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n° 64

Le droit naturel

mis en œuvre par


Florence Gauthier
© Revue éditée par l’Association pour la revue Corpus, 2013

N° ISSN : 0296-8916

299
TABLE DES MATIÈRES
Florence Gauthier
Introduction .......................................................................... 5
Brian Tierney
Origines et persistance de l’idée des droits naturels ..... 9

Florence Gauthier
Éléments d’une histoire du droit naturel : à propos
de Léo Strauss, Michel Villey et Brian Tierney .................... 31

Christophe Miqueu
Locke et la révolution du droit naturel à l’aube
des Lumières ...................................................................... 57

Florence Gauthier
Le débat Le Mercier de la Rivière/Mably, ou l’économie
politique tyrannique contre les Lumières, 1767-1768 ...... 75
Marc Belissa
La place du droit naturel chez Mably.
Éléments de débat ........................................................... 111
Christopher Hamel
Pourquoi les néo-républicains refusent-ils la
thèse des droits naturels ? Un examen critique
de John Pocock à Philip Pettit ......................................... 129

Yannick Bosc
De Thermidor à Brumaire : la victoire de « la vaste
conspiration contre les droits naturels » ........................ 149

Varia
Traduction par Olivier Bloch de Robert PHILIPPSON
La philosophie du droit des épicuriens ................................ 175
Monique Vernes
Ovide, Rousseau, les barbares et le barbare ..................... 247

Liste des sommaires : voir notre site http://www.revuecorpus.com

1
3
INTRODUCTION

DU DROIT NATUREL
À TRAVERS ENJEUX ET DÉBATS :
LE POINT SUR LES RECHERCHES ACTUELLES

L’équipe du Séminaire L’esprit des Lumières et de la


Révolution s’intéresse tout particulièrement, depuis sa création, à
la réinscription du champ politique dans les problématiques du
droit naturel à l’époque moderne, et a déjà publié, individuellement
et collectivement, de nombreux travaux à ce sujet1. On constate
aujourd’hui un indéniable renouveau d’intérêt pour ce droit
naturel dont il faut rappeler que la longue existence a été
traversée de périodes d’approfondissements et de développements
prometteurs, suivies d’éclipses plus ou moins prolongées, en
fonction de l’intensité des débats et des enjeux à son sujet.
Historiens et philosophes, nous proposons ici un état des
connaissances actuelles en abordant des points précis qui nous
sont apparus comme autant d’obstacles à une meilleure intelligence
de l’histoire tumultueuse du droit naturel, obstacles qui nous ont
stimulés pour essayer de les mieux saisir et d’en permettre la
critique.

1
Voir notre site Révolution française.net et notre dernière publication Marc
BELISSA, Yannick BOSC, Florence GAUTHIER éd., Républicanismes et droit naturel.
Des Humanistes aux révolutions des droits de l’homme et du citoyen, Paris,
Kimé, 2009, avec les interventions de Marc Belissa, Yannick Bosc, Vinvent
Bourdeau, Emilie Brémond, Monique Cottret, Marc Deleplace, Antoni Domènech,
Florence Gauthier, Jean-Pierre Gross, Magali Jacquemin, Joaquin Miras,
Raymonde Monnier, Pierre Serna, Sophie Wahnich.

Corpus, revue de philosophie, n° 64, 2013. 5


CORPUS, revue de philosophie

La Revue Corpus, en la personne de Francine Markovits sa


directrice éditoriale, nous a accueillis pour ce numéro spécial et
nous la remercions chaleureusement.

Ce numéro s’ouvre avec la contribution de Brian Tierney


qui nous a aimablement donné son accord pour publier, ici, la
traduction de la présentation de son livre, The Idea of Natural
Right. Studies on Natural Rights, Natural Law and Church Law,
1150-1625, (1997). Historien du droit médiéval, Brian Tierney a
récemment retrouvé la date et le lieu d’apparition de ce droit
naturel : dans le droit médiéval du XIIe siècle et chez les juristes,
qui ont eu besoin d’une conception nouvelle du droit pour
exprimer les transformations de leur époque. Cette découverte
permet de mettre fin à certaines interprétations inexactes ou
fantaisistes, qui ont encore cours aujourd’hui, ce qui représente
une contribution majeure à la compréhension de l’histoire du
droit naturel.
Par ailleurs, de la fin du Moyen-âge jusqu’aux débuts du
XVIIe siècle, Brian Tierney nous invite à faire connaissance avec
des débats concernant les relations entre droits naturels
individuels, droits de propriété et droits d’usage, l’apparition de
théories politiques introduisant le droit naturel dans le droit
constitutionnel et de théories d’un droit naturel des gens comme
moyen de se protéger contre conquêtes et colonisations.
Florence Gauthier propose, dans « Éléments d’une histoire
du droit naturel », de rouvrir la discussion sur la définition des
termes droit naturel, rendus confus depuis la longue éclipse de la
fin du XVIIIe siècle jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre
Mondiale et de revisiter, à la lumière de l’apport de Brian Tierney,
les avancées comme la formation de nouveaux obstacles chez Léo
Strauss et Michel Villey.
Christophe Miqueu entreprend de restituer sa radicalité à
la pensée politique des Deux traités de gouvernement de Locke,
perdue de vue lors des débats des années 1950-60, qui l’ont
rendue particulièrement inaudible. Il nous propose encore un
état de la question qui a connu un profond renouvellement dans

6
Introduction

les deux dernières décennies, des deux côtés de la Manche et de


l’Atlantique.
Florence Gauthier, à nouveau, présente la critique que fit
Mably de la théorie physiocratique, en 1767-1768, et précise la
manière dont Le Mercier de la Rivière a cherché à s’approprier
l’idée de droit naturel transformée en loi naturelle. Mably comprit
en effet que ces économistes prétendaient détruire les sciences
humaines, et la politique en premier lieu : il s’agissait non plus
de débattre des lois auxquelles les citoyens donneraient leur
consentement, mais de se soumettre à la tyrannie de pseudo lois
naturelles de l’économie.
Marc Belissa intervient dans le débat récent sur la place
du droit naturel chez Mably. Depuis la conceptualisation du
« républicanisme classique » selon Pocock, des interprétations ont
voulu l’appliquer, au-delà de son ère première située en Italie, en
Angleterre et aux USA, aux Lumières françaises et à Mably en
particulier, bien que ce cadre ne leur convienne guère. L’auteur
critique méthodiquement l’opposition entre langage du droit et
celui de la vertu que des interprétations récentes ont voulu
introduire dans la pensée de Mably.
Christopher Hamel constatant le refus du droit naturel
chez les néo-républicains depuis Pocock, se propose d’examiner
leurs arguments. L’auteur commence par critiquer l’affirmation
que le droit naturel relève du libéralisme et s’oppose au républicanisme,
poursuit son examen de l’objection de l’abstraction attribuée au
droit naturel, comme à la place consentie aux droits individuels
et nous conduit à la thèse centrale du refus des droits naturels
vus en tant que contraintes constitutionnelles, qui priveraient les
individus de la délibération collective. Tous ces arguments sont
examinés d’une façon approfondie pour atteindre le cœur même
du sujet : qu’est-ce qu’un droit ? qu’est-ce que le droit naturel ?
Yannick Bosc revient sur la rupture avec le droit naturel
qui s’est produite avec le 9 thermidor an II-27 juillet 1794,
rupture qui a entraîné la sortie du principe d’une Déclaration des
droits hors du droit constitutionnel français. Il met en lumière les
arguments que les Thermidoriens, acteurs de cette expulsion,
puis à leur suite Jérémy Bentham qui séjournait en France et

7
CORPUS, revue de philosophie

son ami J-B. Say, enfin les Idéologues, ont construit pour rompre
avec le droit naturel. La démocratie est présentée comme
anarchie, afin de justifier une aristocratie des propriétaires, seuls
aptes à gouverner. Les arguments selon lesquels la Déclaration
des droits ne peut être une contrainte, mais un simple guide, et
celui de l’abstraction du droit naturel, furent introduits avec
insistance et éclairent l’examen mené dans l’article précédent par
Christopher Hamel : les sources de l’argumentaire apparaissent
là, sous nos yeux, donnant un relief particulier à cette double
enquête.

Florence GAUTHIER
Historienne,
Université Paris 7-Diderot

8
ORIGINES ET PERSISTANCE
DE L’IDÉE DES DROITS NATURELS1

1. À l’heure où s’ouvre un siècle nouveau, le statut actuel


des droits de l’homme reste assez précaire et leur avenir dans le
monde est imprévisible2. A côté des problèmes évidents de leur
application concrète en de nombreuses régions du globe,
subsistent également de réels doutes quant à la reconnaissance
par tous les peuples de l’universalité de l’idéal occidental des
droits de l’homme. Samuel Huntington, dans son Choc des
Civilisations, présente notre culture moderne des droits comme
une spécificité occidentale, sans résonance aucune pour le reste
de l’humanité3. Une autre étude contemporaine porte ce titre peu
prometteur : Les Droits de l’Homme : une construction occidentale
à l’application limitée 4. A l’extrême opposé, un rapport de

1 Ce texte a été publié dans le Northwestern University Journal of International


Human Rights, Vol. 2, April 2004 sous le titre : « The Idea of Natural
Rights-Origins and Persistence ». Il s’inspire de mes écrits antérieurs sur
les droits naturels, Brian TIERNEY, The Idea of Natural Rights : Studies on
Natural Rights, Natural Law and Church Law, 1150-1625, Eerdmans,
Grand Rapids USA/Cambridge UK, 1997. Dans les notes ci-dessous, je
renvoie à cet ouvrage pour toute référence aux sources originales des
travaux des auteurs évoqués dans cet article.
2
J’ai utilisé indifféremment les termes « droits naturels » et « droits de
l’homme ». De nos jours, on préfère l’expression « droits de l’homme », qui
dissocie les droits universels du contexte médiéval où l’idée de droit
naturel a vu le jour. Les deux termes ont toutefois la même signification.
Les droits naturels, comme les droits de l’homme, sont des droits
inhérents aux personnes, en raison même de leur humanité.
3 Samuel P. HUNTINGTON, The Clash of Civilizations, 1996.
4 Adamantia POLLS & Peter SCHWAB, Human Rights : Cultural and Ideological
Perspectives 1-18, 1979.

Corpus, revue de philosophie, n° 64, 2013. 9


CORPUS, revue de philosophie

l’UNESCO de 1947 fait observer, à propos de l’idée des droits de


l’homme, que « ses débuts, tant à l’Ouest qu’à l’Est, coïncident
avec ceux de la philosophie »5. Dans le même esprit, Nikolas
Gvosdev analyse la politique de tolérance religieuse menée par
certains empereurs chinois et mongols, y compris Gengis Khan,
comme une anticipation de la pratique moderne des droits de
l’homme6. Cependant, il serait erroné de voir une préoccupation
pour les droits chaque fois que l’on rencontre des politiques qui,
pour moralement sympathiques qu’elles puissent paraître, reposent
en fait sur de tout autres fondements. Gengis Khan était loin d’être
un précurseur des droits de l’homme ! Notre concept moderne n’a
pas existé de tous temps, ni en tous lieux ; il a, en fait, son
histoire particulière, que nous tâcherons d’explorer et qui, à ses
débuts, était bel et bien une histoire occidentale.
2. Avant de nous pencher sur les débuts de cette histoire,
mentionnons encore un aspect de la situation contemporaine.
Même dans le monde occidental, patrie originelle de la pensée
des droits naturels, il n’y a aucun consensus sur leur existence
ni sur leurs fondements et, prévaut même parfois à leur égard,
un scepticisme manifeste. Libertaires et communautaristes s’affrontent
farouchement pour défendre les mérites de leurs positions
respectives. Les hommes d’État sont obligés, pour la forme, de
mentionner l’idée des droits de l’homme, mais les philosophes
adoptent souvent une attitude plus sceptique. Alasdair MacIntyre,
par exemple, a déclaré que « ces droits n’existent pas, et y croire
revient à croire aux licornes et aux sorcières »7. Il leur préfère un
mode de pensée antérieur, qui mettait l’accent sur la recherche
de la vertu plutôt que sur l’affirmation des droits. Un autre penseur
regrette que l’importance accordée de nos jours à la question des

5 Human Rights : Comments and Interpretations, 260, UNESCO éd., 1949.


6
Nikolas K. GVOSDEV, Finding the Roots of Religions Liberty in the « Asian
Tradition », 42 J. Church and St., 507-527, 2000.
7
Alasdair MACINTYRE, After Virtue : a Study in Moral Theory, 69, 2d ed. 1984.

10
Brian Tierney

droits ait entraîné une perte d’intérêt pour le bien commun, ainsi
que l’avènement d’une société marquée par un « égoïsme corrosif 8 ».

3. Toutefois, l’objection la plus répandue aujourd’hui quant


à la pensée des droits naturels vient du relativisme culturel ou de
l’historicisme. Il y a aujourd’hui, et depuis toujours, des centaines
de sociétés humaines à travers le monde. Toutes ont des coutumes
et des valeurs différentes : en conséquence, un seul ensemble de
droits de l’homme ne peut valoir pour elles toutes. Richard Rorty
soutient ainsi que « l’histoire poursuit son cours jusqu’au bout »
et que les peuples sont irrémédiablement modelés de façon différente
par leurs diverses cultures. La seule approche historique ne peut
résoudre tous ces problèmes, qui relèvent de la philosophie
moderne et des sciences sociales, mais elle peut nous conduire à
les aborder selon une perspective différente, voire plus éclairante.

4. En présentant les origines et les premiers pas de l’histoire


de l’idée de droits naturels – en une sorte d’« Urgeschichte », ou
histoire originaire – je décrirai nécessairement une construction
occidentale. Précisons tout de suite qu’il ne sera pas question ici
du développement inévitable d’idées présentes depuis toujours dans
le psychisme occidental, ni de leur croissance quasi organique et
inscrite dans les gènes culturels occidentaux9. L’histoire occidentale
nous a offert d’autres alternatives. Platon évoquait une société idéale
sans recourir aux droits naturels. Moïse donna des commandements
aux enfants d’Israël, et non un code de droits. Selon les contextes,
l’Église chrétienne supprima ou affirma certains droits. Il n’y
avait donc rien d’inéluctable dans l’émergence d’une doctrine des
droits naturels. Pour expliquer comment cette idée apparut, nous
devons prendre en considération une série de circonstances qui
émaillèrent le cours de l’histoire occidentale, et tâcher de

8 La phrase est de Robert A. KRAYNAK, Christian Faith and Modern Democracy,


167, 2001.
9 Sur ce thème, voir les remarques pertinentes de Heiner BIELEFELDT, « Western
versus Islamic Human Rights Conceptions ? A Critique of Cultural
Essentialism in the Discussion of Human Rights », 28, Pol. Theory, 2000,
p. 90-121.

11
CORPUS, revue de philosophie

comprendre en quoi les diverses réponses qui leur furent


adressées façonnèrent ce nouveau mode de pensée.

5. En suivant cette idée, il me vint à l’esprit que les juristes


du XIIe siècle, en particulier les juristes d’Église, jouèrent un rôle
novateur important. Nous le verrons, il s’agit en partie d’un
problème de sémantique juridique : comment la « petite phrase »
de ius naturale a glissé, d’un sens objectif, vers un sens subjectif,
et comment l’ancien concept de loi naturelle a été remodelé en idée
moderne de droits naturels. Mon but est de suivre cette histoire
des origines du XIIe siècle jusqu’aux alentours de 1500, moment
où un événement imprévisible infléchit de façon décisive la pensée
des droits de l’homme pour les temps à venir. Je veux parler de
la rencontre de l’Europe avec l’Amérique et du grand débat qu’elle
déclencha parmi les érudits espagnols autour de la question des
droits des Indiens d’Amérique, en particulier chez Vitoria et Las
Casas, et, dans le camp adverse, Sepulveda. À cette époque, l’idéal
des droits de l’homme faisait à la fois l’objet de revendications
passionnées et de contestations vigoureuses. Et il en fut ainsi à
travers les siècles. Notre histoire pourra sans doute donner la
mesure de la vitalité, comme de la vulnérabilité, de cet idéal.

