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Revue Européenne Des Migrations Internationales

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Revue européenne des

migrations internationales
vol. 28 - n°3 (2012)
La mort en migration

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Françoise Lestage
Entre Mexique et États-Unis : la chaîne
entrepreneuriale de la mort des
migrants
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Référence électronique
Françoise Lestage, « Entre Mexique et États-Unis : la chaîne entrepreneuriale de la mort des migrants », Revue
européenne des migrations internationales [En ligne], vol. 28 - n°3 | 2012, mis en ligne le 01 September 2015,
consulté le 22 February 2013. URL : http://remi.revues.org/6049 ; DOI : 10.4000/remi.6049

Éditeur : Association pour l’étude des migrations internationales


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Distribution électronique Cairn pour Association pour l’étude des migrations internationales et pour Revues.org
(Centre pour l'édition électronique ouverte)
© Université de Poitiers
Revue Européenne des Migrations Internationales, 2012, 28 (3), pp. 71-88

Entre Mexique et États-Unis :


la chaîne entrepreneuriale de la mort
des migrants

Françoise Lestage1

Introduction2
Depuis la fin du XIXe siècle, la conjoncture économique et politique du Mexique et
des États-Unis impulse des politiques migratoires changeantes et des mouvements inces-
sants de personnes entre les deux pays. Attirés sur les grands chantiers étatsuniens à la
fin du XIXe et au début du XXe siècles en remplacement des migrants chinois, puis dans
des programmes agricoles ou industriels de 1942 à 19643, les Mexicains ont bénéficié
des régularisations massives de 1986 avant de subir les effets de la fermeture des fron-
tières étatsuniennes post-septembre 2001 et ceux de la crise économique de la fin des
années 2000. Pendant près d’un siècle, la majorité des migrants provenait des États du
centre et du centre-nord du Mexique (Michoacán, Guanajuato, Jalisco, Zacatecas) ; depuis
les années 1980, les migrants d’autres États ont rejoint massivement ce flux (Oaxaca,
Guerrero). Tout au long du siècle passé, les évènements politiques et économiques ont
donc entraîné des vagues migratoires successives, saisonnières et pendulaires, mais aussi
des installations aux États-Unis, des retours au Mexique et enfin des familles qui résident
dans les deux pays, une situation propice à des va-et-vient plus ou moins fréquents.

Les transferts des dépouilles des migrants mexicains s’inscrivent dans cette longue
histoire. Tout comme les vivants, mais en sens inverse, les corps des Mexicains décédés
aux États-Unis empruntent, selon les époques et les circonstances, des routes terrestres,
ferrées ou aériennes. Dans les années 2000, le transfert des corps au pays d’origine se fait
soit par terre, avec des entreprises de pompes funèbres étatsuniennes puis mexicaines,
soit par avion. À l’arrivée dans un aéroport mexicain, le cercueil est pris en charge par des
entreprises de pompes funèbres locales qui l’acheminent jusqu’à la maison du défunt. Ces
entreprises constituent des acteurs pivots qui organisent, accompagnent et facilitent les
transferts des restes humains. Certaines d’entre elles se sont spécialisées dans ce que l’on
peut qualifier de véritable business, réglant les questions pratiques et administratives du

1 Professeur d’anthropologie, Université Paris Diderot, Laboratoire URMIS (UMR 205), case courrier
7027, 75205 Paris cedex 13 ; [email protected]
2 Je remercie Gail Mummert et Guillermo Fernandez, chercheurs à El Colegio de Michoacán
(Zamora, Mexique), qui m’ont mise en contact avec les responsables de l’association de
Tangancícuaro. Je remercie également, à Tangancícuaro, don Roman Oropesa Reyes et Jorge
Gudino Rios ; à Oaxaca, Heladio Ramirez ; et à Tijuana, Sergio Valencia. Je remercie enfin Rufino
Dominguez, directeur de l’IOAM depuis décembre 2010, qui a facilité mes recherches.
3 Programme dit Bracero.

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Françoise Lestage

voyage du cercueil et, parfois, des proches qui accompagnent le défunt ; le passage légal
d’un pays à l’autre constitue en quelque sorte leur fonds de commerce.

Dans cet article, je m’intéresse à la place qu’occupe cette industrie mexicaine du


transfert funéraire international dans le processus migratoire en m’appuyant sur l’eth-
nographie de trois entreprises spécialisées dans cette niche commerciale. Il s’agit d’in-
terroger les liens qu’elles entretiennent avec d’autres acteurs des transferts des corps
que sont l’État fédéral et les États régionaux au Mexique, les familles des défunts, les
associations de migrants et d’autres entreprises de pompes funèbres au Mexique et aux
États-Unis.

Des entreprises de pompes funèbres destinées aux


migrants
Les trois entreprises mexicaines concernées par l’enquête sont installées dans trois
régions différentes, de 1 000 à 3 000 kms de distance, aux caractéristiques migratoires
distinctes : une entreprise familiale dans le sud du pays (Oaxaca, État du Oaxaca) ; un
auto-entrepreneur dans le nord du pays (Tijuana, État de Basse-Californie) ; une entre-
prise appartenant à une association mutualiste dans le centre du pays (Tangancícuaro,
État du Michoacán). Pour celles établies à Tangancícuaro et à Oaxaca, leur travail consiste
à transférer des migrants défunts des États-Unis vers le Mexique. Par contre pour celle
de Tijuana, les transferts sont aussi nombreux du Mexique vers les États-Unis que
des États-Unis vers le Mexique ; la situation frontalière induisant des spécificités sur
lesquelles je reviendrai. Il convient cependant de souligner que les transferts des corps
d’un pays à l’autre ne représentent qu’une partie des services fournis par ces entreprises
qui proposent également la mise à disposition d’une salle pour les veillées funéraires, la
location de « kits-veillée »4 (objets nécessaires pour une veillée funéraire à domicile), ou
encore une aide administrative et linguistique aux familles (cf. tableau 1). Excepté l’auto-
entrepreneur de Tijuana, dont la tâche consiste à se rendre d’un territoire national à l’autre
pour faire passer la frontière aux défunts, les deux autres entreprises exercent leur activité
dans les limites territoriales de l’État mexicain que leurs responsables n’ont jamais quitté
pour travailler aux États-Unis, ce qui n’est pas si courant dans un pays où un séjour de
travail dans le pays voisin est banal et fréquent.

Une entreprise familiale de pompes funèbres (Oaxaca, Oaxaca)

Dans l’État du Oaxaca, deuxième État fédéré « expulseur » de migrants au Mexique5,


où la migration vers les États-Unis s’est généralisée au cours des années 1980, l’Institut
national d’Aide au Migrant (IOAM) de l’État fédéré prend en charge l’organisation et le
financement d’une partie du transfert : le transport de l’aéroport mexicain à la maison
du défunt, y compris dans les localités les plus reculées. De 2000 à 2010, l’IOAM a confié
cette tâche à une seule entreprise de pompes funèbres qui en a ainsi obtenu le monopole.

