
leurs limites. Ils savent qu’ils ne savent pas. Ils ne savent pas soigner, ils ne savent pas guérir.
Aussi, leur mission telle qu’ils la conçoivent est d’essayer de conserver leurs patients en bonne
santé. C’est la raison pour laquelle on voit de grands noms comme Arnaud de Villeneuve, Laurent
Joubert, Gui Patin, se consacrer à l’écriture de manuels "grand public" pour se conserver en bonne
santé, et se bien nourrir. La diététique est au cœur même de la discipline médicale.
La deuxième raison qui pousse en avant la diététique classique tient à cette conception de la
maladie comme trouble interne qui entraîne une suspicion de maladie d’origine alimentaire
beaucoup plus répandue qu’à l’heure actuelle. Aujourd’hui, si je mange un aliment avarié je sais
que je risque peut-être une diarrhée, voire une salmonellose mais je n’attraperai pas la grippe ou le
choléra. Tandis que dans ce schéma de pensée, le désordre intestinal peut provoquer toutes sortes de
réactions suivant le terrain, suivant l’individu. Absorber une mauvaise nourriture peut entraîner des
"flux de ventre" ou des rhumes, voire une angine ou une maladie "générale" de type pesteux. Une
épidémie en effet peut très bien être consécutive à une mauvaise situation alimentaire, et combien
de pestes dont la survenue a été attribuée à l’ingestion par exemple, de poisson pourri ! Souvenons-
nous de l’infection propagée par la tarte bourbonnaise de Panurge… Contrairement à ce que l’on
croit, la notion de risque alimentaire est donc beaucoup plus étendue que celle que nous en avons
aujourd’hui.
Le troisième élément à prendre en compte pour comprendre le rôle joué par cette ancienne
diététique, c'est la notion que l’on a de l’aliment. Un aliment ne se décompose pas, comme nous le
faisons aujourd'hui, en lipides, glucides, etc., mais c'est un tout doté de propriétés, de vertus si elles
sont bénéfiques, ou de vices si elles sont plutôt toxiques. Nous sommes ici dans la vieille physique
aristotélicienne : un aliment est chaud ou froid, humide ou sec, et ces qualités se combinent deux à
deux. Et surtout, dans la mesure où tout aliment est doté de vertus, il est ipso facto un alicament,
servant à se soigner, à s’entretenir en santé. La diététique tient donc dans le discours médical
d’autrefois une place incomparablement plus grande qu’aujourd’hui.
La diététique profane
La diététique profane consiste en un certain nombre de pratiques obéissant plus ou moins aux
normes de la diététique savante, à des normes profondément intériorisées. Bien entendu, nous
n’avons aucun moyen de prouver qu’en cuisinant comme ils le faisaient, les hommes du passé
obéissaient à leur médecin, cette "obéissance" est subtile, de l’ordre de l’inconscient ou du semi-
conscient. Ils agissaient de la même façon machinale que je le fais pour mon petit-déjeuner
quotidien. Si je me pose la question de savoir de quoi dérivent mes habitudes matutinales, et
pourquoi je prends un jus d’orange tous les matins, la réponse va de soi : c’est parce qu’il y a de la
vitamine C et que l’on nous a appris - cette notion datant de 1911 - que la vitamine C est
indispensable à notre santé. Je consomme des céréales parce qu’"il me souvient", comme disait le
roi Louis XI, que c’est bon pour mon transit intestinal,- et en fait la vogue des corn flakes a
commencé avec l’ouvrage du bon Dr Kellog : "Life, its Mysteries and Miracles" (1910) ; et je
mange des yaourts parce que dans les années 1920, un prix Nobel de médecine le docteur Elie
Metchnikov, a démontré les bienfaits des bacilles bulgares contenus dans les yaourts. Quand je
mange, je ne me pose pas vraiment la question de savoir pourquoi je mange tel aliment, c'est un
savoir diététique faiblement pensé, faiblement conscient, voire totalement inconscient peut-être. Il
n’empêche que je l’ai profondément intégré dans mes pratiques alimentaires. Toute routine intègre
un calcul, même oublié. Eux, et nous, agissons de la même façon, nous faisons de la diététique sans
le savoir, comme M. Jourdain faisait de la prose.
à établir une sorte d’équilibre dans le bilan digestif. Cette variété peut s’obtenir par la variété des
propositions, et c’est là la justification d’une pratique de table connue sous le nom de service à la
Française. Ce n’est pas du tout le menu obligatoire avec entrée, plat et dessert, et le même pour tous
les convives. Le service à la française se donne à voir sur ces grandes tables princières où sont
présentées un grand nombre d’assiettes avec simultanément dix ou quinze propositions différentes.
Il a donné lieu à bien des erreurs d’interprétation. Les premiers historiens qui ont observé cette
abondance de plats et ces menus princiers en ont déduit que c’était la "grande bouffe". Ce n’est pas
la "grande bouffe" du tout, mais simplement adapter l’offre culinaire au tempérament de chacun,
chacun choisissant dans ces propositions ce qui lui convient le mieux ou ce qui lui fait le plus plaisir
- rappelons que dans cet horizon diététique il y a une providentielle concordance entre ce qui est
bon pour la santé et ce qui est bon pour le goût. Ces quinze assiettes servies au premier service
restent dix à quinze minutes sur la table après quoi elles sont enlevées, avant même qu’on ait vidé
les plats, et le second service composé à nouveau de dix à quinze plats est apporté.
Il est vrai que nous sommes là plutôt du côté des princes et des puissants. Alors, regardons du côté
des tables un peu plus ordinaires. La même injonction de variété se retrouve ici, avec une autre
règle simple : la nécessité de la cuisine. Cette nécessité est très étroitement connotée à l’image que
l’on a de la digestion. Avant Pasteur, le corps est une boîte noire, quelque chose de totalement
obscur pour l’entendement, et on imagine la digestion comme un phénomène de cuisson qui s’opère
dans la petite marmite ventrale, alimentée par la chaleur naturelle. Et de cette coction intime
proviennent les humeurs qui vont entretenir la machine corporelle. Mais pour que cette coction se
fasse bien, le mieux est qu’elle soit préparée par d’autres coctions antérieures, et que l’aliment
arrive dans l’estomac déjà cuit et déjà pré-mâché.