6. Aujourd’hui, toutefois, les historiens ne s’accordent pas


sur le problème des premières origines. Certains attribuent la
paternité de l’idée à Thomas Hobbes, d’autres, à Grotius, d’autres
encore, à Gerson. Mais le point de vue le plus généralement
accepté de nos jours semble trouver la première formulation du
concept de droits naturels subjectifs dans la philosophie nominaliste
de la fin du Moyen Age. C’est dans les nombreux ouvrages et
articles de l’universitaire français Michel Villey que cet argument
a été présenté de la façon la plus approfondie. Villey oppose l’idée
moderne de droits naturels subjectifs à la tradition plus ancienne
de droit naturel objectif. Il fait remarquer que l’expression latine
de ius naturale désignait traditionnellement une « loi naturelle »,
ou « ce qui est naturellement juste ». Or, le droit naturel subjectif
est bien différent. Selon Villey, un droit subjectif représente « une
faculté, une capacité, la liberté d’agir », ou, plus précisément,
« un pouvoir de l’individu », alors que le terme ius interprété

12
Brian Tierney

comme « loi » ou « droit objectif » caractérise une restriction de ce


pouvoir. Les deux concepts étaient donc antithétiques, radicalement
incompatibles, et Villey préférait de loin le plus ancien. Il accordait
peu d’estime à la prolifération de revendications modernes faites
au nom des droits. D’après lui, dans une culture des droits, la
justice se résume à « une simple étiquette que l’on appose à nos
propres préférences subjectives »10.
7. Selon Villey, c’est le philosophe franciscain du XIVe siècle,
Guillaume d’Ockham, qui fut le grand innovateur et le révolutionnaire
qui, le premier, créa une doctrine des droits subjectifs. Dans cette
optique, la philosophie nominaliste d’Ockham, selon laquelle
seules les entités individuelles avaient une existence réelle, mena
tout naturellement à une théorie politique individualiste. Villey
écrit donc qu’Ockham est le père des droits subjectifs et, pour
éviter toute accusation de sexisme, en vogue aujourd’hui, il
s’empresse d’ajouter que sa philosophie en est également la
mère. Plus précisément, d’après Villey, Ockham a provoqué une
« révolution sémantique » lorsque, pour la première fois, il a
associé les deux concepts ius et potestas, droit et pouvoir. Pour
Villey, cette association est une malencontreuse aberration.

8. En Amérique, Léo Strauss et le groupe d’universitaires


qu’il influençait prirent des positions à peu près semblables à
celles de Villey. Dans cette version, c’est Hobbes qui prend la
place d’Ockham dans le rôle de l’innovateur révolutionnaire, mais
Strauss met également l’accent sur l’opposition radicale entre
une doctrine plus ancienne du droit naturel, ou loi naturelle
contraignante pour l’homme, et le concept moderne de droit
naturel focalisé sur l’affirmation de soi par l’individu11. Hobbes,

10 Brian TIERNEY, voir supra note 1, p. 21, 28-30 citant Michel VILLEY, Cours
d’Histoire de la philosophie du Droit, Paris, 1963. Pour une synthèse
pratique voir Michel VILLEY, « La genèse du droit subjectif chez Guillaume
d’Occam », 9, Archives de philosophie du droit, 97-127, Paris, 1964 et La
formation de la pensée juridique moderne, Paris, Monchrestien, 1975.
11 Léo STRAUSS, Droit naturel et histoire, 1971. En dépit des affinités entre les
deux auteurs, les travaux de Strauss et Villey ont rarement été étudiés en

13
CORPUS, revue de philosophie

en effet, distinguait très précisément les deux concepts. Dans le


Léviathan, il écrit : « Il y a, entre loi et droit, toute la différence
qui sépare obligation et liberté, qui, dans un seul et même
domaine, sont en contradiction12. » Pourtant, de nombreux penseurs
de la fin du Moyen Age et de l’époque moderne considéraient que
les concepts de loi naturelle et de droit naturel s’épaulaient
mutuellement. Cela nous laisse aux prises avec un problème que
nous traiterons après avoir examiné certaines sources médiévales.

9. C’est à la lecture de Villey que la jurisprudence du XIIe


siècle m’est apparue comme source significative pour le langage
des droits naturels à venir. Villey soutient qu’Ockham est à
l’origine d’une innovation radicale et qu’il a créé « un monstre
hybride » en définissant le ius (le droit) comme pouvoir subjectif
(potestas). Mais, en fait, un tel langage était courant dans les
écrits juridiques, en particulier chez les canonistes médiévaux,
depuis plus d’un siècle avant Ockham. L’un d’eux, qui écrivait
sur le rôle des évêques élus, juste avant 1200, déclarait : « Le
pouvoir administratif qu’ils détiennent est un droit » (potestas… id
es ius). En outre, le XII e siècle offre également un contexte
historique inédit, au sein duquel l’émergence d’une idée de droits
naturels subjectifs devient intelligible. Il me semble que cette idée
est née de la conjonction entre une nouvelle période de vitalité
culturelle, et une nouvelle herméneutique, un nouvel intérêt
pour les anciens textes de la tradition juridique occidentale.
10. Le XIIe siècle fut une ère de renaissance, marquée par
un regain de vitalité dans de nombreux domaines de la vie et de
la pensée. C’est l’époque des premières grandes cathédrales gothiques
et des premières universités. De nouveaux réseaux commerciaux
se développèrent, accompagnés d’un regain d’activité urbaine. La
vie religieuse fut marquée par une nouvelle valorisation de l’être

parallèle. Pour un examen critique de ces deux auteurs, voir Luc FERRY,
Alain RENAUT, Des droits de l’Homme à l’idée républicaine, Paris, PUF,
1985, p. 47.
12 Thomas HOBBES , Leviathan, (1651) trad. de l’anglais Paris, Gallimard,
2000, I, 14, p. 230.

14
Brian Tierney

humain en tant qu’individu – de l’intention individuelle dans la


reconnaissance des péchés, dans le consentement au mariage,
dans l’examen de conscience. De plus, la vie quotidienne de
l’époque témoigne d’une vive préoccupation à l’égard des droits et
des libertés. Les rois faisaient valoir leurs droits contre les papes
trop ambitieux, et les évêques – dont le célèbre Thomas Becket –
défendaient les droits de l’Église contre la puissance des rois. La
société féodale était une architecture de droits imbriqués les uns
dans les autres, où se répondaient entre eux les droits des
seigneurs et ceux des vassaux. À l’intérieur de cette société,
nombre de nouvelles associations communales se développaient
et réclamaient, pour leurs membres, des droits et libertés spécifiques
– ainsi, les communes urbaines et les innombrables guildes de
marchands et artisans. Notre très chère Magna Carta est un
exemple bien connu, dans la tradition anglo-américaine, de cette
grande préoccupation pour les droits. La première clause de la
Magna Carta déclare que « l'Eglise d'Angleterre sera libre et jouira
de tous ses droits et libertés, sans qu'on puisse les amoindrir »13.
La suite du document vise à préciser les différents droits des
seigneurs féodaux, de leurs vassaux, des marchands, et parfois
même de tous les hommes libres d’Angleterre. Le souci des
droits, néanmoins, n’était pas un phénomène spécifiquement
anglais. Des chartes similaires virent le jour dans d’autres pays,
et, l’année même où la Magna Carta fut promulguée, un influent
canoniste de Bologne écrivait : « Nul ne doit être privé de son droit,
sauf s’il a commis un très grave délit »14.
11. Dans le cadre de notre enquête, le trait le plus important
de cette renaissance du XIIe siècle est le renouveau considérable
des études juridiques, d’abord concentré à Bologne, en Italie.
Une nouvelle culture vit ainsi le jour, après des siècles de quasi-
anarchie. Les hommes du Moyen Age accordaient de la valeur à

13
James Clark HOLT, Magna Carta, Cambridge, 1992, p. 449.
14 Cette phrase est tirée de la Glose Ordinaire du Decretum Gratiani par
Johannes Teutonicus, in Decretum Gratiani… Una Cum Glossis, gloss ad
Dist. 56 c. 8, Venise, 1600.

15
CORPUS, revue de philosophie

leurs droits, mais, vivant une époque encore turbulente, ils


ressentaient aussi le besoin d’un système juridique plus adéquat.
Tout d’abord, autour de 1100, tout le corpus du droit romain fut
récupéré. Puis une codification du droit de l’Église fut effectuée,
dans le fameux Decretum Gratiani (Décret de Gratien, v. 1140),
ouvrage dont l’influence fut immense. Le droit canon peut paraître
un sujet d’étude moyennement passionnant pour la plupart des
lecteurs modernes, mais les canonistes du XIIe siècle étaient loin
de se limiter à la simple exposition d’un corpus figé de normes
ecclésiastiques. Ils s’étaient engagés dans une grande entreprise : la
création d’une nouvelle structure, totalement inédite, de jurisprudence
universelle pour l’Église. Le Decretum Gratiani n’était pas un
simple recueil de lois et règlements. Il remontait aux Pères de
l’Église et aux premiers conciles, et présentait la vie juridique de
l’Église dans le monde depuis mille ans, le tout regroupé en un
seul volume, accompagné de commentaires critiques. Les
intellectuels médiévaux trouvèrent ce travail fascinant et allèrent en
masse l’étudier dans les grandes écoles de droit de Bologne.
Bientôt des douzaines, puis des centaines de commentaires du
Decretum furent rédigés – la plupart, non publiés et uniquement
accessibles sous forme de manuscrits médiévaux.
12. Bien évidemment, les droits que j’ai mentionnés jusqu’à
présent – comme ceux qui figurent dans la Magna Carta – concernaient
des personnes et des classes particulières. Il nous reste à comprendre
pourquoi ce furent précisément les canonistes médiévaux, qui, entre
tous, s’intéressèrent les premiers aux droits naturels15. Cela se
produisit de la façon suivante : les tout premiers chapitres du
Decretum présentaient des textes où figuraient plusieurs
usages différents du terme ius naturale, usages qui semblaient
parfois se contredire. Ainsi, Gratien lui-même écrivait qu’en vertu
de la loi naturelle, toute propriété était commune. Ensuite, il
ajoutait que toute loi humaine qui allait à l’encontre de la loi
naturelle était nulle et non avenue. Comment expliquer et justifier

15 Pour les textes canoniques mentionnés dans l’argumentaire qui suit, voir
TIERNEY, Studies on Natural Rights, op. cit., p. 58-69.

16
Brian Tierney

alors l’existence de la propriété dans le monde réel, en vertu de la


loi humaine ? Les premiers commentateurs s’aperçurent rapidement
que, dans des contextes différents, le terme ius naturale recouvrait
différentes acceptions. Le plus grand d’entre eux, Huguccio
(v. 1190), expliquait à ses étudiants : « Les exemples de ius
naturale cités ci-dessous ne font pas tous référence à la même
acception du ius naturale… Mais, pour éviter de semer la
confusion dans l’esprit de quelque idiot, je vais diligemment
expliciter chacun d’eux ». Et c’est ce qu’il fit, longuement.
13. L’important, pour nous, est que les juristes, en explorant
les différents sens possibles du ius naturale, ont trouvé une
nouvelle signification qui n’apparaissait pas vraiment dans leurs
anciens textes. Abordant ceux-ci avec, à l’esprit, leur nouvelle
culture fondée sur l’individu et ses droits, ils y ajoutèrent une
nouvelle définition. Ils définirent parfois le droit naturel dans un
sens subjectif comme un pouvoir, une force, une capacité ou une
faculté inhérente aux êtres humains, sans pour autant que cela
ne détermine immédiatement une doctrine de droits spécifiques.
Lorsque les canonistes, dans leurs écrits, évoquaient le ius naturale
comme une faculté ou un pouvoir, ils désignaient avant tout une
capacité, enracinée dans la raison humaine et le libre arbitre, à
discerner ce qui était juste et à agir en conséquence. Cependant,
l’ancien concept de droit naturel acquérant ainsi une dimension
subjective, il devenait facile d’établir des règles de conduite
prescrites par la loi naturelle, de même que ce que nous
appelons droits naturels, c’est-à-dire les revendications et les
pouvoirs licites inhérents aux individus. Et en effet, les
canonistes commencèrent bientôt à débattre dans ce sens et à
déterminer ces droits, dont le premier, très radical, était le droit
des indigents à subvenir à leurs besoins vitaux, même si cela
signifiait s’approprier le superflu des riches16.

16 Sur la persistance de cette doctrine, voir S. G. SWANSON, « The Medieval


Foundations of John Locke’s Theory of Natural Rights : Rights of
Subsistence and the Principle of Extreme Necessity », 18, Hist. Pol.
Thought, 1997, p. 399-459.

17
CORPUS, revue de philosophie

14. En présentant des définitions subjectives du ius naturale,


les canonistes n’abandonnaient pas l’ancienne signification de
justice naturelle de ce terme, mais ils commençaient à comprendre
qu’un concept adéquat de justice naturelle se devait d’inclure un
concept de droits individuels. En revanche, leur doctrine ne
prônait pas pour autant un individualisme égoïste. Après tout,
les premiers mots du Decretum, leur grand livre de droit,
n’étaient-il pas une reformulation de la Règle d’Or : « Fais à
autrui ce que tu voudrais qu’il te fasse » ? Par ailleurs, ces
canonistes n’opposaient pas les valeurs individuelles aux valeurs
de la communauté. Ils auraient pu tomber d’accord avec Jacques
Maritain, philosophe moderne, pour qui « rien n’est plus illusoire
que d’opposer le problème de la personne à celui du bien commun17. »
Maritain, qui perçoit une relation d’« implication mutuelle » entre
l’individu et la communauté, fonde cet argument sur une théorie
métaphysique complexe 18. Or, les canonistes n’étaient pas
métaphysiciens, mais juristes : ils menèrent donc des réflexions
longues et ardues – sans ouvertement philosopher – sur les
multiples formes de vie collective qui se développaient dans leur
société et ils élaborèrent une subtile et complexe théorie
juridique des structures collectives, qui permettait le jeu des
droits individuels au sein des corps collectifs19.

15. Deux autres développements importants de la pensée


du droit virent le jour au XIIIe siècle. Vers la fin du siècle, les
juristes commencèrent à débattre du fait que le droit de
comparaître et de se défendre soi-même devant un tribunal –
autrement dit, le droit à un procès en règle – ne dépendait pas
simplement du droit civil de certaines nations spécifiques, mais
était fondé sur le droit naturel universel. Ils soutenaient que, de
même qu’il y avait un droit naturel d’autodéfense contre les

17 Jacques MARITAIN, La personne et le bien commun, Paris, Desclée de


Brouwer, 1947.
18
Utilisant le langage aristotélicien de la matière et de la forme, MARITAIN
distinguait « individualité matérielle » et « personnalité spirituelle », Ibid.
19
Brian TIERNEY, Foundations of the Conciliar Theory, Cambridge, 1955, p. 100-108.

18
Brian Tierney

agressions physiques, il devait exister un droit de légitime


défense contre les attaques en justice20.

16. Le second développement propre au XIIIe siècle concernait


un problème évoqué plus haut et récurrent dans les discussions
sur les droits naturels : la revendication des droits naturels est-
elle spécifique à la culture occidentale, ou ces droits appartiennent-
ils – ou devraient appartenir – à tous les peuples ? Au milieu du
XIIIe siècle, le pape Innocent IV, grand canoniste à part entière,
dut faire face à un problème similaire. Il posa la question de
savoir si les droits fondamentaux à la propriété et à la création de
gouvernements légitimes n’appartenaient qu’aux peuples chrétiens
ou si même les infidèles – il pensait avant tout aux Musulmans –
pouvaient également jouir de ces droits. Les plus extrémistes des
partisans du pape soutenaient que, puisque ce dernier était le
représentant de Dieu sur terre, il était le seigneur du monde
entier et que, par conséquent, la propriété et la juridiction légitimes
étaient l’apanage de ceux qui reconnaissaient son autorité.
Innocent IV était lui-même un ardent défenseur du pouvoir
papal, mais n’allait pas aussi loin et, citant les évangiles : « Aimez
vos ennemis et priez pour vos persécuteurs, afin de devenir fils
de votre Père qui est aux cieux, car il fait lever son soleil sur les
méchants et sur les bons… Regardez les oiseaux du ciel : ils ne
sèment ni ne moissonnent ni ne recueillent en des greniers et
votre Père céleste les nourrit21 » il déclara en conséquence : « la
propriété, la possession et la juridiction peuvent légalement
appartenir aux infidèles… car ces choses furent créées, non
seulement pour les fidèles, mais pour toute créature douée de
raison22. » Le texte d’Innocent survécut à son auteur de façon
significative. Il fut souvent cité dans les divers commentaires du

20 Sur ce développement, voir Kenneth PENNINGTON, The Prince and The Law,
1200-1600 : Sovereignty and Rights in the Western Legal Tradition, Univ. of
California Press, 1993.
21
MATHIEU, 5, 45 et 6, 26, Bible de Jérusalem, Ed. du Cerf, 2000.
22 INNOCENT IV, Commentaria Innocentii… Super Libros Quinque Decretalium,
Com. Ad 3. 34. 8, Frankfurt, 1570.