Entreprise familiale6 fondée en 2000 dans la ville d’Oaxaca (300 000 habitants),
capitale de l’État du même nom, par un retraité de l’hôpital, Heladio, employé au service

4 « Kit » composé de deux chandeliers, deux vases, un rideau pour attacher le crucifix et un trépied
pour poser le cercueil. Le terme de « kit » est celui qu’utilise Heladio, propriétaire de l’entreprise La
Purísima à Oaxaca (entretiens juin 2007, avril 2008 et mars 2010).
5 Le premier est l’État du Michoacán. Cf. INEGI (2010) Censo de población y vivienda.
6 Il s’agit d’une entreprise familiale ayant deux établissements : l’un dans la ville d’Oaxaca, tenu
par le propriétaire, son fils et son gendre ; l’autre dans une petite agglomération à une dizaine de
kilomètres d’Oaxaca tenu par sa fille et son épouse.

72
Entre Mexique et États-Unis

Tableau 1 : Caractéristiques des trois entreprises de pompes funèbres étudiées

Entreprise PF
Nom
de l’association Entreprise PF Auto-entrepreneur
mutualiste La Purísima Sergio Valencia
Caractéristiques
Tangancícuaro
entreprise
Type juridique associatif auto-entreprise
commerciale
Tangancícuaro, Santa María del Tule et Tijuana, Basse
Localisation
Michoacán, Mexique Oaxaca, Mexique Californie, Mexique
1984
Début d’activité 1983
(association : 1966) 1998
Local spécifique oui oui non
1
Employés permanents 3 1
(+ 2 dans l’association)
Moyenne de transferts
20 200 150 à 250
US vers MX par an
Transferts MX vers US occasionnel occasionnel 150 à 250
Transport des cadavres oui oui oui
en corbillard (1 seul à la fois) (1 seul à la fois) (1 à 6 à la fois)
Vente de cercueils oui oui non
Location de kit veillée
(chandeliers, trépied, oui oui non
vases, crucifix)
Location de salle pour
oui non non
veillée funèbre
Gestion des démarches
de rapatriement des oui oui oui
corps
Gestion des démarches
au passage de la non non oui
frontière terrestre.
assurance décès
et invalidité pour
accompagnement des
migrants (US)
Autres services familles des défunts
et non-migrants
étatsuniens à Tijuana
(MX) proposés par
l’association

Légende : US = États-Unis ; MX = Mexique ; les villes sont mentionnées en premier et suivies du nom
de l’État régional (Tangancícuaro, Michoacán).

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Françoise Lestage

funéraire jusqu’en 1998, l’entreprise La Purísima a été progressivement impliquée dans


les transferts des migrants défunts jusqu’à en faire la plus grande partie de son activité
commerciale. En 2007, elle avait pris en charge environ 300 décès, dont 247 transferts
financés, totalement ou partiellement, par l’IOAM. À partir de 2008, la suppression des
grands avions sur la ligne de Mexico à Oaxaca a marqué la fin du transport aérien des
cercueils jusqu’à Oaxaca. C’est donc à partir de l’aéroport de Mexico, à six heures de
route, que s’effectue dorénavant le transport terrestre. Dès lors, l’entreprise a limité ses
transports aux défunts arrivant directement de Tijuana. Pourtant, grâce à la relation privi-
légiée que son propriétaire entretient avec une des responsables du service dédié aux
transferts des défunts de l’IOAM, elle a conservé malgré tout le monopole du transfert
local en sous-traitant avec une entreprise de pompes funèbres de Mexico (à 300 kms
environ) et a continué de coordonner les transferts avec les entreprises étatsuniennes
et avec les familles aux États-Unis et au Mexique. En décembre 2010, un changement de
gouverneur7 et de parti au pouvoir dans l’État de l’Oaxaca a entraîné la nomination d’un
nouveau directeur de l’IOAM qui a cessé sa collaboration avec La Purísima, trop chère
selon lui8, et a signé un contrat avec deux autres entreprises de pompes funèbres locales
qui se partagent le marché depuis janvier 2011.

Au moment où il a créé son entreprise, Heladio avait déjà des compétences dans le
commerce de la mort puisqu’il avait été formé par l’hôpital à traiter avec des familles en
deuil. Pour lui, son empathie avec ses clients et son inclination à « les consoler »9 sont à
distinguer des relations marchandes anonymes de la plupart des commerces (alors qu’il
s’agit là d’une constante dans la rhétorique des entrepreneurs de pompes funèbres10). La
situation de monopole de La Purísima de 2000 à 2010 lui a permis de bâtir un réseau de
relations avec des entreprises de pompes funèbres étatsuniennes avec l’objectif de traiter
directement avec elles (alors qu’il ne garde aucune archive, il a pris la peine de noter sur
un cahier les noms et adresses des entreprises étatsuniennes avec qui il était en contact)
et d’acquérir un autre savoir-faire – celui du transfert international des corps en prove-
nance des États-Unis – ; un savoir-faire et un réseau entrepreneurial qu’il tente désormais
de valoriser alors même qu’il ne bénéficie plus du monopole.

Une entreprise de pompes funèbres propriété d’une association mutua-


liste (Tangancícuaro, Michoacán)

Située dans le centre du Mexique, à Tangancícuaro (15 000 habitants) dans l’État
du Michoacán, premier État « expulseur » de migrants au Mexique et principal fief des
« braceros » (travailleurs légalement embauchés par des entreprises étatsuniennes de
1942 à 1964), l’entreprise de pompes funèbres enquêtée appartient à une association
mutualiste fondée par des migrants pour assurer le financement des transferts de corps
depuis les États-Unis11.

7 Le gouverneur de l’État fédéré est élu par les habitants pour quatre ans. Il est en quelque sorte le
président de l’État fédéré et de lui dépendent toutes les administrations. Il nomme les hauts fonc-
tionnaires.
8 Interview Rufino Dominguez, directeur de l’IOAM depuis le 1er décembre 2010 (novembre 2011).
9 Entretien Heladio Ramirez, Oaxaca, 28 mars 2010.
10 Voir Trompette et Boissin, 2000 ; Trompette et Caroly, 2004 ; Bernard, 2008 ; Trompette, 2008.
Comme le souligne Bernard (2008), « la capacité et la mise en œuvre d’empathie s’avèrent donc
une ressource pour apporter un “supplément d’âme” à la relation, mais elle n’est pas toujours
possible ».
11 L’association administre l’entreprise de pompes funèbres et il est impossible de séparer l’une
de l’autre, même si l’entreprise peut, en principe, vendre ses services à d’autres clients que les
membres de l’association. La raison d’être de l’association reste le financement des obsèques et
des transferts de corps.

74
Entre Mexique et États-Unis

En 2009, l’Association Mutualiste de Tangancícuaro12 comptait 2 591 membres, dont


1 213 femmes et 1 378 hommes13, résidant dans le municipe14 ou aux États-Unis, en
particulier en Californie, dans la région d’agriculture industrielle allant de Los Angeles
à Sacramento. Propriétaire d’un petit immeuble de deux étages donnant sur la place
principale de la localité qui comprend une salle de réception et les bureaux modernes et
confortables du gérant et de la secrétaire, tous deux employés à plein temps, l’association
a acheté en 1984 une entreprise de pompes funèbres qui réalise une vingtaine d’enter-
rements par an – vingt en 2009 – soit à la suite d’un transfert de corps depuis les États-
Unis, soit à l’occasion du décès d’un membre résidant sur place. L’entreprise est située à
une centaine de mètres du bâtiment de l’association dans un édifice abritant une grande
salle destinée à des veillées funèbres, un entrepôt de cercueils à vendre, un logement
pour la famille de l’homme à tout faire, gardien de l’entreprise et chauffeur rémunéré par
l’association. Celle-ci propose également des assurances à ses membres, notamment
une assurance-décès qui sert à couvrir les frais des obsèques et, dans certains cas, ceux
du transfert du corps depuis les États-Unis, très exceptionnellement du Mexique vers les
États-Unis. Au premier janvier 2010, les membres payaient, en moyenne, une cotisation
de soixante-dix dollars par an alors que l’association mutualiste versait à ses membres
70 000 pesos (5 500 dollars) que les familles utilisaient comme elles l’entendaient.