La première règle de base dans cette cuisine, que j’ai appelée la cuisine galénique, c’est la nécessité
de la cuisson. Les crudités, en dehors de la salade, ne sont absolument pas recommandées. Il existe
une pratique courante que l’on a qualifiée de double cuisson. Je ne crois pas qu’il s’agisse d’une
double cuisson, mais plutôt d’une pré-cuisson. Lorsque vous avez des légumes, des viandes (viande
de boucherie, gibier), les traités recommandent de les plonger dans l’eau bouillante, quel que soit
ensuite le traitement qui leur sera réservé. Une pièce de viande destinée à être rôtie, par exemple,
sera préalablement ébouillantée. La pratique est systématique, en particulier pour les pièces de
boucherie, d’autant plus qu’on les a faites maturer dans l’arrière cuisine, dans les conditions
d’autrefois, c’est-à-dire sans chambre froide, jusqu’à ce qu’elles se recouvrent d’une espèce de
pellicule grasse traduisant la multiplication d’une flore microbienne. On les fait donc
systématiquement bouillir, pour après les faire mijoter, frire etc. Ou bouillir, car le mode de cuisson
le plus répandu, c'est le bouilli.
Second élément observé : des cuissons très longues. Nous ne connaissons pas les temps de cuisson
de l’époque. Platine ne les donne pas, il suppose que les maîtres queux auxquels il s’adresse le
savent . Certains livres parfois donnent des temps de cuisson un peu concrets : le temps de dire trois
chapelets ou trois Pater et deux Ave… On peut voir dans ces indications à nouveau la marque du
religieux dans notre culture culinaire ; pour ma part j’y verrai plutôt pour des gens sans montre le
souci d’être concret, de la même façon que je sais que mon gratin sera cuit quand le journal télévisé
va commencer, par exemple. Donc, les temps de cuisson sont très longs. Dans le livre de cuisine
d’Anna Wecker, une dame de Colmar qui a rédigé son livre de recettes avant 1600, j’ai été surprise
de constater qu’elle fait cuire la cervelle de bœuf ou d’agneau pendant trois heures - donc jusqu’à ce
que ce soit cuit, très cuit, on dit même "pourri de cuisson". On aime le très cuit et en particulier pour
la viande. Ouvrons un livre ayant connu de nombreuses rééditions, à savoir "Le Secret des secrets".
On y lit, non pas des recettes, mais des trucs de cuisine ou des "tours" de main et des blagues. Dont
celle-ci : si vous avez des invités et que vous souhaitez animer le repas, vous leur préparez une
pièce de bonne viande rôtie, et au moment de servir, vous prenez de la poudre de bois de Brésil, qui
est une poudre rouge servant à teindre les tissus, vous en saupoudrez votre rôti de façon à faire
paraître la viande rouge et vous le présentez à table. Vous verrez l’effet que cela produit et le
mouvement de recul et de rejet absolu de vos convives. C’est dire à quel point l’on a vécu pendant
très longtemps dans cette idée que la viande rouge n’était pas une bonne viande, mais une viande
dangereuse dont il fallait se méfier. C’est d’ailleurs ce que reprend Rabelais en disant : "Il n’y a que
deux viandes qui méritent d’être servies rouges, c'est la gammare3 et l’écrevisse". Ce n’est pas une
simple préconisation, c'est la pratique absolue de la cuisson.
Cuisiner sert aussi à corriger. Nous touchons ici à la seconde fonction diététique de la cuisine. C’est
un art de la combinaison. On mêle des aliments de qualités différentes et il faut essayer de les
combiner de façon à obtenir un plat au total assez tempéré, équilibré, et finalement digeste. Par
exemple, on sait que le champignon est un aliment très froid, froid au quatrième degré - tout proche
du poison. En revanche, l’ail est très chaud, au quatrième degré aussi, et seuls peuvent le supporter
les robustes estomacs des "rustiques". Quand les cuisiniers préparent des champignons, après les
avoir fait bouillir ils les font frire à la poêle et en même temps ils ajoutent de l’ail. Par là, on
dessèche le produit en éliminant sa "morve" périlleuse. L’un compensant l’autre, on obtient une
préparation équilibrée. La fonction première de la cuisine est donc ici de rendre comestible ce qui
ne l’était pas à l’état de nature. Soit encore cet exemple : les médecins affirment que le bœuf est une
viande grossière, de qualité sèche et humide. Aussi faut-il le bouillir pour lui donner de l’humidité,
et pour compenser sa froideur il est recommandé de le consommer avec une épice chaude. Sur les
tables aristocratiques il est donc servi avec des épices exotiques, chaudes ("hot"), sur les autres le
condiment traditionnel est fait à partir de mout de vin dès le 13ème siècle, c'est notre moutarde dont
la nature très chaude achève le travail de correction diététique. On redouble d’attention quand il
s’agit de viande suspecte, comme la viande d’animaux malades. C’est ainsi que j’ai trouvé sous la
plume d’un médecin des Lumières la recette pour manger du mouton charbonneux. On se doute
qu’un mouton ayant le charbon n’est pas très bon pour la santé et ce médecin, le docteur Costa, qui
a observé les habitudes de ses patients dans le Roussillon, explique comment ils procèdent.
D’abord, ils jettent les viscères et les tripes du mouton, car on suppose que le centre de l’infection
est situé dans les viscères. Mais on garde le gigot, l’épaule, et on prend des précautions. Elles
consistent à faire tremper la chair au moins deux jours, la faire macérer dans un mélange vin et
vinaigre auquel est ajouté du sel, qui est un désinfectant, ou des clous de girofle réputés également
pour leur qualité désinfectante. Ensuite, on égoutte bien et on la fait cuire très longuement, presque
jusqu’à carbonisation dit-il. Cette daube à la catalane intègre bien des éléments diététiques.