19
CORPUS, revue de philosophie

droit canon et finalement adopté par les théologiens du XVIe


siècle qui défendaient les droits des Indiens d’Amérique contre
leurs conquérants espagnols.
17. Avant de prendre congé des canonistes médiévaux,
nous devons considérer un dernier aspect très important de leur
pensée. En examinant les vues de Villey et Strauss, j’ai soulevé
un problème inhérent à leurs interprétations de la loi naturelle et
des droits naturels. Si, comme le soutient Villey, le ius naturale,
dans son sens classique, restreignait le pouvoir, il ne pourrait
pas, sans déclencher une révolution sémantique, définir également
le droit ou le pouvoir subjectif propre aux individus, que nous
rencontrons chez Ockham. Dans un style plus mordant, Hobbes
parvenait aux mêmes conclusions : « La loi est une contrainte ; le
droit est la liberté, ils sont contraires l’un à l’autre23 ». Bien sûr,
nul ne peut tirer une liberté d’une contrainte24 et les deux
concepts semblent lui « irréconciliables ». Pourtant, nombre de
penseurs médiévaux et modernes ont traité la doctrine des droits
comme un développement légitime de principes toujours inhérents
à la tradition de la loi naturelle.

18. L’explication se trouve dans un autre aspect de


l’enseignement du ius naturale par les canonistes. Adaptant une
doctrine du droit romain selon laquelle la loi peut être permissive
tout en restant pertinente, ils purent arguer que la loi naturelle
ne se bornait pas, elle non plus, à des limitations de pouvoir, des
ordres et des interdictions ; elle pouvait également définir un
espace de permissivité où les individus étaient libres d’agir
comme ils le voulaient. Selon une de leurs définitions, le ius
naturale pouvait signifier : « ce qui est autorisé et approuvé, bien
que n’étant ordonné ni interdit par aucune loi ». Huguccio utilisa
ce concept de loi naturelle permissive pour justifier l’existence de la

23 HOBBES, Léviathan, (1651) trad. de l’anglais, Paris, Gallimard, 2000, I, 14,


Différence entre droit et loi, p. 231.
24 Ni bien sûr, une contrainte d’une liberté, comme le soulignent certains
universitaires qui affirment que Hobbes a déduit la loi naturelle du droit
naturel.

20
Brian Tierney

propriété privée. Comme de nombreux textes du Decretum l’affirmaient,


la propriété commune était, en effet, incluse dans le ius naturale,
mais, d’après Huguccio, uniquement en tant que permission, et
non en tant qu’ordre de la loi naturelle. Dans cette optique, les
hommes étaient libres de s’arranger autrement, y compris d’établir
des droits de propriété privée. Les canonistes dégageaient, pour
ainsi dire, un espace de liberté individuelle où les droits
pouvaient être exercés dans le cadre de l’ancien ius naturale25.

19. Il reste encore une page d’histoire à écrire sur l’idée de


loi naturelle permissive comme terreau des droits naturels. L’idée
persista pendant plusieurs centaines d’années après le XIIe siècle,
dans les écrits de Vitoria, Suarez et Grotius. Locke, à son tour, fit
référence aux « permissions de la loi de la nature ». Les juristes
du XVIIIe siècle poursuivirent le débat. Selon Christian Wolff :
« on trouve la loi de la nature pertinente lorsqu’elle nous
commande d’agir, prohibitive lorsqu’elle nous interdit d’agir, et
permissive lorsqu’elle nous donne le droit d’agir26 ». Huguccio aurait
très bien compris cela. Emmanuel Kant lui-même invoquait la loi
naturelle permissive pour expliquer l’origine de la propriété
individuelle.

20. Revenons-en à nos canonistes. Il serait erroné d’affirmer


que leurs gloses, éparpillées ça et là, aient présenté une théorie
cohérente des droits naturels. En effet, ce que les Décrétistes
accomplirent était tout autre chose : ils élaborèrent un langage
au sein duquel les générations suivantes de penseurs purent
exprimer une doctrine des droits. Leurs définitions du ius comme
« faculté » ou « pouvoir » furent souvent répétées par les juristes
et théoriciens politiques, jusqu’à l’époque de Grotius. Qui plus
est, dès 1300, certains droits naturels vinrent à être reconnus :
le droit des indigents dont j’ai déjà parlé, le droit à l’autodéfense

25 Sur la doctrine canonique de la loi naturelle permissive et son histoire


subséquente, voir Brian TIERNEY, Permissive Natural Law and Property :
Gratian to Kant, 62, J. Hist. Ideas, 2001, 381.
26 Christian WOLFF , Principes du droit de la nature et des gens (1750),
Extraits traduits du latin et publiés par Formey, Amsterdam, 1758.

21
CORPUS, revue de philosophie

contre les agressions physiques ou devant un tribunal, les droits


du mariage, et même les droits accordés aux infidèles. Mais ce
n’était qu’un début. Il n’y avait aucune certitude que la doctrine
persisterait et deviendrait explicite dans le cadre de la théorie
politique occidentale. Il se présenta pourtant de nouvelles
circonstances, dans lesquelles le langage juridique consacré aux
droits fut préservé et se développa.
21. L’autre contexte à considérer, l’autre circonstance, est
la grande querelle, qui éclata au début du XIVe siècle, entre le
pape et les dirigeants de l’ordre franciscain, au sujet de la
pauvreté et de la propriété chez les Franciscains. Le litige provint
de ce que ces derniers déclarèrent avoir abandonné toute
propriété « individuelle ou commune » et tout droit à user de la
propriété, ne s’autorisant qu’un simple « usage fonctionnel » des
choses. Les Franciscains affirmaient en outre qu’en vivant ainsi,
ils imitaient fidèlement le parfait mode de vie évangélique du
Christ et des premiers apôtres. Pour des raisons encore floues à
ce jour, le pape Jean XXII décida de condamner cette doctrine.
Peut-être voyait-il bien que, si les Franciscains disaient vrai,
l’Église n’avait alors jamais respecté le mode de vie évangélique,
car elle avait toujours possédé des biens. Quelles que furent ses
motivations, le pape décréta en 1323 qu’il serait dorénavant
considéré comme hérétique d’affirmer que le Christ et les apôtres
ne possédaient rien, ou qu’ils n’avaient aucun droit d’usage sur
les choses qu’ils utilisaient. Dans un autre décret dirigé contre
les Franciscains, le pape expliqua qu’on ne pouvait jamais rien
utiliser de façon juste, sans en avoir le droit d’usage. Les propos
du pape annonçaient avec certitude que l’idée du droit serait
centrale dans le débat qui allait suivre.
22. C’est cette querelle qui inspira tous les écrits politiques
de Guillaume d’Ockham. En 1328, il rejoignit un groupe de
dissidents franciscains qui refusaient d’accepter les décrets du
pape, et déversa ensuite un flot d’écrits qui défendaient les positions
franciscaines et attaquaient le pape. Comme Villey l’affirme, ces
travaux contribuèrent de façon significative au développement de
l’idée des droits naturels. Toutefois, ce n’était pas pour une

22
Brian Tierney

révolution sémantique qu’Ockham s’embarquait : il ne faisait que


perpétuer une tradition bien établie de discours juridique, mais
de façon nouvelle et intéressante. Dans ses écrits polémiques,
Ockham ne se référait pas à sa philosophie nominaliste, mais
s’appuyait sur de nombreuses citations de textes canoniques
plus anciens. Pour répondre à l’argument du pape, selon lequel il
n’y avait pas d’usage juste sans droit d’usage, Ockham reprit
celui des canonistes sur le droit naturel aux biens de première
nécessité. Le droit auquel les Franciscains avaient renoncé,
avançait-il, concernait n’importe quelle forme de droit sur terre,
tel le droit de poursuivre quelqu’un en justice ou celui de
posséder des biens. Mais il existait également un droit naturel,
commun à tous les hommes, dérivé de la nature elle-même et
non d’une loi humaine, un droit auquel personne ne pouvait
renoncer : celui-là même qui permettait à chacun de faire usage
de ce qui lui est nécessaire pour se maintenir en vie. En vertu
d’un tel droit, selon Ockham, les frères pouvaient en user de
façon juste, sans qu’aucune loi humaine ne le leur ait conféré :
« Les frères ont bel et bien un droit, écrivait-il, c’est-à-dire un
droit naturel »27.
23. Ockham ne fit usage de l’idée de droit naturel, me semble-
t-il, qu’en réponse aux vigoureux arguments de Jean XXII. Puis,
l’ayant ainsi utilisée dans son premier ouvrage polémique, le
grand potentiel de cette idée lui sauta aux yeux. Dans ses œuvres
ultérieures, Ockham ajouta, à sa défense de la pauvreté franciscaine,
des attaques de grande envergure contre la doctrine de l’absolutisme
papal, prêchée par les partisans du pape, et, ce faisant, il parvint
à faire de l’idée ancienne de liberté chrétienne des Écritures un
argument en faveur des droits naturels. Selon les Écritures, il
s’agissait « d’une loi de liberté parfaite », mais, d’après Ockham,
si le pouvoir du pape était vraiment absolu, le peuple chrétien serait
réduit à un état de servitude misérable. Pour justifier la limitation de
son pouvoir, il rappela au pape que tous les gouvernements justes

27 Pour un examen plus détaillé de l’argumentaire d’Ockham, voir TIERNEY,


The Idea of Natural Rights, op. cit., p. 118-130.

23
CORPUS, revue de philosophie

n’existaient que pour le bien commun, mais il évoqua également à


plusieurs reprises les droits naturels individuels des sujets, « les
droits et libertés accordés par Dieu et la nature »28. C’était sans
doute la première fois que l’idée de droits naturels était utilisée
pour défier les revendications d’un gouvernement absolutiste.
24. Je ne mentionnerai qu’un dernier personnage médiéval,
le grand théologien français Jean Gerson, qui écrivait aux
alentours de 1400 à l’époque du mouvement conciliaire pour la
réforme de l’Église. La définition que donna Gerson des droits
comme « facultés ou pouvoirs appartenant à chacun en vertu de
la juste raison » eut une grande influence, il en déduisit un droit
naturel d’autodéfense contre la tyrannie d’un pape, ainsi qu’un
droit naturel de liberté, par lequel tout Chrétien pouvait chercher
son propre salut, au sein même d’une Église corrompue. Mais,
Gerson prônait également un idéal de l’Église, qu’il voyait comme
une communauté organique ordonnée ou un corps mystique
dans le langage théologique. Il ne lui vint jamais à l’esprit
d’opposer les droits individuels, aux valeurs de la communauté
qu’il chérissait autant les uns que les autres.

25. Dans les années 1500, la tradition des droits naturels


était donc relativement ancienne et assez largement diffusée.
C’est alors qu’elle s’affaiblit et faillit disparaître. Les débats sur
les droits naturels, qui avaient lieu à l’époque, dans les écoles de
Paris, regorgeaient de subtilités métaphysiques, mais n’avaient
plus rien à voir avec les problèmes de la vie réelle. De brillants
intellectuels se livraient à de brillantes joutes intellectuelles et ne
semblaient débattre que pour le plaisir de débattre. Par exemple,
le débat récurrent à cette époque, puis à nouveau au XVIIe siècle,
portait sur la question de savoir si le droit à la propriété
– dominium – venait de la loi naturelle ou de la loi civile. Lorsque
Jean Mair, maître de théologie réputé à Paris, exposa cette
question vers 1500, il inspira un grand coup, pour ainsi dire, et
déclara à ses étudiants que, pour commencer, il fallait considérer

28
Ibid, p. 182-193.

24
Brian Tierney

huit types de dominium : le dominium des bénis, le dominium des


damnés, le dominium originel, le dominium naturel, le dominium
gratuit, le dominium évangélique, le dominium civil et le dominium
canonique29. Les étudiants furent sans doute très impressionnés,
voire stupéfaits. Pourtant, Jean Mair était encore simple pour
son temps alors que son contemporain, Conrad Summenhart, ne
distinguait pas moins de vingt-trois types de dominium différents,
chacun associé à des droits. Le débat s’éternisait et, de
distinctions en sous-distinctions, s’éloignait de plus en plus des
préoccupations du monde réel.

26. C’était typique de cette vieille et poussive scolastique


médiévale que les moqueries des humanistes de la Renaissance
visaient d’ailleurs à éradiquer et ils auraient bien pu atteindre
leur but ! Les scolastiques tardifs, comme Jean Mair, vivaient
dans le monde de Machiavel et des « nouvelles monarchies », une
époque où l’on accordait plus d’importance à l’ordre dans le
gouvernement qu’aux droits individuels. Leurs contemporains
humanistes se tournèrent vers la Grèce et la Rome antiques ; ils
y trouvèrent des arguments en faveur de la monarchie, des
gouvernements mixtes et du républicanisme classique, mais rien
concernant les droits naturels. Il était parfaitement possible
d’élaborer des théories politiques cohérentes sans ce concept et
c’est ce que firent nombre d’écrivains de la Renaissance. Il n’y a
pas davantage de droits naturels dans l’Utopia de Thomas More
que dans la République de Platon. La doctrine des droits naturels,
réduite à un jeu de mots de scolastique tardive, à mille lieues de
la vie réelle, aurait pu être entièrement balayée dans le nouveau
monde de la Renaissance humaniste.
27. Toutefois, un événement imprévu changea la donne, la
découverte de l’Amérique par l’Europe. Les abstractions du discours
scolastique gagnèrent soudain en pertinence face à l’ampleur
d’un nouveau problème mondial : les justifications possibles du
colonialisme et la question des droits des peuples indigènes. Il

29
Jean MAIR, In quartum sententiarum quaestiones, Paris, 1519, Dist. 15 q. 10.

25
CORPUS, revue de philosophie

s’éleva un grand débat en Espagne à nouveau centré sur le concept


de droits naturels. Ces droits pouvaient-ils être universels ?
Existait-il, au contraire, des esclaves « par nature » comme Aristote
l’avait enseigné ? Les droits étaient-ils l’apanage des peuples
civilisés, tels les Espagnols, ou concernaient-ils également les
idolâtres, les cannibales et même les sauvages nus ?

28. Contraint de me limiter à un seul participant de ce débat,


je choisis le plus passionné et prolifique d’entre eux, Bartolomé de
las Casas, le grand défenseur des Indiens30. Dans une phrase
célèbre, Las Casas déclara : « toutes les races humaines n’en font
qu’une ». Partant de cette conviction, il réclama les droits humains
pour les Indiens : le droit à la liberté, le droit de propriété, le
droit d’autodéfense et le droit de former leur propre gouvernement.
Las Casas écrivit de nombreux ouvrages consacrés à la défense des
Indiens et sa pensée la plus intime tient en une seule phrase
tirée de l’un d’eux : « Ils sont nos frères et le Christ est mort pour
eux ». Bien qu’animé d’un profond engagement religieux, il
éprouvait également le besoin de défendre les droits des Indiens au
nom de la raison et de la loi, de façon à interpeller le plus grand
nombre et son œuvre est particulièrement intéressante dans ce
contexte, car il faisait ouvertement et fréquemment appel à la
tradition juridique, qui étayait les premières théories consacrées
aux droits naturels. Il reprit ainsi une vieille maxime des juristes
médiévaux : le « quod omnes tangit… », « ce qui concerne tout le
monde doit être approuvé par tous » et l’utilisa pour prouver que
la domination espagnole en Amérique ne pouvait être légitime que
si les Indiens y consentaient, car la question les « concernait » en
effet. L’originalité de l’argument de Las Casas tenait en ce
qu’il l’appliquait à chaque Indien individuellement. Lorsque le
droit naturel de liberté était en jeu, l’approbation de la majorité
ne pouvait porter préjudice aux droits des individus en minorité
qui la refusaient. Les revendications des dissidents minoritaires
devaient être respectées. Il s’agissait là d’une doctrine radicale

30 LAS CASAS, Apologetica Historia Sumaria, (1967), Mexico, 1992, cité dans
TIERNEY, The Idea of Natural Rights, op. cit., p. 273.

26
Brian Tierney

des droits naturels individuels. À une autre occasion, Las Casas


déclara, en mêlant un texte du Decretum Gratiani avec un autre
de Saint Thomas d’Aquin : « la liberté est un droit qui est en
l’homme depuis les origines ».