L’association mutualiste fut fondée en 1966 par trois migrants dont seul Roman,
premier secrétaire, était encore en vie lors de mon enquête en 2010. Au cours de notre
entretien, il m’expliqua sa décision de participer à la création d’une structure pérenne
suite à l’humiliation ressentie en 1963 quand il dut solliciter ses compatriotes émigrés en
Californie, « comme un mendiant »15 à l’occasion du décès de son frère dans un accident
de voiture. Roman mit une dizaine de jours à réunir la somme nécessaire au rapatriement
du corps, délai qui fut une épreuve pour lui, mais aussi pour ses parents qui vivaient au
Mexique dans l’attente du corps. C’est lui qui accompagna le cercueil dans un voyage en
train long d’une semaine. Dans les années qui suivirent, avec d’autres migrants travail-
lant dans la même entreprise, il œuvra à la mise en place de l’association en utilisant
le modèle d’une association mutualiste qui, selon ses dires, fonctionnait déjà à Tijuana
(Basse-Californie, Mexique) à l’époque et dont lui et ses camarades obtinrent une copie
des statuts.

L’association mutualiste s’est transformée à la suite d’évènements successifs : au


début des années 1970, elle a acquis un local, ce qui lui a donné une plus grande visibilité ;
au milieu des années 1970, après d’âpres discussions, les non-migrants de la localité ont
été autorisés à entrer dans l’association où ils sont devenus majoritaires dès 1980, ce qui
a posé la question des intérêts des uns et des autres, souvent divergents ; en janvier 1983,
l’association a racheté une entreprise de pompes funèbres, ouverte à tous, qui pratique
les mêmes tarifs que les entreprises locales ; à la fin des années 1980, l’association a créé
une agence de voyages qui n’a que peu fonctionné, faute de clients. Bien que le gérant
dise qu’il s’agit « d’investir et de placer l’argent pour qu’il rapporte et pas de faire du

12 La population totale du municipe était en 2010 de 32 677 habitants dont 30 548 sont déclarés
nés dans le municipe et seulement 297 vivaient dans un autre lieu lors du recensement de 2005 et
sont donc considérés comme migrants. La localité même de Tangancicuaro (hors villages environ-
nants) comptait dans le même recensement 15 068 habitants. Cf. INEGI (2012) Censo de población
y vivienda.
13 Gráfica de número de socios, 2009 (Graphique du nombre de membres de l’association),
document interne.
14 Un municipe est une division administrative qui comprend un bourg principal et les localités
environnantes.
15 Roman Reyes Oropesa, né en 1936 au Mexique, reconnu comme immigré légal aux États-Unis
en 1958 (interview du 3 mars 2010).

75
Françoise Lestage

profit »16, l’association mutualiste s’est comportée comme une petite entreprise, spécia-
lisée dans le commerce de la mort : elle achète des immeubles et des terrains et investit
dans des affaires plus ou moins liées à son objectif original, celui de prendre en charge
financièrement et matériellement le retour des défunts dans leur région d’origine. Depuis
2010, l’association indemnise aussi ses adhérents, pour la plupart travailleurs agricoles,
en cas de perte de l’usage d’un membre.

Depuis sa création, elle a donc connu deux évolutions majeures : une moindre
utilisation comme aide au rapatriement des défunts et une fonction accrue comme
assureur local. En effet, alors qu’elle était constituée exclusivement de migrants travail-
lant ensemble aux États-Unis, elle a élargi ses services à des Philippins, Portoricains et
Chiliens17, puis s’est progressivement tournée vers les habitants des localités d’origine
comme on le constate dans les documents récents : en 2010 les présidents, secrétaires
et trésoriers résident au Mexique alors qu’à la création de l’association, ils vivaient en
Californie ; en 2009, les versements destinés aux familles des mutualistes décédés sont
pratiquement aussi nombreux pour les migrants que pour les non-migrants (cf. tableau 2).
Par ailleurs, l’association mutualiste propose une assurance-décès à ses membres où
qu’ils résident : en 2009, sur onze décès survenus aux États-Unis, quatre corps ont été
transférés à Tangancícuaro. Les autres familles ont utilisé le pécule versé au Mexique par
l’association pour les frais de l’enterrement aux États-Unis (cf. tableau 2), ce qui montre
aussi que les envois d’argent (remesas) ne suivent pas uniquement un flux nord-sud mais,
à l’occasion, un flux sud-nord.

De telles pratiques dénotent une prise de distance des familles établies aux États-Unis
par rapport à la région d’origine de leurs ascendants qui peut s’expliquer par une dispari-
tion progressive des migrants fondateurs et de leurs contemporains – sur les vingt décès
de 2009, dix ont plus de soixante-quinze ans – et par l’insertion croissante de leurs descen-
dants dans la société étatsunienne. Mon interlocuteur par exemple, membre fondateur
de l’association, séjourne avec son épouse au moins trois mois par an en Californie, soit
chez la sœur de sa femme, soit chez leur fils. Il me confie que l’aîné de leurs petits-enfants
vient de passer plus d’un an en Irak comme soldat de l’armée étatsunienne18, un signe fort
d’appartenance à la société étasunienne.

Malgré ces évolutions, le président et les dirigeants actuels continuent de présenter


l’association mutualiste comme un moyen de financer le rapatriement des corps des
migrants (la somme versée aux familles est calculée sur cette base) et comme un lieu de
sociabilité où les migrants conservent une place privilégiée (l’assemblée annuelle est fixée
au mois de décembre, mois traditionnel de retour des migrants, afin de leur permettre
d’y participer). Son entreprise de pompes funèbres se veut également au service des
migrants en proposant notamment une salle pour les veillées funéraires, service perçu
comme « étatsunien », et rare au Mexique où les morts sont veillés à domicile.

16 Interview de Jorge Gudiño Rios, février 2010, gérant de l’association depuis 1995.
17 Interview de Roman Reyes Oropesa.
18 Interview Roman Reyes Oropesa.