Il existait donc une diététique profane si profondément ancrée dans la cuisine quotidienne que nous
en sommes parfois les héritiers. Regardons nos façons de manger du melon. Cet exemple a été
souvent cité par Jean-Louis Flandrin, grand historien de l’alimentation, attentif à la littérature
diététique classique. Il y avait lu que les fruits se mangent en dessert sauf les fruits très froids
comme le melon qui doivent être mangés en entrée de façon à ce qu’ils séjournent un peu plus
longtemps dans la petite marmite intestinale, le temps d’être mieux cuits pour être mieux digérés.
Les médecins médiévaux disaient également que le melon étant froid, il faut le compenser avec un
aliment chaud, comme par exemple un vin rouge un peu sucré. Et comme il est très humide, il faut
corriger en associant un aliment sec et salé, du type jambon salé. Lorsque nous mangeons du melon,
ne suivons-nous pas de vieux préceptes nés il y a fort longtemps ?
Les mangeurs d’avant la découverte des microbes avaient des repères. Est-ce que ces repères étaient
bons ou mauvais ? Est-ce qu’ils mangeaient juste ou pas ? Ce n’est pas à moi historienne d’émettre
un jugement dans ce sens. Ils avaient sans doute de bons repères. Ils en avaient de mauvais
également. Ainsi l’usage qu’ils faisaient du goût. Le goût, c'est finalement l’ultime façon de
3 C’est-à-dire la langouste.
dépister ce qui peut être toxique. Le bout de la langue est la dernière précaution contre le risque.
D’où la présence à la table des puissants d’essayeurs qui goûtent à tous les plats servis ; aux autres
tables c'est le mangeur lui-même qui fait l’essai du bout de la langue. Avec une telle assurance, si
nous avions à notre table une personne née dans les années 1500 et que nous lui servions de l’eau
du robinet avec un goût de chlore, même peu prononcé, il est certain qu’elle la recracherait
immédiatement en disant qu’elle n’est pas potable. Le goût, nous le savons aujourd’hui, n’est pas
un bon repère mais un faux ami.
Un autre exemple que j’apprécie en tant que méditerranéenne, c’est celui de l’huile d’olive. Nous
sommes dans un temps où l’huile d’olive n’était pas jugée bonne. En temps normal, on préfère
cuisiner avec de la graisse de cochon, du lard, du saindoux. En période de maigre, calendrier
religieux oblige, on passe à l’huile végétale, et en particulier à l’huile d’olive, mais à regret car on la
considère comme une huile maigre. Elle est, dit-on, moins grasse que les autres huiles, moins grasse
aussi que le bon saindoux ou que le lard. On n’utilise donc de l’huile d’olive que contraint et forcé,
et on campe ferme sur cette idée que c’est une huile maigre, un pis aller dans une période qui
valorise le gras sous toutes ses formes.
Conclusion
Finalement, faut-il rejeter totalement Rabelais sur lequel j’avais ouvert mon propos ? En tout cas,
personnellement, je ne le ferai pas car je trouve trop d’enseignements chez lui, comme chez les
médecins de ces temps-là. Je ne renoncerai donc pas à Rabelais et je vous invite à ne pas y renoncer
non plus, mais au contraire à le lire, à le relire beaucoup plus attentivement. La nourriture
"gargantuesque" est celle de la jeunesse de Gargantua. Souvenons-nous qu’ensuite il est pris en
mains par un bon médecin, qui ressemble beaucoup à Rabelais, qui s’appelle Ponocrates, et les
premiers soins de Ponocrates consistent à purger Gargantua, le purger tellement fort avec des
graines d’ellébore que son cerveau est totalement débarrassé de ses anciens préjugés et de ses
mauvaises habitudes alimentaires. Dès cet instant, foin de la "grande bouffe" ! Gargantua va
manger juste, il va manger raisonnable, suivant les conseils de son médecin. Et son fils Pantagruel
procédera de même. Quand nous parlons de nourriture pantagruélique, prenons garde au contenu du
mot, ou bien révisons notre vocabulaire.
Il serait sans doute exagéré d’affirmer que le mangeur d’autrefois était un mangeur rationnel.
D’ailleurs, n’a-t-on pas appris que l’idée de manger rationnel est une utopie, une chimère
scientiste ? Ne parlons donc pas d’un mangeur d’autrefois qui serait rationnel, ni même raisonnable,
- tellement la différence entre les deux termes est ténue. Est-ce qu’on peut soutenir qu’il était un
mangeur raisonné ? C’est la proposition que je formule : après tout, le syntagme d’agriculture
raisonnée est admis, pourquoi pas celui de consommation raisonnée ?
DEBAT
Bernard Guy-Grand
A moins que ce soit un mangeur adapté à sa situation. Il est frappant de voir que dans le cuit, le trop
cuit, le surcuit on évitait un risque majeur, qui était le risque infectieux à l’époque. Au détriment
sans doute de l’apport vitaminique. Maintenant que nous avons totalement ou presque contrôlé le
risque infectieux, nous pouvons manger cru, pas cuit. Ce n’est peut-être pas rationnel, peut-être pas
raisonné, mais tout simplement adapté à une situation particulière que l’observation quotidienne des
individus a amené à décider que c’était mieux qu’autre chose. Est-ce que la notion de Rabelais
moraliste diététique vous convient ? Personnellement, elle me va très bien.
Jean-Louis Lambert
Pour rejoindre la thématique affichée, "entre science et idéologie", vous avez rappelé les
concordances entre le prêtre et le médecin. Dans d’autres sociétés, il y avait le sorcier qui jouait
sans doute les deux rôles. Mais on rappelle également l’opposition entre profanes et savants. Je
trouve cette terminologie du profane par opposition au savant tout à fait intéressante, car il me
semble qu’à l’origine le terme de profane était utilisé par opposition au sacré. Ce qui voudrait dire
qu’y compris dans notre langage actuel, on assimile bien le savant au prêtre ou à celui qui détient la
vérité au sens sacré du terme.