29. Las Casas présenta également un argumentaire détaillé


contre la doctrine d’Aristote sur l’esclavage naturel, doctrine
ravivée et défendue par Sepulveda, l’un de ses principaux
adversaires dans le débat sur les Indes. Pour Sepulveda, il était
clair que les Indiens étaient des barbares et il rappela que, selon
Aristote, tous les barbares étaient des esclaves par nature. Las
Casas lui répondit en distinguant différentes significations du
mot « barbare ». Il pouvait désigner toute personne cruelle et sans
pitié, mais alors les Espagnols étaient plus barbares que les
Indiens. Ceux qui ne comprenaient pas la langue des autres
pouvaient également être qualifiés de barbares, et dans ce cas les
Espagnols n’étaient pas moins barbares que les Indiens. Parfois,
la catégorie de « barbare » s’appliquait aux peuples non chrétiens,
mais, en se référant aux grandes civilisations antiques de la Grèce
et de Rome, elle n’entraînait pas nécessairement l’esclavage
naturel. Enfin, Las Casas mentionna un cas, rare, qui pouvait
correspondre aux esclaves par nature d’Aristote : les hommes
sauvages vivant seuls dans les forêts et les montagnes, comme
des bêtes, hors de toute société organisée. Las Casas acheva son
argumentaire par cette conclusion frappante : même de tels
individus, même cette classe d’êtres dégradés ne sont pas
entièrement dépourvus de droits et, pour être plus précis, ils ont
droit à la bonté fraternelle et à l’amour chrétien : il présentait là
une véritable doctrine des droits de l’homme.
30. Les écrits des néo-scolastiques espagnols insufflèrent
une vie nouvelle à l’idée de droit naturel. Dans les siècles qui
suivirent l’idée fit son chemin et s’épanouit de plus belle. De
nouvelles circonstances se présentèrent, de nouvelles situations
permirent à l’idée de trouver de nouvelles applications comme les
guerres de religion en Europe, la guerre civile anglaise, puis les
Révolutions américaine et française. Mais après cet apogée,
l’enthousiasme pour les droits naturels retomba une fois de plus.

27
CORPUS, revue de philosophie

Pour Jérémy Bentham, toute cette histoire de droit naturel était


« une absurdité montée sur des échasses » ! Sous les assauts du
positivisme légal, du relativisme culturel et du formidable défi
qu’était le marxisme, la plupart des juristes et philosophes
abandonnèrent l’idée des droits naturels. Cependant, au lendemain
de la seconde Guerre Mondiale, notre époque connut enfin un
important renouveau de l’idéal des droits de l’homme universels.
Pour un moment au moins le relativisme culturel, simpliste,
semblait impuissant face aux maux impensables du régime nazi.
31. Mais alors, comme cela est fréquent dans l’histoire, de
nouvelles objections s’élevèrent. Des philosophes sceptiques ne
manquèrent pas de nous rappeler qu’il n’existe en réalité aucune
nature humaine universelle, aucune « essence » de l’humanité où
les droits de l’homme pourraient trouver leur source, comme le
fit Richard Rorty. C’est ainsi que nous nous sommes retrouvés
dans la situation problématique que j’ai décrite au début de cette
étude. Cependant, notre « Urgeschichte », notre histoire originaire,
peut sans doute nous aider. La les sources anciennes suggèrent
que l’idée de droits naturels n’a jamais obligatoirement dépendu
d’une quelconque théorie métaphysique essentialiste, aujourd’hui
obsolète. Pour Huguccio, Ockham ou Gerson, comme plus tard
pour John Locke, il suffisait que les êtres humains soient dotés
de caractéristiques communes31. Dans toutes les sociétés, les gens
ont toujours indubitablement préféré la vie à la mort, la liberté à
la servitude, l’alimentation à la famine, la dignité à l’humiliation
et les revendications des droits de l’homme sont une façon
d’attirer l’attention sur ces besoins et ces aspirations que les
êtres humains partagent.
32. Notre histoire peut également nous enseigner à mieux
apprécier la grande variété de situations dans lesquelles une
doctrine du droit peut prendre racine et s’épanouir. La société
médiévale était chrétienne et occidentale, mais à bien des égards,

31 Alison RENTELN fait remarquer que le relativisme anthropologique n’exclut


pas la possibilité de valeurs universelles interculturelles, International
Human Rights : Universalism versus Relativism, 1990, p. 98.

28
Brian Tierney

elle ressemblait davantage à une société d’un pays actuel en voie


de développement qu’à un pays industriel moderne. Les auteurs
médiévaux nous apprennent encore que les valeurs individuelles
et celles de la communauté n’ont pas à s’opposer et peuvent
même donner lieu à une synthèse, voire à une synergie. Les
hommes du Moyen Age semblent avoir intuitivement compris que
les individus s’épanouissent mieux dans une société saine et les
premières théories du droit ne s’opposaient pas nécessairement
aux valeurs communautaires des sociétés traditionnelles.
33. La reconnaissance plus large des droits de l’homme et
leur application effective ne sont ni inévitables ni impossibles à
l’avenir. L’histoire nous met face à des circonstances diverses et
le résultat dépend de notre manière d’y répondre. Il est vrai que
l’idée des droits de l’homme est occidentale, mais cela ne veut
pas dire qu’elle soit nécessairement étrangère aux autres. Le
tableau présenté par Huntington de cinq civilisations totalement
indépendantes, semble extrêmement simpliste en ces temps de
mondialisation et certains phénomènes culturels modernes sont
devenus universels. La technologie moderne est une création
occidentale, le produit de plusieurs siècles d’un développement
typiquement occidental, mais elle a été acceptée avec empressement
dans toutes les parties du monde. Un pêcheur malais préfère
installer un moteur hors-bord sur sa barque plutôt que de
s’exténuer à ramer ; peu lui importe qu’il provienne d’une
civilisation étrangère. Il est certes plus difficile de répandre des
idées et des idéaux que d’exporter des objets, cependant, les plus
anciennes civilisations orientales ont été en partie modelées par
des influences extérieures à l’époque moderne, y compris au
niveau de la pensée et de la pratique politique. C’est de l’Occident
que la Chine importa le marxisme, et les systèmes constitutionnels
indiens et japonais proviennent respectivement de Grande-
Bretagne et des États-Unis. D’autre part, toutes les grandes
religions du monde enseignent le respect de la valeur et de la
dignité de la vie humaine, qui sont les seuls véritables fondements
de la doctrine des droits universels. Il est alors possible de
transposer les normes éthiques d’autres cultures dans l’idiome
occidental des droits de l’homme, cela pourrait même profiter à
29
CORPUS, revue de philosophie

l’espèce humaine. Nous autres occidentaux exagérons peut-être


la gamme des droits qui devraient être considérés comme
véritablement universels et nous ne pouvons pas, bien sûr,
« étiqueter » nos préférences occidentales et les appeler toutes
« droits universels ». Toutefois, si nous continuons à porter dans
nos cœurs les quelques droits fondamentaux, qui répondent
réellement aux besoins communs de tous les hommes, nous
pouvons espérer améliorer, dans une certaine mesure, la
condition humaine pour les siècles à venir.
Brian TIERNEY*
Traduction de Maxime Shelledy

* Professeur émérite « Bryce et Edith Bowmar » d’études humanistes,


Université de Cornell, USA.

30
ÉLÉMENTS
D’UNE HISTOIRE DU DROIT NATUREL :
À PROPOS DE LÉO STRAUSS,
MICHEL VILLEY ET BRIAN TIERNEY

Pour la divinité, tout est beauté, vertu,


justice. Ce sont les hommes qui ont conçu
le juste et l’injuste »
Héraclite d’Ephèse

On peut dater de l’après Seconde Guerre Mondiale un


renouveau d’intérêt pour le droit naturel, né au XIIe siècle et si
prégnant à l’époque moderne, mais qui, brutalement, disparut au
lendemain de l’échec de la Révolution française comme « révolution
des droits de l’homme et du citoyen ». Ce renouveau de l’après-
guerre fut porté par le Conseil national de la Résistance, qui
réintroduisit, dans la Constitution française de 1946, la Déclaration
des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Ce renouveau prit
une ampleur mondiale avec la création de l’ONU et le vote de la
Déclaration universelle des droits de l’homme, en 1948.
Toutefois, l’histoire du droit naturel n’était pas facile à atteindre,
à cause de cette longue éclipse dont il fallait démêler les raisons.
Dans l’histoire de la France, la référence au droit naturel dans le
droit constitutionnel fut expulsée depuis la Constitution de 1795.
L’idée de droit de l’homme, mais déconnectée du droit naturel,
réapparut avec la création de la Ligue des droits de l’homme en
1898. Or, ce qui retient l’attention, ici, c’est précisément l’histoire
du droit naturel.
En tant qu’historienne, je me suis intéressée à retracer son
histoire à l’époque des Révolutions de France et de Saint-Domingue/
Haïti, ce qui m’a permis de remonter jusqu’aux Humanistes de la

Corpus, revue de philosophie, n° 64, 2013. 31


CORPUS, revue de philosophie

Renaissance espagnole, qui développèrent une théorie des droits


naturels à l’échelle mondiale. Récemment, j’ai pris connaissance
des travaux de l’historien du Moyen-âge, Brian Tierney, qui a mis
en lumière la date de naissance de la « petite phrase », droit naturel.
Actuellement, l’intérêt1 pour ce champ de recherche s’élargit,
ce qui m’a incitée à étudier ces trois auteurs, Léo Strauss, Michel
Villey et Brian Tierney, afin de contribuer à préciser la définition
même des termes droit naturel. Il apparaît en effet que les
définitions données à ces termes se révèlent, actuellement, si
diverses, qu’il est devenu nécessaire de s’entendre sur ce dont
on parle.

Le droit naturel chez Léo Strauss :


une définition contradictoire
Dans ses conférences de 1949, Léo Strauss donne au droit
naturel une définition d’une remarquable pertinence, qu’il partage
avec sa génération formée en Allemagne, et pensée autour des
questions suivantes : quelle est la source du droit ? l’idée de
nature, la loi (ou convention ou coutume) ? Mais la loi n’en vient-
t-elle pas à évincer la nature ? Par ailleurs, la nature ignore la
justice, c’est l’humain qui conçoit le juste et l’injuste.
Le droit naturel est ainsi défini comme la pensée critique,
qui suit le cri de celui qui subit une injustice et qui conteste
l’autorité. Léo Strauss voit dans la distinction entre raison et

1
En ce qui concerne l’état des connaissances sur la question du droit
naturel, en particulier à l’époque de la Révolution française voir Florence
G AUTHIER , Triomphe et mort du droit naturel en révolution, 1789-1795-
1802., Paris, PUF, 1992 ; L’Aristocratie de l’épiderme. Le combat des
Citoyens de couleur sous la Constituante, 1789-1791, Paris, CNRS, 2007 ;
Marc B ELISSA , Fraternité universelle et intérêt national, 1713-1795. Les
cosmopolitiques du droit des gens, Paris, Kimé, 1998 et Repenser l’ordre
européen. 1795-1802, Kimé, 2006 ; les publications du collectif l’Esprit des
Lumières et de la Révolution, coordonné par Marc BELISSA, Yannick BOSC,
Florence GAUTHIER, Républicanismes et droit naturel. Des Humanistes aux
Révolutions des droits de l’homme et du citoyen, Paris, Kimé, 2009 et son
site : www.revolution-francaise.net.

32
Florence Gauthier

autorité, la possibilité d’une pensée critique, ou philosophique, et


tient comme une condition sine qua non de sa présence, qu’elle
ne dégénère pas en dogme :

En appelant la nature la plus haute autorité, on effacerait


la distinction qui fonde toute philosophie, la distinction
entre raison et autorité. En se soumettant à une autorité,
la philosophie, et particulièrement la philosophie politique,
perdrait son caractère : elle dégénèrerait en idéologie, c’est-
à-dire en apologétique d’un ordre social donné, ou bien elle
se transformerait en théologie ou en jurisprudence2.

Dans ce même ouvrage, Léo Strauss constatait qu’un courant


de pensée allemand, développé depuis la fin du XIXe siècle, se
félicitait de la perte d’intérêt pour les termes de « droit naturel »
et « d’humanité », ce qui aurait permis de créer « le sens historique »
et de s’acheminer « vers un relativisme sans réserves »3. Ce rejet
avait gagné les sciences sociales aux États-Unis en y revêtant la
forme d’un « relativisme libéral » faisant apparaître, pour prendre
un exemple, l’intolérance comme une valeur égale à son contraire.
Strauss déplorait cette évolution qui trahissait un désintérêt
pour les questions de justice, de raison et de pensée critique,
comportant le risque de mener à des conséquences désastreuses :

Rejeter le droit naturel revient à dire que tout droit est


positif, autrement dit que le droit est déterminé exclusivement
par les législateurs et les tribunaux des différents pays. Or

2
Léo STRAUSS (1899-1973), Droit naturel et histoire, conférences de 1949
publiées à Chicago en 1953, traduit de l’anglais (1954), rééd. Champs
Flammarion, 1986, Introduction et chap. III, L’origine de la notion de droit
naturel, p. 93. Voir aussi des définitions très proches chez Bernard
GRŒTHUYSEN, Philosophie de la Révolution française, Paris, Gallimard,
1956, publication posthume, rééd. Médiations, chap. 6, Le caractère
révolutionnaire et universel de l’idée de droit, pp. 151-171 ; Ernst BLOCH,
Droit naturel et dignité humaine, (1961), trad. de l’allemand, Paris, Payot,
1976, Avant propos, p. 11-14 et « Fort usité », p. 15.
3 Léo STRAUSS, op.cit., Introduction, p. 13 où il cite Ernst TRŒLTSCH dans
Otto GIERKE, Natural Law and the Theory of Society, Cambridge University
Press, 1934.

33
CORPUS, revue de philosophie
il est évident qu’il est parfaitement sensé et parfois même
nécessaire de parler de lois ou de décisions injustes. En
passant de tels jugements, nous impliquons qu’il y a un
étalon du juste et de l’injuste qui est indépendant du droit
positif et lui est supérieur4.

Il désigne aussi cette convergence de son époque vers un


relativisme sans réserves par le terme de nihilisme5 et ajoute que :
« l’inévitable conséquence pratique du nihilisme est l’obscurantisme
fanatique »6.

L. Strauss constate que : « le problème du droit naturel est


aujourd’hui (1953) matière à évocations plutôt qu’à des connaissances
réelles, besoin est donc d’études historiques si nous voulons
nous familiariser avec la question dans son ensemble et sa
complexité7 », et voit « deux camps hostiles » s’affronter, celui des
libéraux divers et celui des « disciples catholiques et non
catholiques » de Thomas d’Aquin. Quant aux sciences sociales de
son temps, il analyse leur rejet du droit naturel soit au nom de
l’historicisme, soit au nom de la différence entre faits et valeurs,
pour toutefois se rejoindre dans un relativisme sans réserve8. Il
entreprit alors de sortir le droit naturel de ces deux forteresses et
en donna une interprétation, à la fois ambitieuse et profondément
subjective, dans son livre Droit naturel et histoire.
Tout d’abord, L. Strauss établit une chronologie de cette
histoire du droit naturel en deux temps, celui d’un droit naturel
classique et celui d’un droit naturel moderne9.

4 Ibid., p. 14.
5
Ibid., voir l’Introduction.
6
Ibid., Introduction, p. 17.
7 Ibid., p. 18.
8
Ibid., Chap. 1 et 2.
9 Ibid., Chap. 4. Le droit naturel classique et Chap. 5. Le droit naturel
moderne.