76
Entre Mexique et États-Unis

Tableau 2 : Versements pour décès de membres de l’association mutualiste de Tangancícuaro (Tanga)


en 2009 (selon date du décès)

Versement
Sexe Âge Lieu du décès Lieu de sépulture Observations
(en pesos)
H 69 Delano, CA, EU Delano, CA, EU 65 000
Résidait aux
Tanga, Michoacán, 45 415 +
H 79 Tanga, Michoacán, MX États-Unis ; fut un
MX services PF
des fondateurs
F 76 Delano, CA, EU Delano, CA, EU 65 000
La veillée a eu
60 120 + cercueil
H 79 Tanga, MCH, MX Tanga, MCH, MX lieu dans la
et transport
maison du défunt
45 984 + salle et
F 67 Tanga, MCH, MX Tanga, MCH, MX
cercueil
H 74 Californie Tanga, MCH, MX 61 375,50
H 42 Tanga, MCH, MX Tanga, MCH, MX 55 812
43 657 + Nouveau cercueil
F ? Phoenix, AR, EU Tanga, MCH, MX
cercueil au MX
H 77 Delano, CA, EU Tanga, MCH, MX 60 570
H 86 Delano, CA, EU Delano, CA, EU 65 000
H 60 Tanga, MCH, MX incinéré 64 500 + salle
H 79 Santa Paula, CA, EU Tanga, MCH, MX 65 000
55 903 + service
H 82 Tanga, MCH, MX Tanga, MCH, MX
PF
Retenue pour
Zapopan, état de
H 57 Tanga, MCH, MX 26 651 + salle indemnisation de
Jalisco, MX
son vivant
H 67 Tanga, MCH, MX Tanga, MCH, MX 63 771 + salle
Retenue pour
non-cotisation
H 89 CA, EU CA, UE 64 700
des trois derniers
décès
Zamora, Mich, MX (à 45 079 +
H 84 Tanga, MCH, MX
15 kms) services PF
F 81 Delano, CA, EU Delano, CA, EU 65 000
H ? Santa Ana, CA, EU Santa Ana, CA, EU
Versés en dollars
H ? Orange, CA, EU Orange, CA, EU 30 000 pesos (3 000 dollars)
aux USA

Légende : CA = Californie ; EU = États-Unis ; MCH = Michoacán ; MX = Mexique ; PF = service complet


de l’entreprise de pompes funèbres de l’association mutualiste

77
Françoise Lestage

Un auto-entrepreneur frontalier19 (Tijuana, Basse Californie)

À l’extrême nord du Mexique, dans l’État de Basse-Californie, à Tijuana (1 200 000


habitants), ville frontalière dont la population a doublé dans la deuxième moitié du
XXe siècle avec l’apport de migrants originaires de tout le Mexique, un bon nombre d’en-
treprises de pompes funèbres incluent dans leurs services l’envoi des cercueils par voie
aérienne dans tout le pays ; des transferts uniquement nationaux, mais très fréquents vu
la composition de la population locale. La plupart de ces défunts transférés dans d’autres
États du Mexique sont décédés dans la ville, certains d’entre eux victimes des luttes
violentes et sanglantes entre « familles » mafieuses rivales. Quelques-uns sont amenés
par voie terrestre depuis les États-Unis pour être ensuite acheminés dans d’autres régions
du Mexique par voie aérienne. À l’inverse, les corps de personnes décédées à Tijuana, la
plupart étatsuniennes, souvent des retraités établis en Basse-Californie ou des malades
venus se faire soigner dans les hôpitaux de la ville, sont transférés vers le pays voisin.

Si de nombreuses entreprises de pompes funèbres de Tijuana ont pour habitude de


réceptionner et d’envoyer des corps par avion, seul Sergio, cinquante ans, fait passer la
frontière internationale aux défunts. Il a créé ce service au début des années 1980 à San
Diego (Californie) où il travaillait déjà dans une entreprise de pompes funèbres étatsu-
niennes après avoir été employé très jeune à Tijuana dans le même secteur commercial.
L’entreprise de Sergio se réduit à un bureau (un meuble), un fauteuil et une machine
à écrire dans l’entrée d’une entreprise de pompes funèbres dont le patron, un ami,
l’héberge ; deux téléphones portables qu’il utilise l’un pour le Mexique, l’autre pour les
États-Unis ; et une camionnette contenant jusqu’à six cercueils. Sergio, bilingue espagnol-
anglais, travaille en relation soit avec deux entreprises de pompes funèbres établies de
chaque côté de la frontière, en contact l’une avec l’autre, soit directement avec la famille
du défunt via une entreprise de pompes funèbres. Son travail consiste à transporter les
corps d’une entreprise mexicaine à une entreprise étatsunienne et vice-versa, parfois
jusqu’au domicile du défunt si celui-ci se trouve dans le sud de la Californie.

« Beaucoup d’entreprises de pompes funèbres signent un contrat avec nous parce qu’elles nous
connaissent depuis longtemps et parce que nous allons chercher le corps à Los Angeles ou bien à
la frontière, mais aussi parce que nous obtenons les permis pour faire rentrer le corps au Mexique,
nous inscrivons le défunt sur le registre de l’Hôtel de ville, nous obtenons le permis de salubrité et
nous mettons le corps dans l’avion, en choisissant un vol qui l’amène directement à l’entreprise de
pompes funèbres qui va le recevoir […] là où il va. À partir de là, l’entreprise de pompes funèbres
mexicaine se charge de faire de ce côté-ci [au Mexique] ce que l’entreprise de pompes funèbres
étatsunienne a fait de l’autre côté [aux États-Unis] ; elle récupère le corps et elle doit également
obtenir un permis pour la sépulture » (Sergio Valencia, Tijuana, avril 2010).

Par la niche commerciale qu’il occupe, Sergio est connu des entreprises de pompes
funèbres « locales » (celles de Basse-Californie et des comtés du sud de la Californie20),
ainsi que du consulat mexicain de San Diego, souvent chargé du rapatriement des

19 Aux abords de la frontière qui sépare Mexique et États-Unis, on a pour habitude d’utiliser les
termes « Ligne » (Línea) pour définir la frontière matérielle et « traverser » (cruzar) pour désigner
l’action de passer d’un côté à l’autre. Le terme « traverser » y prend aussi une fonction transitive :
on peut « traverser », au sens de passer, un objet ou un être humain, vivant ou mort, au travers de
la Ligne. Parmi ces objets, on peut « traverser » (passer) le corps d’un défunt (cruzar un cuerpo).
20 Par ordre d’importance numérique de la population, Los Angeles (9 519 338 habitants), Orange
(2 846 289), San Diego (2 813 833), San Bernardino (1 709 434), Riverside (1 545 387), Ventura
(753 197) et Impérial (142 361). Source : California Statistical Abstract (2008), [en ligne]. URL : http://
www.dof.ca.gov/HTML/FS_DATA/STAT-ABS/documents/CaliforniaStatisticalAbstract2008.pdf

78
Entre Mexique et États-Unis

corps21 qui fait appel à lui pour « rapatrier des citoyens mexicains. Il nous contacte pour
s’informer sur ce qui revient le moins cher, pour organiser les vols également » (Sergio
Valencia, Tijuana, avril 2010), notamment quand il s’agit de transférer les corps dans les
États du nord-ouest bordant le Pacifique (Culiacan, Nayarit), relativement proches de la
zone Tijuana/San Diego. Contrairement aux entreprises déjà citées, Sergio n’est pas systé-
matiquement en contact avec les familles des défunts mais à l’occasion, dans le cas du
transfert d’un défunt étatsunien décédé au Mexique, il aide les membres de la famille à
faire les démarches sur place et leur sert de traducteur et de chauffeur.

L’auto-entreprise de pompes funèbres de Sergio représente un chaînon fondamental


dans le processus du transfert international par voie terrestre ou pour partie aérienne,
puisqu’elle réalise la connexion entre les deux pays, tout en restant le plus souvent
en retrait dans l’interaction commerciale et sociale avec les familles des défunts. Le
commerce de Sergio est aussi articulé à l’État mexicain, mais il en est nettement moins
tributaire que celui de la Purísima, les contrats du consulat ne représentant qu’une partie
de son travail.