Madeleine Ferrières
Tout à fait. D’autant plus que le consommateur profane est celui pour qui le domaine alimentaire
relève avant tout du laïc, si nous pouvons faire un anachronisme. Il a toute sa liberté, instituée par
les Evangiles. Ce qui est pur et ce qui est impur, ce n’est pas ce que l’on mange, mais uniquement
ce qui peut sortir de notre bouche. Le domaine du pur et de l’impur n’a donc rien à voir avec la
cuisine et l’alimentation. Il peut y avoir un consommateur profane, et à ce moment-là ce qui est
sacré se déplace de la personne du prêtre à la personne du médecin.
Dans un colloque, intervenir le dernier présente des avantages et des inconvénients... La paresse
intellectuelle peut s’épanouir : sous le prétexte de la redondance et mentionnant la richesse des
exposés antérieurs on peut s’abstenir de prendre la parole. On risque aussi, dans une position moins
confortable, d’apparaître comme celui qui récupère, vampirise, plagie… Je crains de susciter ce
jugement car depuis le début de ce colloque, un certain nombre de choses que j’avais prévu de
développer ont été dites de façon très analytique et précise alors que je me proposais simplement de
les évoquer dans une sorte de grand zapping que devait être mon exposé initial... Je me propose
donc de vous parler des régimes et pouvoirs. J’adore jouer avec les mots… Le titre "Régimes et
pouvoirs" me paraissait un peu général et je me suis dit qu’il pourrait être modifié dans le document
final, par "régimes et pouvoirs, régime et pouvoir". Ceci change tout et traduit mieux les deux axes
- la notion de pouvoir et le fait de pouvoir agir - qui finalement structurent mon exposé.
En préambule, je commencerai par des réflexions qui me semblent importantes autour de ces
notions de régimes et de pouvoirs. Certes je ne suis pas historien et vous me pardonnerez de
possibles erreurs, mais j’ai beaucoup fréquenté Jean-Paul Aron il y a quelques décennies, et
maintenant je travaille avec mes collègues historiens de l’IEHA dont je fais partie. Je prends donc la
liberté de développer une vision d’histoire sociale et je parlerai rapidement des tendances lourdes
vues par un sociologue.
Le régime alimentaire qui nous intéresse apparaît au 19e siècle, mais concerne des catégories très
privilégiées. La médecine à la même époque se positionne comme science et le rôle du médecin
s’accroît. Les mangeurs bourgeois du 19e siècle (qu’étudie Jean-Paul Aron) fréquentent les tables
copieuses, lipidiques. L’image de leur corps signifie les excès revendiqués. Mais un certain nombre
de problèmes, comme la goutte, viennent "punir" ces mangeurs. Ce mélange d’éthique et de
médecine fait donc apparaître le régime en même temps que les villes d’eau sous le Second Empire,
avec Contrexéville, Vittel, Vichy, etc. On est mis au régime, et le régime est considéré comme
contraignant. Il est correcteur. Autrement dit, lorsque la fonction alimentaire est dissociée de
l’hygiène de vie et qu’elle est appelée régime, nous sommes encore dans un modèle hippocratique
puisque l’on corrige encore et l’on corrige un individu particulier qui vient consulter et est envoyé
prendre les eaux. Celles-ci corrigent l’excédent d’alcool et de spiritueux, les carottes Vichy à la
vapeur venant corriger les lipides, etc. Nous sommes à la jonction, et peu à peu cette notion de
régime va devenir de moins en moins contraignante.
L’idée de correction et l’idée de contrainte se gomment au fil des décennies. Peut-être est-ce une
spécificité latine ou en tout cas française ; n’oublions pas l’importance de Brillat-Savarin et de la
littérature gastronomique dans notre pays.... En même temps que le régime apparaît la notion de
plaisir, et Trémolières a été le grand homme à montrer comment, dans le processus de surveillance
de soi, on pouvait en même temps se faire plaisir. La logique du plaisir est arrivée dans les années
1960-70 comme un axe fort. Dans beaucoup de publications à cette époque la notion de plaisir
comme régulateur est mise en avant. C’est donc une originalité relativement française. Et plutôt que
de corriger, on prévient, ce qui change tout. Peu à peu, la logique de santé publique consiste à
prévenir des populations collectives, et cette politique de prévention collective va s’adresser à des
individus responsabilisés. C’est-à-dire que nous ne sommes pas dans une relation de face à face.
Quand le propos est médiatisé mais que l’individu, dans une situation isolée, est responsabilisé,
voire culpabilisé, se pose un nouveau problème et c’est sans doute l’un des axes de la réflexion que
nous devons avoir ensemble.
A la fin du 19e siècle, les régimes alimentaires médicalisés explosent. On commence à en parler
beaucoup, ce qui correspond à une grande mutation de l’image du corps. De mon point de vue, cette
notion de régime alimentaire médicalisé est apparue dans une situation d’anomie, c’est-à-dire à un
moment où il y a une multiplicité de systèmes normatifs qui ne satisfont pas forcément les
individus, où la société est confrontée à d’importants problèmes de mutation. A la fin du 19e siècle,
les catégories élitaires bien nourries, c’est-à-dire les ventres pleins découvrent un autre style de vie.
Le pouvoir ne repose plus sur une logique symbolique féodale d’accumulation, mais sur une
logique de mutation dans l’espace. Le notable qui accumule les mandats, continue son
accumulation, mais il se partage entre telle ville de province et telle autre. Les transports se
développent, et d’un seul coup, à la fin du 19e et au début du 20e siècle, les individus commencent à
utiliser des voitures, des avions, ce qui pose un problème lorsque le corps pèse très lourd. L’image
du corps embonpoint, qui, jusque-là, exprimait la réussite sociale, la santé voire la beauté, n’est
d’un seul coup plus adéquate à cette nouvelle image d’efficacité et de réussite sociale qui suppose et
nécessite le déplacement dans l’espace ; l’émergence d’un modèle nomade que l’on retrouve chez
Curnonsky, par exemple… Enorme au départ, il maigrit, mais souligne qu’être en voiture lui fait
mal aux reins. Il préconise les étapes qui sont prétexte à trouver une bonne table et à se sédentariser
autour d’elle. Grâce au guide gastronomique, on roule d’une bonne adresse à une autre. A la fin du
19e siècle, le corps enrobé n’est donc plus en adéquation avec la fonction sociale, avec l’image de la
réussite sociale qu’il avait jusqu’alors.