34
Florence Gauthier

Un droit naturel classique aristocratique


Après avoir écarté de son champ de réflexion les courants
de pensée présocratiques, qui auraient développé un droit naturel
égalitaire en refusant l’esclavage et la hiérarchisation de l’humanité
en maîtres et en esclaves10, il distingue, dans le temps de ce droit
naturel classique, trois courants11.
Le premier englobe Socrate, Platon et les Stoïciens, qui veulent
harmoniser nature et convention, en pratiquant la philosophie ou
pensée critique, pour dépasser les opinions éparses et partielles
et atteindre à la connaissance de la nature humaine et de la vie
bonne. La conception du droit naturel classique affirme que
l’inégalité entre les hommes est conforme à la nature de l’humanité,
ainsi divisée en maîtres Grecs et en Barbares esclavagisables à
volonté. La société bonne est fondée sur cette inégalité, qui
accompagne les mœurs de cette aristocratie des maîtres, et doit
être gouvernée par les meilleurs. Léo Strauss insiste sur le fait
que le but de cette société bonne socratique consiste dans
l’aménagement d’une polis protectrice pour les philosophes, qui
s’adonnent aux sujets qui les intéressent, et abandonnent l’exercice
du pouvoir aux meilleurs.
Le deuxième courant de droit naturel classique est celui
d’Aristote12, dans lequel L. Strauss voit un droit naturel en harmonie
avec les valeurs aristocratiques de la polis classique : ce droit
naturel aristotélicien présenterait la particularité d’être variable
et de s’adapter aux circonstances.
Le « classicisme » de ces deux courants tient dans l’affirmation
que l’inégalité serait conforme à la nature humaine. Platon et
Aristote ont en effet critiqué vigoureusement la démocratie athénienne,
qui remettait en cause les mœurs aristocratiques au moins dans
l’exercice des pouvoirs publics, ainsi que la conception de la
nature de l’homme selon les penseurs présocratiques, car l’une et
l’autre portaient atteinte à leur conception de la justice.

10 Ibid., Chap. 3. L’origine de la notion de droit naturel, p. 112.


11
Ibid., Chap. 4, p. 136.
12
Ibid., p. 142.

35
CORPUS, revue de philosophie

On est toutefois en droit de se poser la question suivante :


l’usage que fait Léo Strauss des termes droit naturel, appliqués à
la critique du conventionnalisme de leur époque par Platon et
Aristote, est-il légitime ? En effet, pourquoi L. Strauss écarte-t-il
les présocratiques, qui ont une conception d’un droit naturel
fondé sur l’égalité entre les êtres humains ? N’y a-t-il pas ici une
incohérence ? Ou alors, faut-il comprendre le terme classique
comme un équivalent d’aristocratique, autorisant le rejet hors du
droit naturel de tout ce qui ne le serait pas ?

Le troisième courant de droit naturel classique, selon le


découpage chronologique de Léo Strauss, appartient à Thomas
d’Aquin, qui introduit Aristote dans la théologie catholique du
XIIIe siècle et reprend l’idée d’une harmonie entre droit naturel et
société civile. Ici, le droit naturel – ou la loi naturelle, les deux
termes sont indifféremment utilisés par Strauss – est assimilé à
la foi universelle, dans la révélation des Écritures, et réunit
raison humaine et foi, autorisant le perfectionnement moral et
intellectuel, soit la fin naturelle de l’être humain. Ici encore, c’est
la référence à Aristote, qui permet de classer le thomisme dans la
catégorie droit naturel classique.
Mais, une question se pose : Léo Strauss affirme que la
croyance dans la loi divine empêche d’atteindre la pensée critique
et le droit naturel. Dans ces conditions, comment le droit naturel
peut-il être compatible avec la théologie catholique de Thomas
d’Aquin ?

Un droit naturel moderne

Là encore, Léo Strauss écarte les courants défendant


l’égalité en droits du Moyen-âge et de l’époque moderne, non par
méconnaissance, puisqu’il cite les Jacqueries paysannes, la
révolte de John Ball en Angleterre au XIVe siècle et les Niveleurs
de la Première Révolution d’Angleterre au XVIIe siècle, qui ont
précédé dans cette voie la Révolution française. Il attribue même
à ces courants la capacité d’avoir eu « de tout temps un attrait

36
Florence Gauthier

puissant »13, mais réserve sa catégorie droit naturel moderne aux


théories politiques de Hobbes et de Locke. Il considère qu’il y eut,
ensuite, une crise de ce droit naturel moderne qu’il choisit d’illustrer
avec Rousseau et Burke. Le critère, qui conduit sa sélection,
porte à nouveau sur les théories qui affirment la conformité de
l’inégalité naturelle à la nature humaine.
Étant donné la présence de théories du droit naturel qui
affirment l’inverse, ce choix donne aux termes droit naturel un
contenu sélectif, celui de la seule aristocratie, et se révèle alors
arbitraire. Léo Strauss aurait-il sombré dans un historicisme,
privilégiant un moment de l’histoire, celui de l’âge aristocratique ?

Le cas Hobbes
Léo Strauss voit en Hobbes un des fondateurs de la théorie
du droit naturel moderne, qu’il assimile à un libéralisme qu’il
définit comme une théorie de l’individualisme ou, plus précisément,
une théorie qui aurait opposé les droits de l’homme à ses devoirs14.
Hobbes abandonne l’exercice des pouvoirs publics au pouvoir
souverain sans aucun contrôle, en échange de la protection
d’une liberté individuelle entendue ainsi : ce que la loi n’interdit
pas est licite, sinon, il faut s’y soumettre15. L. Strauss souligne,
avec pertinence, l’abandon fait ici de la question de la société
bonne et, du même coup, des principes moraux de la vie politique,
caractérisant à ses yeux le droit naturel classique. Hobbes, en
faisant de « l’homme un animal apolitique et même asocial16 », se

13 Ibid., Chap. 6. B. Burke, p. 261.


14 Ibid., Chap. 5. Le droit naturel moderne, p. 165. On reconnaît là la
définition de la liberté négative remise en débat par Quentin SKINNER, La
liberté avant le libéralisme, (Cambridge UK, 1998) Paris, Seuil, 2000 et
Philip PETTIT, Républicanimse. Une théorie de la liberté et du gouvernement,
(New York 1997) Paris, Gallimard, 2004.
15
HOBBES, Léviathan, (1651) trad. de l’anglais Gallimard, 2000 : « Or, la loi
civile est une obligation et nous retire la liberté que la loi de nature nous a
donnée. », chap. 26, « Différence entre loi et droit », p. 436.
16
L. STRAUSS, op. cit., Chap. 5, p. 155.

37
CORPUS, revue de philosophie

présente comme un doctrinaire17. Strauss souligne, de façon


convaincante, que Hobbes a élaboré une doctrine en rupture avec
la définition du droit naturel comme pouvoir de contestation de
l’autorité, et a quitté le champ de la philosophie : son libéralisme
est alors cette théorie individualiste non réciproque, qui se
revendique comme un droit sans devoir et qui a remplacé la
philosophie et la morale par un dogme.

Le problème qui se pose ici me conduit à poser les questions


suivantes. Alors que L. Strauss met en lumière les caractères
dogmatique, partisan et despotique de la doctrine de Hobbes
ainsi que son refus pour le droit naturel, comment peut-il en
faire le père du droit naturel moderne ? Si l’apparition de ce droit
naturel moderne a entraîné la disparition du droit naturel,
n’aurait-il pas préparé du même coup les différents courants de
relativisme que L. Strauss a analysé dans l’historicisme et le
libéralisme de son temps ?

Je m’en tiendrais là en ce qui concerne Léo Strauss, car


son chapitre sur Locke, qu’il présente comme le doctrinaire de
« l’esprit du capitalisme », demande une réponse critique qui a
fait l’objet de plusieurs articles dans le présent recueil18.
Mais, la conclusion est claire : le droit naturel, selon Léo
Strauss, n’a pu se développer que dans le temps de son
classicisme et le droit naturel moderne correspondrait à la période
de désintégration de la philosophie et, donc du droit naturel lui-
même, qui a été remplacée par des doctrines partisanes. Cela conduit
à prendre en considération que cette erreur de perspective
straussienne constitue un véritable obstacle, qui l’empêche de
saisir le droit naturel à l’époque moderne autrement que comme
une variante du hobbisme.

17 Ibid., p. 173.
18 Voir Christophe MIQUEU, « Locke et la révolution du droit naturel à l’aube
des Lumières » et Christophe HAMEL , « Pourquoi les néo-républicains
refusent-ils la thèse des droits naturels ? Un examen critique de John
Pocock à Philip Pettit ».

38
Florence Gauthier

Michel Villey
Avec son livre Le droit et les droits de l’homme19, qui offre
une synthèse de ses réflexions, M. Villey propose une autre querelle
des anciens et des modernes et, s’il partage une chronologie
proche de celle de Léo Strauss, il se sépare de lui sur des points
fondamentaux.
En premier lieu, M. Villey donne au mot droit une signification
limitée à la pratique antique dont il trouve la théorie chez Aristote
et, dans la tradition de la République romaine, chez Cicéron. Cette
connaissance du droit romain est, aujourd’hui, perdue à ses
yeux car on ne l’enseigne plus depuis que la science historique
allemande, qui idolâtre les faits et refuse les jugements de valeur,
s’est imposée. On reconnaît ici une référence à l’analyse de Léo
Strauss, au sujet des sciences sociales allemandes, s’acheminant,
depuis la fin du XIXe siècle, « vers un relativisme sans réserves ».
M. Villey considère que ce que l’on appelle droits de l’homme
repose sur des prémisses qu’il n’accepte pas pour la raison
suivante : la morale d’Aristote diffère de celle des Modernes car
elle n’est pas un code dicté par un Dieu, comme dans la théologie
chrétienne, ni par la raison comme dans la Déclaration des droits
de l’homme et du citoyen de 1789. La morale d’Aristote renvoie
aux mœurs de la société antique et à la notion d’ordre cosmique
dont la préservation est un devoir de justice.
Le problème ici posé est celui de la source de la morale.

L’art du droit au service de l’ordre cosmique antique


La pratique de la justice générale, selon Aristote, est au
service de l’ordre cosmique20 qui est le beau et l’harmonie et

19
Michel VILLEY (1914-1988), Le droit et les droits de l’homme, Paris (1983),
PUF, Quadrige 2009.
20 Ibid., Chap. 4. Une découverte d’Aristote, p. 41-42.

39
CORPUS, revue de philosophie

préside aux mœurs de la société. À chacun sa place, comme le


résume M. Villey :

Ils ont coutume d’appeler « juste », en un premier sens,


l’homme qui tend à s’accorder à l’ordre cosmique universel ;
l’homme juste occupe, au sein du monde, la place propre
qui lui revient et, sur le théâtre de la vie, joue bien son
rôle. Dans La République de Platon, l’esclave est juste, qui
se confine à bien faire son travail d’esclave et ne se mêle
pas du gouvernement ; juste, le guerrier courageux et fort
qui tient sa fonction de militaire ; ou le gouvernant qui
gouverne etc… Que l’ordre en tout soit réalisé, telle s’avère
la finalité de la justice « générale », « totale », achevée (teleia) ;
en d’autres termes il est possible de l’identifier à l’observation
de la loi morale tout entière.21

L’art du droit qui apparaît dans la « justice particulière »22


comme le moyen pratique de l’application des principes de cet
ordre cosmique antique, concentre toute l’attention de M. Villey
qui en fait une pratique jurisprudentielle très étroite. Ainsi, en
limitant cet art au droit civil romain qui concerne les seuls
citoyens, Villey exclue de son analyse le droit du citoyen sur sa
maison, sa famille et ses esclaves, ainsi que le droit des gens qui
régit les relations de l’Empire avec les autres peuples.
Dans cet espace réduit au droit civil romain, le juge, qui
exerce cet art du droit, répartit des objets, dont la juste proportion
a été déplacée, ce qui a entraîné la cause du litige. Ces objets
peuvent être des fonctions publiques, des honneurs, des obligations
ou des biens matériels qui sont ainsi redistribués dans les
proportions auxquelles chaque plaignant a droit, en fonction de
sa place dans la société. Le rôle du juge consiste à retrouver cette
proportion, en rendant son arbitrage. Aucun code de lois ne lui
indique ce qu’il doit appliquer, seule sa connaissance de l’ordre

21
Ibid., p. 42.
22
Ibid., analyse détaillée dans les Chap. 4, 5 et 6.

40
Florence Gauthier

cosmique et des mœurs le guide. Villey donne l’exemple de


Cicéron qui utilise Aristote parmi ses références23.
M. Villey rend incomparable cet art du droit romain parce
qu’il considère que tout autre conception du droit est irrecevable
et ajoute qu’une rupture s’est produite à la fin de la République
romaine lorsque la morale stoïcienne, puis celle du christianisme,
ont pénétré le droit de l’époque de l’Empire, ce dont témoignent
les Institutes de Gaïus, celles de Justinien et le Digeste.
Après avoir isolé l’art du droit civil, il affirme l’absence de
droit objectif, de droit subjectif et de droits de l’homme dans la
science juridique romaine et qualifie ces termes de barbares : « Le
droit ayant éclaté en morceaux divers, l’usage actuel est de
distinguer du « droit objectif », ou ensemble des lois positives, le
« droit subjectif » : termes barbares.24 »
« Barbares » le mot est grave pour notre auteur qui admet
la division et la hiérarchisation antique de l’humanité en maîtres
et Barbares esclaves et induit même son lecteur à entendre que
l’éclatement du droit romain, tout comme l’introduction de ces
termes, seraient l’œuvre de ces Barbares, qui ont contribué à la
chute de l’Empire romain.

Le droit, instrument de la loi divine, confondu avec le droit


de l’homme moderne

M. Villey voit dans le droit subjectif le vecteur des droits de


l’homme et du droit naturel. Étranger au droit antique25 ce droit
subjectif n’apparaîtrait donc qu’avec la morale stoïcienne et le
« judéo-christianisme ». Villey emploie les termes droit naturel, droit
subjectif et droit de l’homme de façon équivalente, les qualifie de

23
Ibid., p. 59.
24 Ibid., Chap. 6, p. 69.
25 Que M. Villey nie la présence d’un droit de la personne dans le droit
romain est contestable. Voir par exemple, et en dehors de toute polémique,
Marcel MAUSS, « Une catégorie de l’esprit humain : la notion de personne,
celle du moi », (1938), in Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, Quadrige,
1950, Chap. 4. La « persona », pp. 351-354.

41
CORPUS, revue de philosophie

« modernes » et de « barbares » et les rejettent tout en affirmant


qu’elles possèdent des racines théologiques chrétiennes :

Ce lieu commun que les droits de l’homme sont un produit


du christianisme – ou du judéo-christianisme – est omniprésent
dans la littérature chrétienne tant protestante que catholique ;
il comporte une part de vérité. La notion moderne des droits
de l’homme a des racines théologiques26. »

Toutefois, on peut lire un peu plus loin : « Des rapports


entre le christianisme et le droit, au sens propre, je ne sache pas
que les Pères de l’Église se soient inquiétés.27 » Les deux propositions
sont contradictoires et le lecteur se pose, alors, légitimement la
question : le christianisme a-t-il un rapport avec le droit ?
Cette même confusion se retrouve dans le commentaire que
fait Villey de Thomas d’Aquin. Il présente le thomisme comme
l’introduction de la pensée d’Aristote dans la théologie et affirme,
néanmoins, l’absence de droits de l’homme : « Corollaire : chez le
théologien officiel du catholicisme, nouveau constat de carence
des droits de l’homme28. »
M. Villey date du XIV e siècle avec Guillaume d’Ockham,
l’apparition du droit subjectif moderne, qu’il appelle nominalisme
et présente comme une « révolution par rapport à la philosophie
classique », tout en faisant remarquer que de telles idées avaient
déjà germé dans l’Antiquité, ainsi qu’au XIe siècle29. Toutefois, il
n’y a pas encore de droits de l’homme chez Guillaume d’Ockham,
Villey réserve cette invention au XVIe siècle, à l’École de Salamanque30.
Cependant, il n’y a toujours pas de droits de l’homme proprement
dits, chez ces « scolastiques espagnols », mais plutôt une morale,
qui imposerait des devoirs aux individus :

26
Ibid., Chap. 8, Le catholicisme et les droits de l’homme, p. 105.
27 Ibid., p. 107.
28 Ibid., p. 116.
29
Ibid., p. 118.
30
Ibid., p. 125 et s.

42
Florence Gauthier
Il n’apparaît pas que le catholicisme ait été le berceau des
droits de l’homme. Je rappelle que la papauté, jusqu’à une
époque toute récente – sauf erreur, jusqu’à Jean XXIII – est
demeurée constante dans son attitude d’hostilité aux droits
de l’homme31. »

M. Villey ne semble pas tenir compte du fait que les différents


courants de pensée, qui ont traversé et traversent l’Église
catholique, n’expriment pas forcément leur adhésion au monopole
papal de dire le « droit divin », ce qui, précisément, fut contesté
par Guillaume d’Ockham – qui reçut en retour son excommunication
du pape Jean XXII – aussi bien que par l’École de Salamanque.
M. Villey a toutefois raison sur un point essentiel : la papauté,
qui dit le « droit divin », n’a cependant jamais accepté de
reconnaître le droit naturel et les droits de l’homme, à l’exception
récente de Jean XXIII32.
Dans ces conditions, n’est-il pas temps de lever la confusion
née de l’incessante répétition que ces termes viendraient de la
théologie chrétienne médiévale ?