Une chaîne entrepreneuriale au Mexique et aux États-Unis

Tous les transferts funéraires internationaux exigent l’intervention d’au moins deux
opérateurs, un dans chaque pays. Selon les trajets suivis par les défunts, deux, trois
entreprises de pompes funèbres, voire plus, sont nécessaires pour transférer les corps22.
On a donc à faire à une « chaîne entrepreneuriale » (Péraldi, 1999) de part et d’autre de
la frontière.

Dans le cas d’Antonio, décédé en mars 2010, que j’ai suivi d’un bout à l’autre de la
chaîne, quatre entreprises de pompes funèbres ont participé au transfert du corps de
Los Angeles à Oaxaca, une aux États-Unis et trois au Mexique dont deux frontalières :
une entreprise de Los Angeles pour le tronçon par terre de Los Angeles à la frontière ;
une entreprise de Tijuana, qui a organisé le transfert de l’autre côté de la frontière puis
par avion de Tijuana à Oaxaca ; l’auto-entrepreneur qui s’est chargé du passage de la
frontière ; l’entreprise La Purísima à Oaxaca, qui a transporté le cercueil de l’aéroport
d’Oaxaca au domicile mexicain du défunt, à San Dionisio Ocotepec (notes de terrain,
Oaxaca, mars 2010).

Ces entreprises se sont partagé le travail. Une chaîne commerciale s’est mise en
place, en partie en dehors des familles et en collaboration avec les États. Les familles
n’ont eu de contacts qu’avec les entreprises de Los Angeles pour ceux des membres
vivant aux États-Unis au moment du départ du défunt et celle de San Dioniso Ocotepec
pour les membres mexicains de la famille, au moment de la remise du corps au domicile
mexicain23. L’entreprise de Tijuana et l’auto-entrepreneur Sergio n’ont eu de relations
qu’avec les deux autres entreprises impliquées dans le transfert. De plus, tous ont été en
contact avec plusieurs niveaux étatiques nationaux (Mexique et États-Unis) et régionaux

21 Le consulat est amené soit à organiser et payer seul le transfert des migrants décédés en
passant la frontière illégalement, soit à aider les familles des autres défunts mexicains à organiser
ce transfert (Lestage, 2008 et 2010).
22 Je n’ai pas mentionné le transfert des urnes funéraires parce que les cendres voyagent la plupart
du temps sans passer par les entreprises de pompes funèbres. Même si cette pratique est interdite,
comme le signale la vice-consul mexicaine à San Diego (interview avril 2010).
23 Par ailleurs, le contact de la famille au Mexique avec l’entreprise La Purísima a été bref, le temps
de décharger le cercueil, de confier les documents nécessaires à l’enterrement aux parents du mort
et de leur faire signer le document de remise du corps.

79
Françoise Lestage

(Oaxaca, Californie) via des administrations chargées des contrôles, et dans le cas de
l’État régional mexicain du Oaxaca parce qu’il a suivi, confié et payé le dernier tronçon du
voyage à l’entreprise La Purísima.

Notons que les entreprises qui composent la chaîne commerciale ne sont pas dirigées
par des « entrepreneurs transnationaux » au sens de Portes et al. (2002), à savoir « des
immigrants dont les activités commerciales exigent de fréquents voyages à l’étranger et
qui dépendent de leurs contacts dans le pays d’origine pour le succès de leur entreprise »
(Portes, Guarnizo, Haller, 2002 : 287 ; ma traduction) puisque leurs directeurs, gérants ou
propriétaires résident dans le pays où ils travaillent, leur pays d’origine dans la très grande
majorité des cas. Ce ne sont pas non plus des « entreprises de reproduction identitaire »
(Ma Mung et Guillon, 1992) qui mettraient en scène le déplacement du corps, car elles
offrent un service funéraire discret dans le pays d’origine des migrants. Aux États-Unis,
certaines peuvent être qualifiées de « commerces ethniques », leurs propriétaires utilisant
l’origine nationale et une spécificité socio-culturelle qui y serait attachée (Ma Mung, 1992 ;
Raulin, 2000) pour attirer des clients (Lestage, 2008a). Mais ce n’est pas le cas au Mexique
où ces entreprises ne présentent aucun signe distinctif ; la plupart souhaitant attirer aussi
une clientèle qui n’est pas concernée par les transferts funéraires internationaux. Enfin,
les entreprises de pompes funèbres mexicaines de cette chaine commerciale n’ont pas
toutes été créées par des migrants ou avec l’argent envoyé par les migrants comme
Massey et Parrado (1998) l’ont montré pour d’autres commerces, en soulignant que les
envois d’argent des migrants ne servent pas uniquement à la consommation quotidienne,
mais peuvent conduire au soutien ou à la création d’entreprises par ces mêmes migrants
ou par leur entourage au Mexique24. En définitive, les entreprises de pompes funèbres
spécialisées dans les transferts funéraires internationaux ne sont impliquées dans le
processus migratoire qu’à travers leur clientèle et les services et produits proposés.

Il s’agit d’une clientèle variée et chaque type de client a des attentes spécifiques :
les États régionaux s’attachent au transfert régional du cadavre, les consulats aux
migrants décédés au passage de la frontière, etc. Au Mexique, l’offre est peu diversifiée
et la plupart des entreprises de pompes funèbres proposent des services et des produits
identiques. En revanche, aux États-Unis, les familles de migrants ou de descendants de
migrants mexicains ont davantage de choix : elles peuvent s’adresser à des entreprises
de pompes funèbres en fonction de critères économiques ou géographiques, ou bien de
critères « ethniques ». Entendons par là des entreprises de pompes funèbres spécialisées
dans les transferts vers le Mexique qui vendent des services funéraires perçus comme
« mexicains » : dont le nom (Guadalupana, Aztlan dans le comté de San Diego par
exemple) ou la décoration (une maison de style mexicain, des meubles et des symboles
mexicains25) évoquent le Mexique (Lestage, 2008a).

Quelle que soit l’image que donnent les entreprises étatsuniennes de pompes
funèbres ethniques destinées aux Mexicains et Mexico-américains, leurs pratiques sont

24 Des chercheurs l’ont démontré pour d’autres migrants aux États-Unis : les Dominicains (Portes
et Guarnizo, 1990) ; les Salvadoriens (Landolt et al., 1999), etc.
25 « Le nom, mais aussi l’aspect de l’entreprise de pompes funèbres, mettent en scène des
éléments de la mexicanité. L’entreprise Aztlan est une petite maison blanche avec une cour
remplie de pots de fleurs et de bougainvillées. À l’intérieur, elle a tout d’une maison mexicaine
traditionnelle, des dalles ocre-rouge du sol, aux meubles en osier et cuir, des ornements comme
l’arbre de la vie à la reproduction d’un tableau de Diego Rivera que l’on relie tous au Mexique. De
plus, les employés sont totalement bilingues espagnol-anglais, et l’entreprise est située dans une
zone résidentielle [de San Diego] où résident une proportion élevée de Mexicains et de Mexicains-
américains » (Lestage, 2008a : 218).