De mon point de vue de sociologue ayant travaillé sur le corps, l’autre élément important est la
découverte à cette époque de la photographie et surtout du cinéma. L’influence du cinéma sur les
schémas corporels induit une espèce de honte vis-à-vis de la grosseur. Si l’on prend l’exemple de
Laurel et Hardy, le gros devient ridicule. Le gros devient condamnable sur le plan éthique, il ne
correspond plus au style de vie, son image devient insoutenable, culpabilisatrice. Ce système, qui
touche l’élite dans les années 1900, s’intensifie après la Première Guerre mondiale et se développe
jusqu’à notre époque.
La fin du 19e siècle correspond également au début de l’urbanisation de la France. L’une des
conséquences de l’urbanisation est d’en finir ou presque avec le modèle de la famille élargie, que
l’on trouve dans les campagnes. Dans les années 1900, les gens viennent en ville pour travailler,
mais ils n’ont plus le temps matériel de cuisiner et ils sont solitaires dans l’espace urbain, ce qui
crée de l’anxiété. On s’en remet à un tiers, comme l’agro-industrie, la restauration collective. Plus
nous avançons vers notre époque, plus l’unité sociale de consommation se réduit. Jean-Louis
Lambert parlait ce matin des ménages solitaires. A l’heure actuelle, les derniers chiffres
démographiques montrent que les personnes vivant seules sont majoritaires dans les trois plus
grands ensembles urbains français, ils représentent plus de 50 %. Ce qui constitue un nouveau
marché pour l’agro-industrie, mais fait émerger le problème de la solitude.
Le régime passe par trois phases. La première est la phase d’individuation. On conçoit qu’un
individu puisse exister de façon unique, mais c’est celui qui, au sein d’une famille bourgeoise,
mange un peu trop et à qui l’on conseille d’aller prendre les eaux. Il y a ensuite l’individu que l’on
sort de la famille, c'est la phase d’individualisation : cette personne vit seule, de façon autonome,
responsable, mais impliquée dans des réseaux, des formes de sociabilité. C’est enfin l’individu
vivant dans la solitude, et il ne faut surtout pas confondre individualisation et solitude, sachant que
la solitude est créatrice d’un état de manque, d’un mal-être qui peut avoir des incidences énormes et
induire des pathologies alimentaires, comme des conduites d’excès. Le rapport à soi se modifie du
fait qu’il n’y a plus de régulation collective, que l’on est tout seul, anxieux, et que l’on ne sait pas
très bien comment faire.
J’en viens au jeu de mots proposé dans mon titre. Régimes et pouvoirs correspond à un individu
soumis, pris dans des systèmes normatifs plus ou moins centripètes. A travers régimes et pouvoirs,
on est mis au régime par des mentors, plus ou moins sérieux, plus ou moins magiques, qui
soumettent à l’impact de leurs systèmes normatifs des individus en situation de convivialité ou de
solitude et d’isolement. Ce peut être un isolement au milieu des autres. Différentes formes de
solitude existent dans toutes les catégories sociales, y compris au milieu des autres. La question
étant d’abord de savoir s’il y a lien social ou non. S’il n’y a pas lien social, il y a solitude, et il faut
le détecter. Certaines situations ou trajectoires sociales sont plus exposées que d’autres à la solitude.
On est mis au régime et l’on constate que les premières formes de régulation collective – en écartant
la dimension économique – étaient d’abord religieuses. Elles seront ensuite familiales, et l’on voit
de plus en plus comment cette notion psychologique peut se réduire à l’interrelation. Un médecin
hospitalier néphrologue me disait qu’une majorité des patients qui prenaient rendez-vous à sa
consultation venaient généralement à deux, et que celui qui prenait rendez-vous n’était pas celui ou
celle qui en avait besoin. Et lorsqu’ils sont devant lui, la première chose qu’ils disent, c’est :
"Docteur, il faut que vous le mettiez au régime". J’ai donc travaillé là-dessus. Du point de vue
psychologique, c’est très important, cette interrelation est un nouveau modèle. Il s’agit souvent de
couples retraités depuis peu et c’est ce que j’ai appelé la reconstruction du couple. On vit ensemble
depuis vingt ou trente ans, mais l’on n’avait pas forcément les mêmes rythmes de vie, et l’on repart
pour un troisième round où il faut redéfinir les territoires. D’un seul coup, le régime devient un
élément très important, on surveille l’autre, mais en même temps on lui témoigne de l’amour en lui
cuisinant des plats sans sel, sans matières grasses etc. C’est à la fois être dans une relation affective
et être le représentant ou la représentante d’un pouvoir médical. Et l’on retrouve cette notion de
régime dans certains couples dans des périodes de conflit où l’un des conjoints préconise à l’autre
de se mettre au régime. Le régime est quelque part le signe d’un pouvoir qui se reconstruit, à travers
des occupations de territoire où la cuisine et l’approvisionnement constituent des éléments qui sont
loin d’être innocents. On est aux petits soins vis-à-vis de l’autre, mais c’est en même temps très
pervers et très terroriste. Souvent le régime n’est que l’émergence d’un symptôme.
Quand la régulation de l’alimentation repose sur le religieux ou le familial, se pose le problème des
interdits. S’il y a régulation collective, il y a interdits. Dans la religion chrétienne, il n’y a pas
d’interdit en termes de produits alimentaires mais des interdits de consommation situés dans le
temps. Il s’agissait de formes de régulation sociale collective. En revanche, il existe entre les
sociétés protestantes et les sociétés catholiques des différences fondamentales. Ce n’est pas par
hasard si les sociétés méditerranéennes, latines, catholiques ont le souci de se faire plaisir en
mangeant. C'est là qu’apparaissent la gastronomie avec Brillat-Savarin et la littérature gourmande.
La prise de risque est considérée comme constructrice de plaisir, structurante, c’est-à-dire que je
vais manger et finalement je sors vainqueur. Le risque structurant fait partie de la logique
catholique.