Par ailleurs, M. Villey condamne l’idée de droits de l’homme


de façon… papale : cette idée lui paraît dangereuse parce qu’elle
se prétend d’origine chrétienne et cette prétention est, à ses yeux,
une déviation de la bonne théologie : c’est donc une « hérésie »33 !
Villey dédie son livre au pape Jean-Paul II et, s’adressant à la
source du droit divin, l’invite à le suivre dans sa condamnation
pour hérésie de ce que son prédécesseur, Jean XXIII, a fait.
Il nous révèle ainsi son propre dogmatisme et met en
lumière ses intentions, ce qui dispense son lecteur de penser

31
Ibid., p. 130.
32 Le nom même du pape Jean XXIII permet-il de penser qu’il a facilité la
réouverture du débat entre Guillaume d’OCKHAM et le pape Jean XXII ?
L’historiographie de l’époque le suggère. Voir les travaux de Brian TIERNEY
cités plus bas, n. 29.
33 M. VILLEY, op. cit., Chap. 9. Naissance et prolifération des droits de l’homme
au XVIIe siècle, p. 132.

43
CORPUS, revue de philosophie

qu’un débat serait ici possible, car, comme le rappelle Léo


Strauss, le dogmatisme conduit au fanatisme.
Une question se pose alors : pourquoi lier – et qui le fait ? –
droit naturel, idée des droits de l’homme et origine chrétienne ?
Ce lien est établi par M. Villey lui-même qui affirme cependant
que cette origine n’est qu’une « déviation » de la bonne théologie.
La question est alors de savoir si l’idée de droit de l’homme est ou
n’est pas liée à la théologie chrétienne ?
Où se dissimulent alors les droits de l’homme puisque
nous ne les avons pas encore rencontrés ? M. Villey les trouve
chez Thomas Hobbes au XVIIe siècle.

Peut-on faire de Hobbes le père du droit naturel et des droits


de l’homme ?
Selon Hobbes, la définition de la liberté se réduit à la
« liberté négative » qui est strictement personnelle et correspond à
faire ce que l’on veut, tant que la loi ne l’interdit pas, comme on
l’a vu plus haut et sans en être empêché par une interférence
extérieure :

Le droit de nature, que les écrivains politiques appellent


communément jus naturale, est la liberté que chacun a
d’user de sa propre puissance comme il le veut lui-même
pour la préservation de sa propre nature, autrement dit
de sa propre vie et, par conséquent, de faire, selon son
jugement et sa raison propres, tout ce qu’il concevra être le
meilleur moyen adapté à cette fin.

Par liberté, conformément à la signification propre du mot,


j’entends l’absence d’entraves extérieures qui, souvent,
peuvent détourner une part de la puissance de faire ce que
l’on voudrait, sans cependant pouvoir empêcher l’usage de
la puissance restante, conformément à ce que dictent notre
jugement et notre raison34.

34
HOBBES, Léviathan, op. cit., I, 14, p. 229.

44
Florence Gauthier

Sa conception du droit naturel de liberté est individuelle et


non réciproque, ce qui autorise à préciser qu’elle est étrangère à
la conception d’un droit comme faculté et pouvoir humains,
limité par le devoir de respect du droit d’autrui35.
M. Villey voit dans le projet de société de Hobbes la justification
d’un « pouvoir absolu » qu’il compare « au totalitarisme ». M. Villey
a cependant du mal à faire de Hobbes le père des droits de
l’homme, alors que ce dernier n’utilise pas même ces termes pour
désigner sa conception de la liberté dans la société du Léviathan.
Il y a aussi quelque chose d’inquiétant dans le rapprochement
établi par M. Villey entre un Hobbes qui serait à la fois le père
des droits de l’homme et d’un système politique totalitaire...
En ce qui concerne John Locke, M. Villey en fait un simple
adversaire du Léviathan et un théoricien du capitalisme et, pour
les mêmes raisons qu’indiquées précédemment, je n’irai pas plus
loin ici dans la réfutation de ces affirmations.

35
Le concept de liberté négative a été introduit par Gerald MacCallum,
« Negative and positive freedom », in Peter LASLETT, W.G. Runciman,
Quentin SKINNER éd., Philosophy, Politics and Society, 4th series, Oxford,
1972, p. 174-93. La liberté négative est celle qui peut se réaliser en
l’absence d’ingérences extérieures qui empêchent de parvenir aux fins
recherchées. Isaiah BERLIN dans Four Essays on Liberty, London, 1969, a
avancé un deuxième concept de liberté qualifiée de « positive » pour la
distinguer de la précédente, comme la quête personnelle de la maîtrise de
soi et de l’épanouissement de la personne. Quentin SKINNER dans « Un
troisième concept de liberté au-delà d’Isaiah Berlin et du libéralisme
anglais », in Actuel Marx, Les libéralismes au regard de l’histoire, n° 32,
2002, p. 15-49, propose un nouveau concept de liberté qui tient compte de
l’état de dépendance économique, sociale ou politique. C’est en étudiant
les théories qu’il appelle néo-romaines, d’auteurs des XVIe et XVIIe siècles,
que Skinner a redécouvert cette troisième conception d’une liberté sans
domination, voir aussi son livre La liberté avant le libéralisme, (1998) trad.
de l’anglais Paris, Seuil, 2000. Q. Skinner a ainsi rouvert le débat sur la
conception de la liberté en Grande-Bretagne et son concept de liberté sans
domination se rapproche de la conception du droit naturel, tel que Brian
Tierney l’a retrouvé au XIIe siècle et plus tard, voir plus bas.

45
CORPUS, revue de philosophie

Brian Tierney
Constatant que la connaissance du droit naturel est sujette
à des interprétations trop diverses pour ne pas révéler leur
faiblesse, Brian Tierney est parti à la recherche de « la petite
phrase » et l’a trouvée, dans sa version latine, ius naturale, au
XIIe siècle, chez des juristes « décrétistes » et des spécialistes du
droit canon, c’est-à-dire chez des praticiens du droit et de la
politique et en premier lieu chez Gratien36.

Le droit naturel des « décrétistes »


Dans ce texte, Gratien distingue trois catégories de droit,
le droit humain ou pouvoir politique des princes et des rois, le
droit divin ou celui de l’Église catholique et le droit naturel, qu’il
distingue de la loi naturelle et définit comme un pouvoir, une
faculté humaine et une liberté, exercés selon la raison humaine.
Ce droit naturel appartient à tout être humain et Gratien souligne
le caractère réciproque de ce droit naturel en lui appliquant la
Règle d’or évangélique : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne
voudrais pas qu’il te soit fait37 ».
D’entrée de jeu nous apercevons que ce droit naturel est à
la fois un droit individuel et un droit collectif, ou réciproque, ou
encore universel, puisqu’il est attaché à la personne humaine et
non aux choses et devient ainsi le propre de l’humain38.

36 Brian TIERNEY, The Idea of Natural Rights. Studies on Natural Rights, Natural
Law and Church Law, 1150-1625, Michigan, Cambridge UK, 1997, Chap. 2,
Origins of Natural Rights Language : texts and contexts, 1150-1250, les
textes de Gratien se trouvent rassemblés dans le Decretum, rédigé vers
1140. On trouvera une bibliographie de l’auteur sur l’histoire des débats
qui ont nourri le droit médiéval depuis 1955. Voir le compte-rendu de
ce livre par Florence GAUTHIER , dans la revue Médiévales, n° 57, 2009,
p. 161-172.
37
B. TIERNEY, op. cit., Chap. 2., p. 57.
38 De mon côté, j’ai étudié le droit naturel à l’époque de la Révolution
française marquée par une abondance de sources et, six siècles plus tard,
j’ai retrouvé ces mêmes définitions que j’ai analysées dans Florence

46
Florence Gauthier

Le contexte du surgissement de ce droit naturel au XIIe


siècle est celui des profonds bouleversements que les sociétés du
domaine ouest-européen ont connus, depuis le XIe siècle, avec la
lutte pluriséculaire des paysans, qui se sont libérés de la
féodalité asservissante et obtinrent d’être reconnus des sujets
libres, dotés de libertés et franchises. Une féodalité sans servage
en fut une des conséquences. Précisons qu’une partie de ces
paysans tenanciers voulaient se libérer de tout ce que
représentait la féodalité, mais n’obtinrent qu’un allègement,
certes délimité mais significatif, avec une restructuration de la
seigneurie39 qui leur fut néanmoins bénéfique durant plusieurs
siècles.
Ces conquêtes paysannes s’accompagnèrent d’un essor
démographique, mais aussi d’un développement des communautés
villageoises, des bourgs comme des villes, qui organisèrent leurs
libertés et franchises respectives dans le cadre de la communauté
des habitants de village, dans celle des membres des guildes et
des fraternités, ou encore des couvents et des monastères. C’est
encore à cette époque qu’apparut la culture de l’amour courtois,
de la piété religieuse et de son esthétique audacieuse dans l’art
que l’on appellera, plus tard, gothique.

GAUTHIER, Triomphe et mort du droit naturel en révolution…, op. cit., Ière


partie, chap. 1 à 3. Dans la Déclaration des droits naturels de 1793,
l’article 6 précise la réciprocité du droit en reprenant la Règle d’or… et
Gratien lui-même ! : « La liberté est le pouvoir qui appartient à l’homme de
faire tout ce qui ne nuit pas aux droits d’autrui…, sa limite morale est
dans cette maxime : ne fais pas à un autre ce que tu ne voudrais pas qu’il
te soit fait. », texte dans J. GODECHOT, Les Constitutions de la France depuis
1789, Paris, Garnier-Flammarion, 1970, p. 80.
39 Voir à ce sujet les travaux de Marc BLOCH, Les caractères originaux de
l’histoire rurale française, (1931) Paris, Colin ; Rodney HILTON, Bondmen
made free, trad. en français sous le titre Les mouvements paysans au
Moyen-âge, Paris, Flammarion, 1979 ; Peter LINEBAUGH, The Magna Carta
Manifesto. Liberties and Commons for all, Univ. of California Press, 2008,
qui offre une étude passionnante sur la traversée de l’atlantique de ces
libertés et franchises médiévales et leur présence dans les colonies
anglaises d’Amérique, puis dans la formation de la société des Etats-Unis.

47
CORPUS, revue de philosophie

Dans le langage juridique, le droit naturel exprimait ce


grand mouvement social et intellectuel, éclairé par la résistance à
l’oppression du servage, et qui permit la mise en pratique de
principes moraux guidant les mœurs et la législation. Tierney
rappelle que la société tout entière réclama, alors, des droits
personnels et collectifs40 afin de se protéger et d’échapper à la
tyrannie des différentes formes de pouvoir qui existaient dans les
relations entre les gens, à cette époque.

Le droit naturel est attesté dans la loi du Roi de France, au


XIVe siècle
Marc Bloch a retrouvé les termes de droit naturel dans les
préambules d’actes royaux d’affranchissement du servage, au
XIVe siècle :

Comme selon le droit de nature chacun doit naître franc…,


ordonnons que généralement par tout notre royaume…
telles servitudes soient ramenées à franchise… à bonnes et
convenables conditions…41

Ce fut donc au nom d’un principe de droit naturel que le


roi finit par reconnaître l’affranchissement des serfs. Marc Bloch
dit ne pas savoir précisément ce qu’est le droit naturel et lui
attribue une origine oscillant entre des références floues à
l’antiquité grecque, aux Pères de l’Église ou à un rationalisme
« pur ». Toutefois, il le renvoie aussi à ce qu’il appelle « la
philosophie politique du paganisme » et aux travaux des juristes,
notamment au Decretum de Gratien, et note que ces préambules
du XIV e siècle, à la différence de ceux du siècle précédent,
évoquent le droit naturel et abandonnent tous les thèmes
religieux :

40
B. TIERNEY, op. cit., Chap. 2, p. 54.
41 Marc BLOCH, Rois et serfs. Un chapitre d’histoire capétienne, (1920), Paris,
La Boutique de l’histoire, 1996, chap. 6, Les affranchissement sous Louis
X et Philippe V. Le préambule de 1315-1318, p. 129.

48
Florence Gauthier
Lorsque les juristes romains, sous l’influence sans doute
de la philosophie grecque et plus particulièrement des
stoïciens, eurent élaboré la doctrine du droit naturel, ils en
firent l’application à l’esclavage ; ils estimèrent cette
institution si répandue autour d’eux, contraire à la loi
purement rationnelle qu’ils se plaisaient à imaginer. Ulpien
a écrit : ‘Par droit naturel tous les hommes naissent libres’,
et cette phrase, avec quelques variantes, se retrouve en
divers lieux dans le Digeste et les Institutes. Plus tard, les
Pères de l’Église la répétèrent sous des formes diverses. Ils
puisaient de toutes mains dans la philosophie politique du
paganisme42.

Ces références accumulées sont intéressantes parce qu’elles


signalent la confusion née de la perte de connaissance du droit
naturel, qui s’est produite depuis la fin du XVIII e siècle.
Cependant, Marc Bloch n’en atteste pas moins que la volonté de
naître et de demeurer libre, et ni esclave ni serf, a bien pénétré la
conception du droit de la monarchie française à cette époque.

Des théories politiques de droit naturel


Par ailleurs, Brian Tierney a étudié plusieurs débats qui
permettent de saisir le rôle de ce droit naturel dans le droit
humain comme dans le droit divin, mais aussi dans celui des
communautés villageoises et des villes, qu’il s’agisse du droit des
pauvres au superflu des riches. Au XIVe siècle, la conception des
Franciscains a permis d’ouvrir un vaste débat sur le droit de
propriété des biens matériels, qui a ouvert aussi sur celui des
droits des fidèles contre la tyrannie papale : Marsile de Padoue et
Guillaume d’Ockham ont ainsi été conduits à réfléchir sur
l’origine des pouvoirs politiques.
Guillaume d’Ockham distingue le pouvoir constituant ou
celui d’établir des lois, du pouvoir de gouverner, celui d’exécuter
les lois. Le débat abordait aussi la question de savoir si les membres
de la société spirituelle ou temporelle étaient les dépositaires

42
Marc BLOCH, Ibid., p. 130.

49
CORPUS, revue de philosophie

de ces pouvoirs de gouvernement, auquel cas, cela impliquait


que le droit constitutionnel leur reconnaisse celui de donner leur
consentement, grâce à des institutions représentatives. Guillaume
d’Ockham insiste, plus particulièrement, sur la nécessité de faire
reconnaître les droits naturels comme principes constituant une
société politique, afin de maintenir les droits de ses membres et
de limiter le pouvoir des gouvernants : pour cette raison, Tierney
le classe, à juste titre, parmi les constitutionnalistes43. Depuis,
cette séparation des pouvoirs législatif et exécutif, tout comme la
constitution des pouvoirs des membres de la société en contre-
pouvoirs, sont devenus les thèmes centraux des théories politiques
modernes.

Le droit naturel de naître libre est un principe constituant


chez Bodin, au XVIe siècle
Ce grand débat sur les principes qui doivent éclairer le
pouvoir constituant se poursuivit au XVI e siècle et il est
intéressant de rappeler en quels termes le juriste Jean Bodin
reprit, dans sa théorie de la souveraineté du Roi de France, le
droit naturel de naître libre.
Bodin pose la question : la servitude est-elle contre nature ?
Il rappelle la thèse aristotélicienne qui répond que l’esclavage est
naturel et aborde une intéressante question de méthode :

Aristote est d’avis que la servitude est de droit naturel (…)


Mais les jurisconsultes qui ne s’arrêtent pas tant aux
discours des philosophes qu’à l’opinion populaire, tiennent
que la servitude est droitement contre nature et font tout
ce qu’ils peuvent pour maintenir la liberté contre l’obscurité,
ou l’ambiguïté des lois, des testaments, des arrêts, des
contrats44.

43 Ibid., Chap. 7. Ockham : Rights and some problems of Political Thought.


44 Jean BODIN, Les six livres de la république, (1576) Paris, Fayard, collection
Corpus des œuvres en langue française, L. I, chap. 5. De la puissance
seigneuriale ou s’il faut souffrir les esclaves en la République bien
ordonnée, p. 88.