80
Entre Mexique et États-Unis

identiques à celles des entreprises étatsuniennes non-ethniques et leurs services pensés


pour une clientèle imprégnée de représentations plus étatsuniennes que mexicaines,
comme on le constate au premier regard en observant leurs locaux. En effet, une des
différences notables entre les entreprises des deux pays est le degré de visibilité ou
d’invisibilité de la mort et de ses attributs dans les boutiques et/ou bureaux accueillant
les clients : au Mexique, des cercueils grandeur nature sont exposés dans le magasin et
sa vitrine, alors qu’aux États-Unis (comme en France du reste) tout est discret et suggéré,
car la mort est un « tabou marchand » et ne s’expose pas (Trompette et Boissin, 2000 ;
Trompette, 2008). D’autres différences de comportement des familles vis-à-vis de la mort
et des défunts sont à noter, en particulier, comme on l’a déjà indiqué, la pratique de
la veillée à domicile dominante au Mexique, alors que les morts sont gardés dans les
chambres funéraires aux États-Unis. Ajoutons à cela des différences au Mexique même,
où les pratiques et croyances entourant le décès et le traitement du défunt varient entre
ruraux et urbains ainsi qu’entre indiens (relevant de groupes ethniques aux pratiques et
croyances spécifiques) et non-indiens26, variations observables également à l’occasion du
retour des cadavres des migrants dans leur lieu d’origine27.

Dans de nombreux cas de mort en migration et de transfert de corps, les rites funé-
raires sont dédoublés (Lestage, 2008b et 2009). Les entrepreneurs de pompes funèbres
interviewés remarquent qu’il est fréquent que la famille au Mexique achète un nouveau
cercueil pour une nouvelle série de rituels : veillée familiale, messe. Les deux messes
d’enterrement (aux États-Unis puis au Mexique), tout comme les deux veillées et les deux
cercueils du mort, sont, de mon point de vue, des éléments de contrôle du cadavre que
chaque partie de la famille, dans chaque pays, souhaite exercer sur le défunt. En effet,
« la nécessité d’établir un contrôle sur le cadavre s’exprime selon des modalités et des
degrés différents » (Saravia, 1993 : 8) chez les entrepreneurs de pompes funèbres (comme
l’a montré Saravia en comparant funeral directors américains et fossoyeurs portugais ;
Saravia, ibid.) et dans les familles des défunts.

Selon le lieu de résidence et la durée d’installation du défunt et de ses proches, les


pratiques relatives au traitement de la mort évoluent, se métissent, ou sont transposées
d’un pays à l’autre. On a vu que l’entreprise La Purísima loue un « kit veillée » aux familles
qui souhaitent veiller le mort dans leur maison, une pratique majoritaire dans l’État du
Oaxaca qui ne semble pas avoir été modifiée par les migrations. On a vu également que
l’entreprise dépendant de l’association mutualiste met à disposition des familles une salle
pour les veillées funéraires sur le modèle des salles funéraires étatsuniennes. Alors que
le gérant remarque que cette salle est peu utilisée, les statistiques montrent qu’en 2009,
sur les vingt décès pris en charge par l’association, près d’une famille sur deux a utilisé
des services de l’entreprise (achat du cercueil, location du corbillard) et une sur quatre a
utilisé la salle funéraire. Sur ces quatre familles, une seule veillait un migrant, fondateur
de l’association. Une telle situation laisse penser que de nouvelles pratiques se mettent
progressivement en place, du moins localement, puisque ce sont en majorité les familles

26 Ces différences sont également marquées lors du rituel annuel du Jour des Morts, les indiens
croyant au retour provisoire de leurs défunts parmi eux à ce moment-là, les autres jouant avec
l’idée de la mort (en famille et entre amis, mais aussi dans les médias, jeu qui entretient un
commerce ludique d’objets liés à la mort).
27 Par exemple, le groupe de parenté qui se charge du défunt diffère, car une telle responsabilité
est liée à la forme d’union matrimoniale et d’alliance – dans certains groupes sociaux, si une
femme décède, ce sera le groupe de son mari qui s’occupera du traitement du corps (Lestage,
2009) – et à d’autres règles locales qui établissent quels seront les porteurs du corps, les modalités
de la période de deuil qui suit, etc.

81
Françoise Lestage

des non-migrants qui utilisent la salle pour veiller les morts28.

En offrant des services « traditionnels » (le kit veillée) ou « nouveaux » (la salle pour
veillée) qui répondent à des demandes réelles ou supposées de leurs clientèles, les entre-
prises de pompes funèbres spécialisées dans le transfert des défunts jouent un rôle dans
le développement de pratiques funéraires perçues comme mexicaines ou étatsuniennes
et dans l’évolution des conditions de la réappropriation du corps par les familles des
migrants au Mexique. Cette « chaîne entrepreneuriale » implique les entreprises mexi-
caines et étatsuniennes qui commercialisent les transferts des défunts et constituent
un marché de services (transport des cercueils, gestion administrative des voyages) et
de produits (vente de cercueils et autres objets funéraires, vente d’assurance-décès)
structuré et organisé à travers les deux pays.

Une chaîne bi- et trans-nationale ?


Cette « chaîne » n’est pas uniquement entrepreneuriale, car elle articule aux processus
commerciaux des processus sociaux et politiques. Elle inclut les familles des défunts à
l’origine de ces flux (Lestage, 2008b et 2009), les associations de migrants ou les églises
qui participent au financement des obsèques et à l’accompagnement des familles, et les
États fédéraux et fédérés mexicains et étatsuniens, régulateurs des flux de restes humains
entre les deux pays (Lestage, 2008a ; Felix, 2011). Soulignons aussi que cette chaîne a pour
toile de fond des représentations sociales qui lient la mort à la nation mexicaine, faisant
d’elle le « totem » de cette nation comme l’a montré Lomnitz (2006), représentations que
l’on retrouve dans les chansons populaires (Felix, 2011), dans les discours des individus
et dans ceux des gouvernants (Lomnitz, 2006).

Les entreprises de pompes funèbres, les États-nations et le contrôle


des défunts

Les États nationaux et régionaux imposent un cadre administratif au transfert des


défunts afin de les contrôler et, éventuellement, de les utiliser dans la rhétorique régionale
ou nationale. Ce commerce est donc encadré par des législations nationales et interna-
tionales strictes résultant d’accords multilatéraux soit européens (Berlin, 10 février 1937 ;
Strasbourg, 26 octobre 197329) soit américains (7 octobre 1966, Pan American World Health
Organization30) qui présentent quelques divergences, les législations européennes étant
préoccupées par le cercueil alors que les législations étatsuniennes le sont par le corps et
sa conservation (Chaïb, 2000 : 49).

Chacun des États-nations gère la partie du processus qui le concerne en s’appuyant


sur différentes administrations, notamment sanitaires, les préoccupations hygiéniques
étant mises en avant dans toutes les législations. Dans les procédures, chacun respecte
les prérogatives et les territoires nationaux, car, du point de vue des États, l’administration

28 Ce n’est pas le propos de cet article, mais on peut se demander pourquoi les familles des
migrants défunts n’ont utilisé la salle qu’exceptionnellement. S’agit-il, là encore, d’exercer un
contrôle différent sur le défunt, la veillée dans l’entreprise de pompes funèbres étant assimilée à
une pratique étatsunienne ? Ou ce lieu est-il perçu comme trop impersonnel pour se réapproprier
le corps du migrant, qui s’est éloigné de sa famille de son vivant, géographiquement du moins, et
qui requiert une ambiance d’autant plus intime et familière ?
29 Voir http://www.afif.asso.fr/francais/conseils/legislation/sommaireloi.html (consulté le 3 juin
2012).
30 XVII Pan American Sanitary Conference, XVIII Regional Committee Meeting, Resolution XXIX.
Voir http://www.state.gov/documents/organization/86578.pdf

82
Entre Mexique et États-Unis

de la mort est « une des pierres angulaires de leur souveraineté » (Lomnitz, 2006 : 55)31.
Une souveraineté que l’État mexicain manifeste quand les décès des migrants mexicains
impliquent celle de l’État étatsunien, soit parce que la mort est liée au passage illégal
de la frontière, rendu extrêmement dangereux par les politiques de fermeture mises en
place par les États-Unis depuis 1994 et davantage depuis 2001, soit parce qu’il s’agit d’une
condamnation à mort aux États-Unis, soit encore parce qu’un fonctionnaire est mis en
cause32. Bien que les différents niveaux de l’État mexicain interviennent dans les transferts
des morts mexicains en aidant les familles à les financer et à les organiser, relevant d’un
dispositif de « gestion politique de la souffrance » (Lestage, 2010)33, les transferts de corps
se font généralement sans bruit médiatique ni politique.