Au contraire, les sociétés protestantes vont accueillir en leur sein des visions beaucoup plus
puritaines. Et ce, avec différentes nuances comme le puritanisme, l’hygiénisme, le
prohibitionnisme. Les nutritionnistes nord-américains ne tiennent pas le même discours parce qu’ils
ne sont pas dans la même culture. Le culturel accepte d’un côté la prise de risque, et de l’autre
oblige à se surveiller, rend la nourriture moins importante, le plaisir encore moins. De façon très
récente, l’important est de ne plus avoir d’incertitudes. Le principe de précaution émerge dans ce
contexte. L’aliment qui pénètre en nous, l’incorporation, et donc le régime garantissent à cent pour
cent les résultats. Car les aliments sont pensés, rationalisés, et un système se met en place. Ces
trajectoires partent de visions religieuses, culturelles différentes, qui ont chacune leur propre
histoire, leur propre dynamique, à travers des groupes actifs. Quand on déclare la guerre à la
malnutrition, tel que Bush a pu le faire au cours de certaines émissions télévisées, on n’est plus dans
le scientifique, mais dans l’idéologie. Cette façon de penser est donnée comme majoritaire par les
média et la population se satisfait de ce système de valeur reposant sur le contrôle de soi, la
certitude, une sorte de vision mythique de la pureté, du politiquement et éthiquement corrects, et
s’exprimant de façon préférentielle sur le terrain des pratiques alimentaires, avec toutes les
perversions énoncées par Claude Fischler.
Concernant Régime et Pouvoir, j’avais prévu de développer trois thèmes : le végétarisme, mais je
vous en fais grâce car ce serait trop long, c’est-à-dire expliquer comment le régime végétarien a
émergé. Pouvoir être végétarien signifie vivre dans un pays riche et avoir un certain pouvoir
d’achat. Le végétarisme véhicule des représentations de l’animal, dont Jean-Pierre Poulain a parlé.
Le deuxième thème concerne l’accès et les inégalités d’accès à l’information nutritionnelle. Quand
dans une logique de santé publique, des régimes préventifs sont préconisés, nous avons affaire à des
publics extrêmement variés. La France, comme tous les pays du monde, devient de plus en plus
multiculturelle. Il faut alors comprendre comment des logiques de modèles corporels, comme
l’obésité, encore porteurs de revanche sociale, peuvent perturber un peu nos statistiques, et en
amont trouver des modèles respectueux de l’originalité culturelle des cibles à définir, sans
développer à notre insu une sorte de communautarisme. Faire une information différenciée serait la
pire des choses. C’est une logique anglo-saxonne, et l’originalité du modèle d’intégration français
est justement le refus des communautarismes. Si sous couvert d’information nutritionnelle, nous
tombons dans le communautarisme, nos concitoyens réagiront. Donc, dans quelles conditions peut-
on accéder à une information nutritionnelle relativement simple à accepter sans mettre à mal le
régime culturel dans lequel on vit ?
Le troisième thème concerne ce que l’on appelle de plus en plus l’orthorexie. C’est le manger juste,
manger ce qu’il faut etc. Cette notion a été induite par une sorte de rapport déconstruit de l’aliment.
Comme l’a dit Saadi Lahlou, quand on achète un aliment aujourd’hui, de plus en plus
d’intervenants vont le déconstruire, et le plaisir intervient en dernier. Certains discours de
diététiciens tendent à privilégier la déconstruction et à faire intervenir le plaisir après. De ce fait, les
personnes les plus fragiles, les plus solitaires et/ou qui veulent construire des pouvoirs dans la
famille, risquent de voir l’aliment comme suspect, porteur de visions catastrophiques. Dans cette
déconstruction, le domicile devient le lieu du manger juste. C'est-à-dire, pour être plus exact, du
"comment je pense que l’on doit manger, et que l’on doit manger juste". Des femmes, mais ce peut
être aussi parfois des hommes, décident de ce que doit être le régime, presque médicalisé, de la
famille. Ce qui, dans un univers d’abondance, d’offre alimentaire pléthorique, crée un manque à
l’intérieur du domicile par déni. Il s’agit d’un nouveau phénomène. Il y a des territoires dans
lesquels il n’y a pas de lipides, pas de glucides ou autres. Hors domicile, c’est l’abondance, et
l’enfant s’empare vite d’un aliment prohibé, culpabilise et va mal. Les comportements d’orthorexie,
de grand ascétisme, qui voudraient contrôler tout avec certitude sont en train d’engendrer les petits
obèses de demain.
En termes de sociologie de la religion ou de la magie, Mauss après Durkheim a très bien expliqué
que la religion était quelque chose de collectif mis au service de la collectivité, c'est-à-dire que le
prêtre fait partie d’une institution collective et il restitue sa création religieuse au service de la
collectivité. Le magicien ou le sorcier prend des forces collectives, se pose comme individu unique
et s’approprie ces forces collectives. Au-delà de la vision magique que Claude Fischler a très bien
développée dans son propos sur l’incorporation, peut-être devons-nous réfléchir ensemble à la
pratique magique qu’un certain nombre d’individus, s’appuyant sur des campagnes de vulgarisation
mal faites, mobilisent pour mettre au régime l’entourage.
DEBAT
Bernard Guy-Grand
Vous avez parlé de communautarisme. Une notion préoccupe beaucoup les épidémiologistes, c’est
celle des groupes à risque pour lesquels une politique est développée. Mais les groupes à risque ne
sont pas homogènes, ils sont extrêmement hétérogènes, et on va donc parquer ensemble des
individus n’ayant pas nécessairement besoin ni des mêmes messages, ni des mêmes pratiques, ni
des mêmes moyens d’action. Qu’en pense le sociologue ?
Jean-Pierre Corbeau
Que ce soit à propos de la sexualité, de l’alimentation etc., nous retrouvons les mêmes problèmes.
Nous sociologues, nous nous méfions de ces étiquettes données a priori. C’est ce que Jean-Pierre
Poulain appelle des formes de rationalité. C’est le type même de l’approche rationnelle. On a décidé
que telle population était à risque, et en général émergent des stéréotypes sociaux. Il est inutile de
définir une population à risque sur l’ensemble du territoire en envoyant une armée de spécialistes.