50
Florence Gauthier

Bodin a choisi la méthode du « sens commun » pour penser


le droit politique et fait preuve d’un esprit réceptif au peuple. Il
rejette le point de vue aristocratique, que nous retrouvons
aujourd’hui dans le discours de « l’expert » des politiques et des
médias et dont la fonction est de se séparer du « commun », de
nouveau appréhendé comme indigne.
Dans son récit du bonnet de l’affranchi, Bodin rappelle que
l’esclavage peut-être civil, dans le cas du captif mis en esclavage,
et politique dans celui du despotisme qui est aussi une privation
de liberté :

… porter bonnet, qui était l’ancienne marque de l’esclave


nouvellement affranchi pour cacher sa tête pelée, jusques
à ce que les cheveux lui fussent revenus. Qui donna
occasion à Brutus après avoir tué César, de faire battre « la
monnaie au bonnet », comme ayant affranchi le peuple
romain ; et après la mort de Néron, le menu peuple allait
par les rues, portant bonnet en tête, en signe de liberté45.

Bodin critique l’esclavage et le servage en tant que systèmes


oppressifs, qui portent l’instabilité et l’insécurité pour les esclaves,
comme pour les maîtres. Il date la suppression de l’esclavage
hérité de l’empire romain sous l’effet d’une succession de révoltes
dans le domaine ouest-européen, entre le VIIIe et le XIIIe siècles,
et celle du servage avec l’assentiment du Roi de France, depuis le
XIVe siècle.
De ces luttes, il est resté des principes qui ont été formulés
de façon constituante par des juristes, comme il l’a retrouvé dans
les arrêts du Parlement de Toulouse de l’an 1558 qui, s’appuyant
sur le fait que : « la servitude, qui n’a point lieu en tout ce
royaume : de sorte que l’esclave d’un étranger est franc et libre,
sitôt qu’il a mis le pied en France, comme il fut jugé par un
ancien arrêt de la cour46. »
Depuis, ce principe se trouve placé sous la protection du
roi et revêt un caractère constituant.

45
Jean BODIN, ibid., p. 87.
46
Ibid., p. 103.

51
CORPUS, revue de philosophie

Droit naturel et loi naturelle

Retournons à Brian Tierney qui a montré que le droit


naturel de résistance à l’oppression n’a pas existé en tant que
droit avant le XIIe siècle. Dans l’antiquité grecque et romaine les
Stoïciens évoquent une loi naturelle morale, mais non un droit
naturel. Le Christianisme ne connaît pas non plus le droit et,
lorsque Gratien va chercher la Règle d’or évangélique pour
expliquer la réciprocité du droit naturel, c’est lui qui rapproche
cette Règle d’or du droit naturel et non les théologiens du droit
divin de l’Église47.
À propos de l’influence du thomisme sur le droit naturel,
qui a été admise comme une évidence sans avoir été vérifiée,
B. Tierney montre que si Thomas d’Aquin connaissait ce droit
naturel débattu à son époque, il a refusé d’en faire usage dans sa
pensée. Prenons un autre exemple : lorsque Vitoria se réclame du
thomisme et entreprend d’élaborer un droit naturel cosmopolitique,
pour prendre la défense des peuples Indiens et de leurs sociétés
que la conquête détruisait, c’est lui qui combine ces éléments,
pour en faire une théorie nouvelle, mais rien de cela n’existe chez
Thomas d’Aquin48.
Avec la Renaissance humaniste de l’École de Salamanque,
ce furent là encore Las Casas et Vitoria, qui firent de ce droit
naturel hérité du Moyen-âge, une propriété de l’humanité tout
entière, indépendamment de l’appartenance religieuse ou à une
forme particulière de société. Ils exprimaient leur volonté de
défendre les peuples vaincus, contre l’oppression des conquêtes
et des pillages, comme de leur mise en esclavage. L’École de
Salamanque en vint à affirmer que chaque individu de l’espèce
humaine avait le droit de naître et de demeurer libre, car tel est
le propre de l’humain.

47
Ibid., Chap. 2, p. 46.
48 Ibid., Chap. 11.

52
Florence Gauthier

Michel Villey49 a repris la calomnie des adversaires de Las


Casas élaborée dès le XVIe siècle, et qui affirme qu’il n’aurait pas
pris la défense des droits de tous les peuples, mais seulement
des Indiens, et aurait même justifié la mise en esclavage des
Africains déportés en Amérique. Tierney corrige à nouveau cette
erreur. Il cite ce passage de Las Casas, qui rappelle sa défense
des droits de l’humanité tout entière, dans son Apologetica
Historia Summaria :

Tous les hommes sur terre sont des êtres humains ; il n’existe
qu’une seule définition des individus formant le genre
humain : ce sont des êtres rationnels. L’humanité est une50…

Brian Tierney insiste sur le fait que Hobbes51 ne peut être


considéré comme un théoricien moderne du droit naturel, parce
que sa conception du droit de liberté est seulement individuelle,
non réciproque, et étrangère à toute notion de devoir. Cette
liberté hobbesienne ressemble à la licence et n’est pas pensée
comme un refus d’opprimer l’autre : l’homme, ce loup pour
l’homme puisque telle est la conception anthropologique de
Hobbes, peut, dans le silence de la loi, opprimer qui il veut,
réhabilitant le soi-disant droit du plus fort. La résistance à
l’oppression en termes de référence éthique et de droit politique lui
est étrangère et le droit sans devoir hobbesien n’a, ainsi, aucun
rapport avec le droit naturel de résistance à l’oppression ou pour
le dire autrement, avec une non domination.

49
M. VILLEY, « Las Casas et la politique des droits de l’homme », Problématique
des droits de l’homme, Aix-en-Provence, 1976, p. 369.
50 Cité dans B. TIERNEY, op. cit., p. 273. Sur les calomnies contre Las Casas
voir aussi Marcel BATAILLON, Etudes sur Bartolomé de Las Casas, Paris,
1965 ; Marianne MAHN-LOT, B. de Las Casas et le droit des Indiens, Paris,
Payot, 1982. On trouvera une partie de cet immense dossier dans LAS
CASAS, Très brève relation de la destruction des Indes, (1552) trad. de
l’espagnol Paris, Maspero, 1979, Introduction par Roberto F. RETAMAR ,
p. 11-40.
51
B. TIERNEY, op. cit., Chap. 13, p. 340.

53
CORPUS, revue de philosophie

Conclusion
Les travaux de Brian Tierney permettent, en particulier, de
dépasser le découpage chronologique proposé par Léo Strauss,
séparant un droit naturel classique, d’un droit naturel moderne.
Tierney a retrouvé la définition précise du droit naturel au
moment de sa création et l’a suivie, dans les évolutions qu’elle a
connues, lors du débat du XIVe siècle puis de son élargissement
au moment de la « destruction des Indes », qui a suscité le grand
effort de Las Casas et de l’École de Salamanque. Au cœur du
droit naturel du XIIe siècle et de celui des Humanistes espagnols
du XVIe siècle, s’inscrit la résistance à l’oppression, partagée par
les peuples indiens et ces Européens qui se sont indignés
ensemble de la barbarie européenne.
Ce droit naturel universel de résistance à l’oppression a
des caractéristiques bien définies et ne saurait être confondu
avec la forme de liberté négative, qui a, elle aussi, ses propres
traits, à commencer par sa limitation à la sphère privée.
Par ailleurs, il existe un point de rapprochement possible
entre la conception que donne Léo Strauss du droit naturel et
celle des « décrétistes » du Moyen-âge. Elles contestent en effet,
toutes deux, que le droit positif ait le monopole de la légitimité et
affirment que le critère du juste et de l’injuste est le fruit d’une
pensée critique, qui a pris conscience de la contradiction entre
l’autorité et le sentiment humain de justice.
Cependant, les deux conceptions se séparent lorsque Léo
Strauss refuse le caractère universel du droit de résister à
l’oppression. Nous avons vu que Strauss évacue du droit naturel
classique toute contestation de l’esclavage ou de la hiérarchisation
du genre humain et privilégie un ordre naturel aristocratique,
alors que les juristes médiévistes formulent un droit naturel
égalitaire, c’est-à-dire réciproque ou universel au genre humain,
qui implique un ordre social juridique fondé sur la souveraineté
des peuples. On peut alors retenir que la division chronologique
en droit naturel classique et droit naturel moderne perd toute
54
Florence Gauthier

signification. Il n’a existé qu’un droit naturel dont Brian Tierney


a retrouvé la date de naissance, précisé la définition et raconté
une partie de la vie et des aventures depuis son apparition au
XIIe siècle.
Par contre, il a existé et existera de nombreuses tentatives
pour altérer, modifier, supprimer ou encore, comme le rappelle la
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789,
« ignorer, oublier, mépriser » ce droit naturel qui osa affirmer que
le critère du juste et de l’injuste est indépendant et supérieur au
droit divin comme au droit positif.

Florence GAUTHIER
Université Paris 7- Diderot

55
CORPUS, revue de philosophie

56
LOCKE ET LA RÉVOLUTION DU DROIT NATUREL
À L’AUBE DES LUMIÈRES

Le gouvernement est institué pour garantir


à l'homme la puissance de ses droits naturels
et imprescriptibles.
Déclaration des droits
de l’homme et du citoyen, 1793

1. Locke, philosophe d’une radicalité oubliée


Trop peu de philosophes français travaillent aujourd’hui
sur Locke, alors que les publications en langue anglaise sur
l’auteur des Deux traités du gouvernement sont plus que légion.
Alors que la plupart des grands penseurs modernes du politique
sont l’objet d’interprétations contradictoires quotidiennes, Locke
est négligé, sinon ignoré des universités françaises. À l’origine de
cet oubli, sans doute plusieurs préjugés. J’en retiens deux au
moins que je questionnerai ici. Vraisemblablement Locke est-il
considéré comme trop éloigné du patrimoine français ou comme
appartenant de trop près au patrimoine anglophone ? Probablement
est-il également vu comme bien plus modéré, bien plus consensuel
que d’autres philosophes, qui sont, eux, au cœur des recherches
en langue française, un Hobbes ou un Spinoza par exemple ?

Pourtant, aucune de ces opinions préconçues n’est fondée.


Locke est au cœur du patrimoine français, et notamment de la
construction de l’idée républicaine en France à l’aube de la
Révolution. Sa modération est un leurre qui omet son inscription
historique, et l’impact sur le long terme de ses Deux traités du
gouvernement. Ces deux a priori s’alimentent bien sûr l’un l’autre
et fonctionnent en cercle vicieux pour éloigner toujours plus le
philosophe anglais des études philosophiques en langue française.

Corpus, revue de philosophie, n° 64, 2013. 57


CORPUS, revue de philosophie

Quelques écrits de choix ont néanmoins su montrer la


radicalité des positions de Locke. C’est le cas notamment du
travail de Jean-Fabien Spitz1, qui, lecteur inconditionnel des
interprètes anglo-saxons, a su intégrer à sa recherche les avancées
de l’École de Cambridge et notamment celle de John Dunn,
absolument déterminante pour comprendre l’impact du théologique
sur le politique dans la pensée de John Locke, et son inquiétude
religieuse fondamentale2. Dans ce sillon, et en prolongeant ces
intuitions, j’ai déjà tenté de montrer de quelle philosophie
républicaine cet auteur était porteur, notamment dans la période
où il accompagnait le leader politique républicain, Shaftesbury,
dans son projet de conquête du pouvoir et philosophait avec ces
objectifs politiques partagés en vue, tout en rédigeant ses Deux
traités de gouvernement 3.

Mais c’est aussi chez quelques historiens que la radicalité du


penseur politique anglais a su être soulignée. C’est notamment sur
la voie tracée par Florence Gauthier, dans Triomphe et mort du droit
naturel en Révolution, que la confirmation de l’influence magistrale
de Locke sur les théoriciens révolutionnaires m’est apparue
clairement4. C’est l’occasion pour moi de souligner ici combien cet

1
Jean-Fabien SPITZ, John Locke et les fondements de la liberté moderne,
PUF, Paris, 2001 et « John Locke, père fondateur du libéralisme ? John
Pocock et la réévaluation du rôle de Locke dans l’histoire de la philosophie
politique moderne », dans Jacques BIDET, dir., Les paradigmes de la démocratie,
Paris, PUF Actuel Marx, 1994, p. 227-50. Cf. également J. Pocock, « the
Myth of John Locke and the Obsession with Liberalism », in John Locke :
Papers Read at Clark. Library Seminar, ed. J.G.A. Pocock and R. Ashcroft,
Los Angeles, 1980, p. 3-24.
2 John DUNN, La pensée politique de John Locke : une présentation historique
de la thèse exposée dans les « Deux traités du gouvernement », traduction
de J.-F. Baillon, Paris, PUF, 1991.
3
Christophe MIQUEU, Spinoza, Locke et l’idée de citoyenneté. Une génération
républicaine à l’aube des Lumières, Paris, Classiques Garnier, 2012.
4
Florence GAUTHIER, Triomphe et mort du droit naturel en Révolution, PUF, 1992.

58
Christophe Miqueu

ouvrage a inspiré mon travail de thèse en confirmant, par l’entremise


de la recherche historique, les intuitions philosophiques que
je pouvais avoir en lisant l’auteur du Second traité.
C’est cette intuition que je vais ici m’efforcer de prolonger
en revenant sur la conception du droit naturel de Locke et sur
la manière dont elle alimente un républicanisme radical qui
a largement influencé les penseurs des Lumières et de la
Révolution française.

2. La loi naturelle et l’universalisme lockien


La théorie du droit naturel de John Locke est une
conception que l’on pourrait qualifier d’universaliste. C’est en
effet l’humanité dans son entier qu’il considère dans la mesure
où la liberté naturelle concerne tout homme, que tous les
hommes sont donc naturellement égaux, qu’aucun n’est donc
naturellement supérieur à l’autre, et que tous sont dès lors en
mesure de découvrir par la raison la loi naturelle :
la raison, qui est cette loi, enseigne à tous les hommes qui
prennent la peine de la consulter qu’étant tous égaux et
indépendants, aucun ne doit nuire à un autre dans sa vie,
sa santé, sa liberté et ses possessions. Car les hommes
sont tous l’ouvrage d’un seul Ouvrier tout-puissant et
infiniment sage5.

La loi naturelle chez Locke témoigne immédiatement du


souci théologique, premier, que l’on retrouve au cœur de sa
réflexion philosophique comme l’a bien montré John Dunn6.
Locke est un chrétien, non seulement inquiet pour son salut,
mais surtout quant à la capacité pour lui et ses coreligionnaires
calvinistes d’exercer leur culte dans la période troublée que vit
l’Europe et surtout l’Angleterre post-cromwellienne de la seconde
moitié du XVIIe siècle.

5
L OCKE, Second traité du gouvernement, trad. J.-F. Spitz avec la coll. de
Ch. Lazzeri, PUF, 1994, ii.6, p. 6.
6
John DUNN, La pensée politique de John Locke, op. cit., 1991.

59
CORPUS, revue de philosophie

Mais la loi naturelle, si elle lie directement l’homme à Dieu,


le lie surtout directement aux autres hommes et c’est cela qui est
au cœur de la définition proposée par Locke pour comprendre la
nature commune qui les unit :
Chacun est tenu de se conserver soi-même et de ne pas
quitter volontairement son poste ; par la même raison,
lorsque sa propre préservation n’est pas en jeu, il doit,
autant qu’il peut, préserver le reste du genre humain, et il
ne peut, à moins que ce ne soit pour faire justice d’un
coupable, enlever ou altérer la vie, ou ce qui sert à la
préservation de la vie, c’est-à-dire la liberté, la santé, les
membres ou les biens d’un autre homme7.

Préserver le genre humain, tel est donc le leitmotiv que


dans la foulée des jusnaturalistes classiques étudiés par Brian
Tierney8, Locke met en exergue. La loi de nature ne veut pas
simplement la préservation individuelle. Elle a vocation universelle,
implique la réciprocité et tient donc à la préservation de toute
l’humanité.
Cette universalité première donne une coloration tout à fait
singulière à la manière dont Locke aborde la question de la liberté
naturelle. Il affirme, avant même de concevoir la République, que
sa conception de la liberté naturelle s’oppose à toute forme de
domination dans l’existence humaine. C’est donc un droit naturel
premier de l’homme, sacré car propre à son humanité, que de
n’être en rien soumis par quelque force, pouvoir ou domination
que ce soit. La loi naturelle, si elle est respectée, s’oppose
nécessairement à toute forme de domination. L’application
universelle de la loi naturelle, seule loi fondamentale rationnelle,

7 LOCKE, Second traité du gouvernement, op. cit., ii.6, p. 7.


8
Brian TIERNEY, The Idea of Natural Rights. Studies on Natural Rights, Natural
Law and Church Law, 1150-1625, Michigan/Cambridge UK, Eerdmans,
1997. Voir la recension en ligne de cet ouvrage par Florence GAUTHIER,
« Sur l’idée de droit naturel de Brian Tierney », Revolution-française.net,
2009, http://revolution-francaise.net/2010/04/06/373-idee-de-droits-naturels-
brian-tierney.