Le passage d’un pays à l’autre suppose l’obtention de plusieurs certificats administra-


tifs et requiert des autorisations de transport délivrées par les administrations concernées.
Hormis ces contraintes, le choix des entreprises de pompes funèbres est, en principe,
libre. Or, on a vu que certaines d’entre elles ont tout intérêt à mobiliser leurs réseaux au
sein des gouvernements en place ou dans les consulats pour avoir des clients. En effet,
selon Trompette, le choix d’une entreprise de pompes funèbres se fait peu en fonction du
jugement d’un client actif qui choisirait « en toute raison après comparaison » (Trompette,
2004.). Le client, rendu passif par la dimension ontologique et la rareté de l’évènement,
est « capté » par l’entreprise de pompes funèbres, généralement à partir des hôpitaux
et des chambres funéraires (Trompette, 2008). Dans le cas du transfert funéraire interna-
tional, on a souligné que cette captation mobilise d’autres circuits : les membres d’une
association de migrants, un réseau transfrontalier d’entreprises de pompes funèbres, la
connaissance de fonctionnaires ayant des positions privilégiées dans la circulation des
défunts (principalement dans les consulats mexicains aux États-Unis qui enregistrent les
décès et en financent une partie, et dans les États régionaux mexicains qui financent la
partie locale du transfert).

Nos entreprises représentent trois cas de figure qui vont d’une dépendance quasi
totale vis-à-vis de l’État (celle de l’entreprise familiale qui s’est spécialisée progressi-
vement dans les transferts pour le compte de l’État régional du Oaxaca) à l’autonomie
partielle de l’entrepreneur solitaire qui collabore parfois avec l’État mexicain par l’entre-
mise du consulat de San Diego, jusqu’à l’autonomie totale de l’association mutualiste.
L’indépendance de cette dernière peut s’expliquer par son implantation durable dans la
localité et par la confiance de ses habitants. Une telle autonomie est d’autant plus remar-
quable que l’État régional du Michoacán apporte son aide au rapatriement des défunts
depuis le début des années 2000. C’est aussi le plus avancé de tout le Mexique dans

31 Comme le souligne aussi Foucault (2004) sur le rapport de l’État au corps des citoyens et les
travaux s’inspirant de ses écrits.
32 Ce fut le cas en avril 2010, à la suite de l’assassinat à New York d’un migrant indien mexicain ivre
par un policier étatsunien. Les autorités mexicaines réagirent alors en mobilisant des représentants
de la nation mexicaine autour du cadavre. Le consul à New York s’occupa personnellement de
l’affaire, les autorités régionales de l’État d’origine du défunt (Oaxaca) accueillirent le corps à
l’aéroport et certaines l’accompagnèrent jusqu’au fin fond de la campagne mexicaine sous l’œil
attentif des médias mexicains informés de l’évènement et prêts à le diffuser (Source : Décès de
Marcos de Jesus Alvarez, survenu à quarante-sept ans, appartenant au groupe triqui, unilingue
triqui, de la localité de Santa Cruz Tilapa, district de Juxtlahuaca, état du Oaxaca (information
obtenue auprès de Araceli Lopez, responsable du service à l’Institut Oaxaqueno d’Aide au Migrant
(IOAM). Article dans le journal El Tiempo, 25 mars 2010 ; reportage de la chaîne de télé UNIVISION).
33 Dispositif qui ne concerne pas seulement l’aide au transfert des corps, mais aussi celle en
rapport avec une prise en charge de souffrance (aide aux prisonniers mexicains, pour obtenir des
visas dits humanitaires, etc.).

83
Françoise Lestage

l’aide aux migrants puisqu’il est le seul à avoir un Secrétariat d’état d’aide aux migrants34
(Lestage, 2010).

Les effets d’un « mode de vie transnational »

Les entreprises de pompes funèbres s’inscrivent également dans un espace social


« transnational », au sens donné par Glick Schiller et Lewitt « d’un ensemble de réseaux
entrelacés de relations sociales, à travers lequel les idées, les pratiques et les ressources
sont inégalement échangées, organisées et transformées35 » (Glick Schiller et Lewitt, 2004 :
9). Ce vaste tissu de liens sociaux entraîne un « mode de vie transnational » (transnational
living) (Guarnizo, 2003) duquel participent les transferts internationaux de cadavres qui
mobilisent des réseaux économiques, familiaux, associatifs et politiques de part et d’autre
de la frontière. Dans ce « mode de vie transnational », deux processus sont en jeu, selon
Guarnizo (2003) : la reproduction de pratiques socio-culturelles en pays d’immigration et
le maintien d’échanges destinés à entretenir des relations sociales, politiques et écono-
miques entre pays d’origine et pays de résidence. À mon sens, il convient d’en ajouter au
moins un troisième : la transposition et l’aménagement de pratiques socio-culturelles du
pays d’immigration vers le pays d’émigration – comme on l’a constaté notamment avec
la pratique naissante de la chambre funéraire payante mise à disposition par l’entreprise
de pompes funèbres. Ces processus entraînent des flux de biens d’un pays à l’autre
qui suscitent ou construisent des marchés, notamment ceux de la communication, du
transport et de l’immobilier (Guarnizo, 2003).

J’ajouterai à ces marchés celui du transfert des restes humains qui relève, à mon
sens, de ces processus : il permet d’entretenir des relations avec la parentèle émigrée
ou restée au pays ; il renvoie au désir des familles de s’inscrire dans un groupe généa-
logique territorialisé, que celui-ci situe son fondement dans le pays d’origine ou dans
celui d’accueil ; il entraîne la transposition de pratiques socio-culturelles et commerciales
dans les lieux d’émigration ainsi que la reproduction de pratiques socio-culturelles dans
les lieux d’immigration. Sur le plan symbolique, le partage de l’émotion de la perte du
défunt, les tensions et les conflits relatifs à l’emplacement de la sépulture renforcent les
liens. Ils réactivent aussi le sens des origines et l’attachement aux lieux. Le marché des
transferts des restes des migrants est donc exemplaire d’un « mode de vie transnational ».
Par ailleurs, il s’est constitué en niche économique, occupée par des acteurs migrants
(l’entreprise ethnique située à San Diego) ou non-migrants (les trois entreprises étudiées)
qui « capturent » (Guarnizo, 2003 : 680) ainsi cette « chaîne entrepreneuriale de la mort ».