S’il est conseillé aux parents et aux instituteurs de faire jouer les enfants à la balle au prisonnier
peut-être y aura-t-il moins de populations à risque. Si les populations à risque sont définies depuis le
terrain, peut-être trouverons-nous des formes de prévention qui coûteront moins cher à la société et
qui seront très efficaces.
Jean-Pierre Corbeau
Je n’ai pas développé le principe d’orthorexie, mais c'est totalement cela. L’image catastrophique
de l’aliment véhiculée par des médias induit le déni dans la famille qui ne comprend pas que
l’enfant grossisse, et dès que l’enfant grossit, c’est interprété comme une stigmatisation et on
l’envoie immédiatement chez le spécialiste.
Jean-Pierre Corbeau
Vous avez raison, mais dans les enquêtes que j’ai faites j’ai plutôt rencontré des femmes.
Jean-Pierre Corbeau
Et quand le corps est en mouvement, c’est encore pire.
Francine Duret-Gossart
Dans nos consultations, nous avons de plus en plus le sentiment que les patients qui viennent nous
voir projettent sur nous un supposé savoir scientifique qui devrait résoudre le problème de l’obésité.
Si nous étions un peu sectaires et si nous jouions sur ce pouvoir-là, nous pourrions imposer tout et
n’importe quoi à nos patients.
Bernard Guy-Grand
D’ailleurs, beaucoup ne s’en privent pas.
Francine Duret-Gossart
En fait, toute religion ou toute secte commence par imposer des lois alimentaires, un peu comme le
font les nutritionnistes. Je suis ravie d’assister aujourd’hui à une réunion où l’on dépasse le pouvoir
du nutritionniste.
Jean-Louis Lambert
Vous évoquiez les risques de communautarisme. Les gestionnaires de restauration scolaire ou
périscolaire sont aujourd’hui confrontés à une fraction de la population désirant avoir un régime
correspondant à des critères religieux, comme un régime cascher par exemple. C’est complexe à
gérer, et même avec les meilleures intentions du monde, ces gestionnaires reconnaissent que comme
il faut faire vite, qu’ils ne sont pas nombreux etc., cela aboutit le plus souvent à ce que ces enfants
soient mis à une table à part où leur sera servi leur régime particulier. Malgré les meilleures
intentions du monde, on peut donc aboutir à l’inverse de ce que l’on aurait souhaité en termes
d’intégration ou de non confrontation culturelle au mauvais sens du terme.
Jean-Pierre Corbeau
Je suis tout à fait d’accord.
CONCLUSION
Chers Amis,
Avant toutes choses, je voudrais remercier très chaleureusement tous les intervenants de ces deux
journées. Je voudrais également remercier les membres des comités IFN et leurs animatrices, ainsi
que notre Secrétaire Générale Florence Strigler et sa petite équipe, pour avoir réuni un plateau de
cette qualité.
Après une telle série de magnifiques conférences, me voici bien embarrassé. J’hésite donc entre la
facétie et la provocation.
Le programme de notre colloque indique qu’il m’appartient de conclure en résumant en peu de mots
ce que doit être notre choix d’alimentation !
Notre choix d’alimentation ? J’ai bien failli "me faire avoir" !
Je serais en pleine contradiction si je me risquais maintenant à vous dire quel est NOTRE choix,
alors que notre propos était de vous aider à construire vos propres repères, et à travers vous qui êtes
majoritairement des porteurs de messages par vos professions-relais, d’aider tous les mangeurs à
prendre en mains leur alimentation en définissant leurs propres repères.
Je me sentirais même coupable si je persistais à dire ce que DOIT être notre choix. Ce serait
sombrer dans un dogmatisme de mauvais aloi. Tout au plus pourrais-je modestement, en vous
regardant vivre un à un longuement, vous suggérer ce que POURRAIT être votre alimentation. Ce
doit être ce que l’on appelle le coaching !
Par contre je veux bien vous dire quel est MON choix personnel à moi, pour autant qu’il vous
intéresse.
Selon les circonstances, je pratique toutes les formes de restauration, de Mac Donald’s à Bocuse, en
passant par la table familiale, les bistrots parisiens, les bouchons lyonnais, et d’autres encore.
A l’exception des insectes et des vers auxquels ma culture ne m’a pas préparé, j’use de tous les
aliments avec une insatiable curiosité mais avec une mesure proportionnée à mon appétit du
moment.
J’aime … non je ne vous le dirai pas car on pourrait m’accuser de faire de la publicité ! Disons que
j’aime tout mais avec des préférences. Gourmet de tout sans être véritablement gourmand,
j’apprécie la convivialité du partage, depuis le pain et la tome sortis du sac au terme d’une course en
montagne, jusqu’à la complicité des baguettes puisant dans la diversité des mets chinois.
J’arrête là. Mon IMC est de 20. Mais j’ai oublié de vous dire … je ne regarde pas la télévision car
elle m’ennuie, à l’exception de la publicité que j’apprécie parce qu’elle constitue un reflet de notre
société. Par contre, je m’agite beaucoup !
Donc, je ne vous dirai pas quel est notre choix d’alimentation, mais je peux vous dire quels sont les
principes qui nous paraissent devoir être défendus. Prenons-les deux par deux.
Il appartient à chacun de nous, les mangeurs, de nous interroger sur notre mode de vie et sur notre
alimentation, car notre santé dépend d’une relation très personnelle à nos aliments dans un
environnement éminemment complexe dont nombre de composantes nous sont tout à fait intimes.
Souvenez-vous des propos de Pascal Picq ("L’évolution ça continue et ça nous concerne") et de
ceux de Xavier Leverve sur notre très grande capacité d’adaptation métabolique (avec un temps
d’adaptation il est vrai).
Donc nos aliments ne sont pas seuls. C’est la gestion très personnalisée de ce face-à-face entre les
aliments et les hommes qui est essentielle. Mais cette interaction échappe totalement à la
réglementation, et très largement à l’éducation pourtant si impérieusement nécessaire.