Conclusion
Dans son ouvrage sur les migrants tunisiens défunts, Chaïb (2000) cite le passage où
Victor Hugo raconte le transfert, par le train, du corps de sa femme, tout en soulignant
que ce « rapatriement de la dépouille mortelle fait partie du rite funéraire » (Chaïb, 2000 :
55-56). Notre interlocuteur mexicain, Roman, qui voyagea en train avec le cercueil de son
frère de la Californie au Michoacán durant une semaine, ne voit pas ce transfert comme
un rite funéraire. Alors que Victor Hugo rend visite à sa défunte femme dans un wagon

34 Au Mexique, depuis la fin des années 1990, chaque État fédéré a créé une agence d’aide aux
migrants. Apparemment identiques, ces agences ont cependant des noms différents (« Secrétariat
d’État » au Michoacán, « Institut d’Aide au Migrant » dans l’État du Oaxaca) et sont impliquées de
façon très variable dans l’administration et le financement de questions liées à la migration (pour
plus de précisions voir Yrizar et Alarcon, 2010 ; Lestage, 2010).
35 « As a set of multiple interlocking networks of social relationships through which ideas, practices
and resources are unequally exchanged, organized and transformed ».

84
Entre Mexique et États-Unis

transformé en chapelle, Roman accompagne son frère « comme un bagage [dit-il] ». Le


« cercueil-bagage » qu’il nous décrit est plus proche du « corps-marchandise conditionné
sous une lettre de transport » dont parle Chaïb (2000 : 50) que du rituel. Car le cadavre
constitue aujourd’hui un objet « marchandisé », « classé, répertorié, trié, codifié » (Chaïb,
ibid.) dont le déplacement est pris en charge par le commerce du transfert funéraire inter-
national. Ce commerce, qui répond à une demande de biens et de services engendrée par
le « mode de vie transnational », peut donc être analysé, très justement, comme un effet
de la migration des Mexicains aux États-Unis.

Mais il n’en est pas seulement un effet. Il l’alimente à son tour en produisant ses
propres flux – de morts, d’argent, d’échanges entre entreprises, entre familles et entre
États. Et il fait des entreprises de pompes funèbres impliquées dans ce marché, des relais :
relais vis-à-vis des familles des défunts, car l’entrepreneur est souvent en relation, à la
fois, avec la famille aux États-Unis et au Mexique ; relais des États puisque ces transferts
constituent un enjeu pour les gouvernements et sont des signes politiques ; relais d’autres
entreprises, mexicaines ou étatsuniennes, soit parce qu’elles manquent de savoir-faire
dans ce domaine et recourent à des collègues spécialisés, soit parce que chaque entre-
prise ne travaille que sur le territoire national et nécessite un correspondant dans le pays
voisin ; relais d’associations de migrants et de non-migrants, puisque ces transferts sont
parfois pris en charge par des collectifs plus ou moins organisés qui ont à faire aux entre-
preneurs.

Il s’agit bien de relais, mais pas de passeurs ou de médiateurs qui guideraient les
familles en deuil et les assisteraient, comme le laisse entendre Trompette pour les entre-
prises de pompes funèbres en France (2008), un rôle que jouent localement, au Mexique
et aux États-Unis, des leaders familiaux, sociaux, religieux ou politiques. Même si les
familles ont tendance à attribuer la responsabilité de l’état du corps du défunt à celui qui
l’apporte (Lestage, 2008b), que ce soit positivement et avec gratitude (quand le défunt
arrive dans un beau cercueil et en bon état) ou négativement et avec des injures (quand
le défunt est nu dans le cercueil par exemple36), les entrepreneurs de pompes funèbres
sont des relais au sens de guides techniques, qui possèdent des compétences permettant
à leurs clients et interlocuteurs de rapatrier les défunts dans les meilleures conditions
possibles en réduisant la durée, le coût et la complexité administrative du transfert et en
ménageant la souffrance des familles.

Pour les entrepreneurs des transferts internationaux des morts, ce commerce est
une activité économique productrice de richesse qui repose sur un processus migratoire
établi et pérenne ayant façonné un ensemble de liens familiaux, régionaux et nationaux
entretenus par-delà les frontières par des migrants, des non-migrants, des fonctionnaires,
des politiques et des entrepreneurs. Tous ces acteurs participent au fonctionnement de
cette chaîne économique, articulée au social et au politique, qui éclaire les interactions
complexes que produit le fait migratoire et donne raison à Simon pour qui la migration
est « l’une des formes de la respiration et de la communication des sociétés » (Simon,
1995).

36 Notes de terrain, Oaxaca, 21 avril 2008.

85
Françoise Lestage

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Entre Mexique et États-Unis

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Résumé - Abstract - Resumen

Françoise Lestage

Entre Mexique et États-Unis :


la chaîne entrepreneuriale de la mort des migrants

Cet article se propose d’interroger la place qu’occupe le commerce du transfert funéraire


international dans le processus migratoire en se fondant sur l’ethnographie de trois
entreprises mexicaines de pompes funèbres, situées dans trois régions distinctes, et
spécialisées dans le transfert des corps de ou vers les États-Unis. Il montre comment
les entreprises de pompes funèbres mexicaines qui commercialisent les transferts des
restes humains forment, avec leurs homologues aux États-Unis, un marché binational de
services et de produits organisé comme une « chaîne entrepreneuriale de la mort » pour
laquelle le passage d’un pays à l’autre constitue le fonds de commerce. Il souligne aussi
comment les rapports de ces entreprises avec les migrants, leurs familles et les États
varient selon la localisation géographique, la temporalité et les fluctuations des politiques
régionales et nationales mexicaines envers leurs émigrants. Il en conclut que ces entre-
prises sont autant des effets que des relais de la migration mexicaine aux États-Unis et de
l’espace social transnational qu’elle produit.

Between Mexico and the United States:


The Entrepreneurial Chain of Migrants’ Death

This article aims to examine the place of the funeral industry transfer in the international
migration process. It is based on the ethnography of three Mexican funeral homes, located
in three distinct regions, and specialized in transferring human remains from, or to, the
United States. It shows how funeral companies that do this business in Mexico form, with
their counterparts in the United States, a bi-national market of services and products,
organized as an “entrepreneurial chain of death” for which business is the transition from
one country to another. It also highlights how the relations of these companies with the
migrants, their families and states vary according to geographical location, temporality,
and fluctuations in regional and national policies towards the Mexican emigrants. He
concluded that these companies are effects and relays of Mexican migration to the United
States and of the transnational social space it produces.

Entre México y Estados-Unidos:


la cadena empresarial de la muerte de los migrantes

Este artículo pretende cuestionar el lugar que ocupa la industria de los traslados funerarios
internacionales en el proceso migratorio, basándose en la etnografía de tres funerarias
mexicanas, localizadas en regiones distintas, y especializadas en el traslado de cuerpos
humanos desde o hacia los Estados-Unidos. Muestra como las funerarias mexicanas que
comercializan los traslados de restos humanos forman con sus homologas estadouni-
denses, un mercado binacional de servicios y productos, organizado como una «cadena
empresarial de la muerte» para la cual el fondo de comercio es el pasar de un país a otro.
Recalca también como las relaciones que mantienen las funerarias con los migrantes, con
sus familias, y con el Estado, se diferencian según la localización geográfica, la tempo-
ralidad, y las fluctuaciones de las políticas regionales y nacionales mexicanas para con
sus emigrantes. Concluye que estas funerarias son tanto los efectos como los relevos
de la migración mexicana a Estados Unidos, y del espacio social transnacional que ella
produce.

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