Rejoignant ici les derniers propos de Jean-Pierre Corbeau, j’emprunterai à Gérard Apfeldorfer,
psychiatre et psychothérapeute, spécialiste des troubles du comportement alimentaire, son analyse
de la « nouvelle prohibition » dont l’idée sous-jacente consisterait à réduire l’obésité en réduisant
l’usage de certains aliments riches en lipides et en sucres. Il écrit "Un monde sans confiseries, sans
pâtisseries, sans viennoiseries, sans charcuteries, sans hamburgers et sans pommes de terre frites
serait donc ipso facto un monde sans obèses ? Je prends le pari du contraire. … L’interdit appelle
la transgression". Et d’ajouter "Il n’existe pas d’aliment grossissant ou amaigrissant. … Lorsque
notre contentement est gâché par l’angoisse de grossir, on mange davantage, à la recherche d’une
satisfaction qui fait défaut". Je veux croire qu’il s’agit là pour l’essentiel d’une situation à
l’américaine, fort éloignée de nos modèles ; du moins je l’espère.
La tradition culturelle de l’alimentation dans notre pays est riche de diversité, ne serait-ce que par
les variantes régionales du modèle alimentaire français. Elle a su au cours des siècles apprivoiser
des produits inconnus, venus d’Amérique du Sud ou d’Asie. Elle a su s’approprier des usages, des
recettes, et composer avec des modes dans une très grande liberté créatrice portée par la curiosité ou
par l’identité sociale. Mais sa valeur centrale reste incontestablement l’existence de repas structurés
par la convivialité et les traditions culinaires dont l’intérêt ne se dément pas, aussi longtemps que
les modes de vie préservent une activité physique raisonnable. L’équation simple des bilans
nutritionnels est en effet sans appel. Il est évidemment difficile de compenser une inactivité
physique majeure dont les effets délétères autres que nutritionnels sont considérables. En l’état
actuel de sa constitution génétique et physique l’homme n’est pas une larve immobile mais un être
conçu pour bouger et agir dans son environnement. Il lui appartient d’user de cette conscience qui
constitue le propre de l’homme, pour modérer nos consommations en préservant une activité
suffisante.
La science et l’analyse nous permettraient de détailler à l’infini les étiquettes. On peut multiplier les
savoirs et faire du repas un "vrai boulot" selon la formule de Claude Fischler. Sans aller à de tels
excès, la complication est contre-productive et génératrice d’angoisse et de rejet. On nous a dit ce
matin même, c’était encore Claude Fischler, que "le mangeur rationnel est un monstre
anthropologique".
Quant à la médicalisation et à la multiplication d’allégations diverses, elles induisent fréquemment
des comportements totalement injustifiés. D’une façon générale il faut poursuivre, sans dogmatisme
et dans un dialogue ouvert, l’effort de formation et d’information des consommateurs comme des
professionnels, et c’est à cela que s’emploie l’Institut Français pour la Nutrition, pour que
l’alimentation redevienne pour chacun un acte naturel, simple et paisible.
L’opposition d’une perception individualiste, … mais le mot est semble-t-il mal connoté, disons
donc d’une perception individuelle de l’alimentation à une vision conviviale est trompeuse :
partager un repas en bonne compagnie n’impose pas à tous les convives d’avaler la même quantité
de calories, ni nécessairement de les prendre sous la même forme. Quant au médecin appelé à la
rescousse, aidez-le ! Clairement celui qui attend passivement de l’industrie l’aliment parfait et du
médecin l’intervention magique, celui-là n’a guère de chances de succès dans sa quête d’idéal. Par
contre celui qui prête attention à son alimentation et à son propre corps, celui-ci trouvera parmi les
aliments ceux qui lui permettront de composer son alimentation, et il trouvera chez son médecin
l’écoute et le conseil dont il aura besoin. Chacun a besoin d’éléments d’information, et
d’indicateurs balisant une large plage ouverte à la liberté individuelle de choisir. Il appartient à
chacun d’apprécier et de déterminer ce qui, dans cet espace du possible, convient à son mode de vie
et à ses aspirations. Ne parlons pas de responsabilité puisque Claude Fischler nous dit que ce mot
induit culpabilité et angoisses ; mais retenons que nous disposons d’une large autonomie
individuelle et qu’il nous appartient de l’exercer.
1 - Vous l’avez deviné, je dénie à quiconque le droit de s’immiscer dans la relation que
j’entretiens avec mon alimentation. Considérant que l’alimentation ne doit pas être, ne peut
pas être, un sujet administré, je répugne à l’idée que quelque institution que ce soit prenne la
liberté d’investir mon intimité. "L’alimentation touche à l’identité des personnes" nous a dit
Saadi Lahlou, et en la matière la seule règle qui prévaut doit être la tolérance.
2 - Mais surtout je vous invite fermement à vous défier des bonimenteurs, papes du régime
miracle, sauveurs de l’aliment assassin, ou zélateurs de quelque aliment miraculeux. Et pour
votre plus grand bénéfice, je vous convie dorénavant à écarter avec circonspection les
fariboles de gourous intéressés et les boniments de colporteurs de sottises.
3 - Nous souhaitions apporter par ce colloque un cadre plus ouvert permettant à chacun de se
situer, de prendre ses propres marques, et de définir ses propres repères compte tenu de sa
personnalité, de son histoire particulière, de sa singularité biologique, et de ses plaisirs et
désirs.
Nous pensons sincèrement que porter sur la nutrition et sur l’alimentation un regard large et
distancié est de nature à calmer les angoisses, et que croiser les regards des différentes disciplines
représentées par nos orateurs est de nature à révéler les zones d’ombre du savoir et les vraies
certitudes, pour faire barrage aux idées fausses. Il manque cependant encore à notre regard
écosystémique un élément essentiel ; ce sera l’objet de notre prochain colloque fin septembre 2005.
Nous vous y attendons nombreux pour aborder la question de l’impact des mécanismes
économiques sur l’alimentation.
Mesdames et Messieurs,
Je vous remercie.