60
Christophe Miqueu

en tout lieu et en tout temps, implique donc de perpétuer cette


non-domination. Il découle en effet de l’existence de cette loi
première, que l’introduction dans les relations interhumaines
d’une quelconque forme d’exploitation de l’homme par l’homme,
va à l’encontre de la loi naturelle. L’homme a, par nature, le droit
de vivre une existence humaine digne, dans la plus épanouie des
expressions de ses capacités.

On retrouve ici de manière très claire le prolongement de


ce qu’est la conception du droit naturel, en particulier pour
l’école de Salamanque, depuis le début de la période moderne,
notamment à partir de la conquête de l’Amérique :
Cette question de la souveraineté populaire est puissamment
réinvestie à la faveur de cet événement historique considérable
qu’est la conquête de l’Amérique. La violence et les crimes
commis contre les « Indiens », puis contre les captifs
africains mis en esclavage, provoquent une indignation qui
ne s’éteindra plus, malgré les essais répétés pour l’étouffer.
Dans la première moitié du XVIe siècle, en Espagne en
particulier, un courant humaniste développe une nouvelle
notion de droit naturel moderne attaché à la personne
humaine et qui prend d’emblée un caractère universel. En
effet, en redéfinissant l’humanité comme étant formée de
tous les êtres humains de la planète sans distinction et en
les dotant de droits naturels ou droits de naissance, cette
école de Salamanque jette les fondements d’une nouvelle
théorie politique, se donnant comme objectif de protéger
les droits de l’humanité contre la mise en esclavage d’une
part, contre la conquête et la colonisation d’autre part, en
prenant la défense des droits des peuples à leurs territoires
et à leur culture.9

Dans le même ouvrage, Antoni Domenech a raison de faire de


cette notion du droit naturel au seizième siècle une des principales

9 Marc BELISSA, Yannick BOSC et Florence GAUTHIER, dir., Républicanismes


et droit naturel. Des Humanistes aux Révolutions des droits de l’Homme et
du Citoyen, Paris, Kimé, 2009, « Introduction », p. 10.

61
CORPUS, revue de philosophie

nouveautés du républicanisme moderne10. Alors que la référence


au droit naturel était en déclin du temps de Machiavel, elle
prit en effet une vigueur nouvelle au moment de la conquête du
nouveau monde qui vit la problématique des droits naturels
fondamentaux de l’humanité s’inscrire au cœur du débat
intellectuel de la Renaissance. Brian Tierney confirme ce brusque
changement au début du XVIe siècle en raison de cet événement
historique central, bouleversant radicalement la période :
Mais un événement, nouveau et imprévu, changea tout
cela : la découverte de l’Amérique par les Européens. Tout
à coup, le discours scolastique abstrait devint pertinent
pour aborder la grande et nouvelle question historique, la
possible justification du colonialisme, les droits des peuples
indigènes. Un grand débat s’éleva en Espagne, souvent
centré sur le concept de droits naturels. Pouvaient-ils être
vraiment des droits humains universels ? Ou certains
peuples étaient-ils des esclaves naturels comme Aristote
l’avait enseigné ? Ces droits étaient-ils réservés aux peuples
civilisés comme les Espagnols ou étaient-ils également valables
pour les idolâtres, les cannibales et les sauvages nus.11

Que cette conception du droit naturel contribue à moderniser


la tradition républicaine, c’est ce que montrait déjà Florence
Gauthier dans Triomphe et mort du droit naturel en révolution12.
Et c’est bien la figure de Locke qui apparaît comme l’héritier
premier de l’école de Salamanque, celui qui sut reprendre l’intuition
qu’il existe un droit naturel fondamental de l’espèce humaine et
décliner sur cette base l’ensemble de sa conception politique. On
se convainc d’autant plus de cette lignée lorsqu’on analyse la
conception du droit naturel de Vitoria et qu’on la met en
comparaison avec celle de Locke.

10 Antoni DOMÈNECH, « Droit, droit naturel et tradition républicaine moderne »,


dans Républicanismes et droit naturel, op. cit., p. 21 et s.
11
Brian TIERNEY, « The Idea of Natural Rights-Origins and Persistence », in
Norswestern University Journal of International Human Rights, vol. 2, april
2004, p. 10, cité par A. Domenech, art. cit., note 13, p. 29.
12
Op. cit.

62
Christophe Miqueu

Comme le montre bien Joaquin Miras Albarran dans son


article « La Res Publica, la pensée politique de Francisco de
Vitoria »13, Vitoria révolutionne le droit naturel en avançant notamment
deux propositions d’ordre anthropologiques qui correspondent
adéquatement à celles que l’on vient d’énoncer chez l’auteur du
Second traité. La première est celle de l’égale liberté des hommes
à l’état naturel. Joaquin Miras Albarran y insiste bien : « le fait
que chaque homme – et donc tous les hommes – ne puisse renoncer
aux droits naturels, puisqu’ils sont d’origine divine, est la plus
ferme déclaration de ce que les droits naturels humains sont
inaliénables et imprescriptibles. »14 La liberté étant naturelle et
ne relevant pas d’une quelconque forme de conquête, alors elle
ne peut être ni soumise ni sacrifiée et entraîne immédiatement la
protection. La seconde est précisément la lutte contre toutes les
formes d’oppression qui, par définition, entrent en contradiction
avec la liberté naturelle. La question n’est plus simplement celle
de l’opposition entre liberté et esclavage. La nouveauté est la
suivante : puisque la liberté précède l’existence politique, alors la
lutte contre l’oppression la précède aussi. Non seulement l’esclavage
n’est plus concevable, mais encore la résistance à l’oppression
devient d’évidence un devoir.
La grande force de Locke, dans la foulée de Vitoria, dont
les écrits sont bien connus à l’époque, notamment par l’intermédiaire
de Selden, sera de nommer directement le genre humain comme
prolongement nécessaire du droit naturel individuel : tout ce que
l’individu fait pour lui, il le fait aussi pour l’espèce humaine dans
son entier et l’exigence de solidarité fraternelle envers ses
semblables est alors à la morale commune ce que la défense des
droits fondamentaux collectifs est à la politique. On est clairement
avec Locke dans l’affirmation de droits naturels inaliénables et
imprescriptibles de l’homme, qui seront au cœur des Déclarations

13
Dans Républicanismes et droit naturel, op. cit., p. 31-39.
14 « La Res Publica, la pensée politique de Francisco de Vitoria », op. cit.,
p. 32.

63
CORPUS, revue de philosophie

des Droits de l’homme et du citoyen de 1789 et de 1793. Mais l’on


n’est plus très loin non plus de ce que sera la proposition
centrale de l’homme politique Robespierre, durant la Révolution
française, et qui marquera un tournant au sein de cette période,
à savoir l’énoncé d’un droit naturel fondamental à l’existence, qui
impose à la République d’être une communauté où tous les
citoyens ont droit à une existence décente15, élément premier s’il
en est d’une philosophie de la république sociale fondée sur le
droit naturel.

3. De la philosophie du droit naturel à la pensée politique


radicale
D’une telle conception de la loi naturelle découle une
conception politique bien plus originale que celle qu’on a voulu
attribuer à Locke en en faisant le père du capitalisme contemporain,
mais également du libéralisme, y compris du libéralisme politique.
Je mettrai ici en valeur le lien entre sa théorie du droit naturel
et trois affirmations fondamentales, qui reprennent les schèmes
classiques du républicanisme, tout en modernisant fortement ces
éléments16.

Le premier de ces éléments est la conception collective de


la liberté que Locke développe dans le cadre de la société
politique. On a trop souvent identifié chez Locke simplement le
défenseur des droits individuels. C’est vrai, mais trop simple.
Les droits individuels n’existent pas sans une conception commune
de la liberté, plus d’un demi-siècle avant Rousseau. Si la liberté
n’est possible que parce qu’aucune forme de domination n’est
envisageable, c’est parce que seule la vie commune garantit la
liberté, seule la vie commune rend possible l’expression des
potentialités individuelles, et enfin seule la vie commune est en

15
Florence GAUTHIER, « Robespierre inventeur des droits de l'homme et du
citoyen de son temps », ARBR, Arras, 1994.
16 La réflexion qui suit s’inscrit dans le prolongement de celle proposée dans
Christophe Miqueu, Spinoza, Locke et l’idée de citoyenneté, op. cit.

64
Christophe Miqueu

mesure d’arbitrer les différends entre particuliers et ainsi de


rendre possible la coexistence des choix individuels :
L’homme est né, comme nous l’avons prouvé, avec un titre
à une parfaite liberté et à une jouissance sans entraves de
tous les droits et privilèges de la nature, à égalité avec tout
autre homme, ou avec tout groupe d’hommes dans le
monde ; par nature, l’homme possède non seulement un
pouvoir de préserver sa propriété, c’est-à-dire sa vie, sa
liberté et ses biens, contre les injustices et les entreprises
des autres hommes, mais également un pouvoir de juger et
de punir les offenses commises par d’autres contre cette
loi, selon sa propre conviction, de ce que méritent ces
offenses (…). Mais parce qu’aucune société politique ne
peut exister ni subsister sans renfermer en elle le pouvoir
de préserver la propriété et de punir en conséquence
toutes les offenses de ceux qui en sont membres, il n’y a de
société politique que là, et là seulement, où chacun des
membres a abandonné son pouvoir naturel et l’a remis
entre les mains de la communauté pour tous les cas où
l’on n’est pas empêché de faire appel, pour sa protection, à
la loi que celle-ci aura établie. Ainsi, tous les jugements
privés des membres particuliers étant exclus, la communauté
accède au rang d’arbitre »17.

L’appartenance à la communauté politique comme abandon


de son existence naturelle, et de la forme de liberté qui lui
est liée, est ici essentielle. Dans cet abandon, la liberté change de
forme, et passe de l’individu à la communauté. Le rang d’arbitre
conféré à la communauté est l’incarnation de ce grand changement :
ce n’est plus l’individu qui est en mesure de juger ce qui est
injuste et mérite d’être puni, c’est la communauté. Voilà non
seulement la protection de la liberté devenue finalité première de
toute société politique, mais, au même moment, l’identification
entre l’existence de la liberté et l’existence de la communauté.
Les deux sont indissociables, et vont donc de pair :

17
LOCKE, Second traité du gouvernement, op. cit., VII-87, p. 62.

65
CORPUS, revue de philosophie
Par là, il est aisé de distinguer ceux qui sont réunis en une
société politique et ceux qui ne le sont pas. Ceux qui sont
réunis en un seul corps, et qui peuvent faire appel à une
loi commune et à des juges établis ayant autorité pour
trancher les controverses qui surgissent entre eux et pour
punir les coupables, ceux-là forment une société civile les
uns avec les autres ; mais ceux qui ne disposent pas d’un
tel appel commun, tout au moins sur terre, demeurent
dans l’état de nature, puisqu’à défaut d’une autre autorité,
chacun reste juge en sa propre cause18.

L’unité du cops politique constitué est, ici, centrale. C’est


donc bien parce qu’il n’agit plus selon son seul arbitre, mais
selon la règle commune que le citoyen peut se prévaloir d’une
liberté commune, la liberté garantie par la communauté.

Sa théorie du gouvernement est également par définition


non arbitraire19. C’est le deuxième élément qu’il faut souligner
ici. La non domination s’exprime par la lutte contre toutes les
formes que peut prendre le despotisme politique, de la tyrannie
d’un seul à celle de quelques-uns :
Le but du gouvernement, c’est le bien du genre humain ;
or qu’est-ce qui vaut mieux pour le genre humain ? que le
peuple soit sans cesse exposé à la volonté sans limite d’un
tyran, ou que ceux qui gouvernent puissent parfois rencontrer
l’opposition quand ils commettent des abus dans l’emploi
de leur pouvoir, et quand ils l’utilisent pour détruire les
propriétés du peuple et non pour les conserver ?20

Seule la loi gouverne, cette loi qui manque tant à l’état de


nature, la « loi établie, stable et reconnue, reçue et avouée par le
consentement commun pour la norme du droit et du tort, et pour
la mesure commune permettant de trancher tous les différends

18 Id., ibid., op. cit., VII-87, p. 62-63.


19
Id., ibid., op. cit., XI-135.
20
Id., ibid., op. cit., XIX-229, p. 164-165.

66
Christophe Miqueu

surgissant entre eux. »21 Il nous faut donc penser ce qui relève de
l’intérêt général, comme étant ce qui est le cœur même de la loi.
Pas un homme au-dessus des lois, tel est le leitmotiv classique
des républicains que Locke précise en montrant le résultat de
l’abandon par tout homme de son pouvoir naturel pour fonder la
communauté :
– il abandonne sa capacité de juger ce qu’il estime bon
pour se préserver ainsi que tout le genre humain au profit de « la
réglementation des lois que fait la société, dans toute la mesure
où sa propre préservation et celle des autres membres de la
société l’exigeront »22
– il abandonne totalement son pouvoir de punir les crimes
commis à son encontre et s’engage à soutenir de toutes ses
forces le pouvoir exécutif, car seule la communauté a la force de
faire exécuter les lois et de juger les crimes.
Ce double abandon est l’expression concrète d’une remise
en question de toute forme d’oppression politique. Dès lors que
l’abandon est reconnu, c’est-à-dire que la communauté existe,
alors le gouvernement n’a plus d’autre fin « que la paix, la sûreté
et le bien public du peuple »23.

Mais l’oppression n’est pas simplement politique. Elle peut


exister au plan économique et social également. Et une
république qui laisserait subsister en son sein des dispositifs
législatifs, qui permettent une vie aisée pour une minorité tandis
que la majorité parviendrait à peine à survivre, serait une
contradiction dans les termes. L’homme ne peut conserver son
existence dans la société politique, selon la loi naturelle, que si
l’existence du genre humain est aussi préservée. Dès lors, « parce
que la loi fondamentale de nature est la préservation du genre
humain, aucun décret humain ne saurait être bon ni valide s’il y

21 Id., ibid, op. cit., IX-124, p. 91.


22
Id., ibid, op. cit., IX-129, p. 92.
23
Id., ibid, op. cit., IX-131, p. 93.

67
CORPUS, revue de philosophie

est contraire »24. La société civile lie les hommes entre eux en en
faisant des concitoyens. Au moment où ils entrent en société, les
hommes se retrouvent détenteur d’une charge plus grande que
leur simple destinée puisque leur existence civile inclut désormais
officiellement, et non plus simplement naturellement, la considération
de l’humanité de leurs semblables.
La seule manière, pour quelqu’un, de se départir de sa
liberté naturelle, et de se charger des liens de la société
civile, c’est de s’accorder avec d’autres pour se joindre et
s’unir en une communauté, afin de mener ensemble une
existence faite de bien-être, de sécurité et de paix, dans la
jouissance assurée de leurs propriétés, et dans une sécurité
accrue vis-à-vis de ceux qui ne sont pas membres de cette
communauté. Tout groupe d’hommes est autorisé à agir
ainsi, puisque cela ne lèse en rien la liberté du reste du
genre humain qui demeure, comme auparavant, dans la
liberté de l’état de nature.25

Le souci éthique correspond au souci politique, la lutte


contre l’arbitraire à l’affirmation de la citoyenneté, et Locke retrouve
en la modernisant l’affirmation républicaine traditionnelle :
La règle Salus populi suprema lex est certainement si juste
et si fondamentale qu’on ne saurait se tromper dangereusement
si on la suit sincèrement26.

Et bien la suivre, c’est bien entendu ne pas concevoir une


République qui puisse favoriser certains de ses membres et
défavoriser le plus grand nombre, ne pas même imaginer une
République qui puisse laisser vivre certains de ses membres dans
le luxe quand le plus grand nombre erre dans la pauvreté, car il y
aura incompatibilité dans les termes. Ce n’est pas que Locke
nous explique déjà que la République doit être poussée jusqu’au
bout, c’est précisément que son universalisme premier ne peut

24 Id., ibid., op. cit., XI-135, p. 98.


25
Id., ibid., op. cit., VIII-95, p. 70.
26
Id., ibid., op. cit., XIII-158, p. 115.

68
Christophe Miqueu

laisser place à l’oppression, quelle qu’elle soit, et à l’arbitraire qui


l’anime par définition. La dignité de l’existence de tous les
hommes, grâce à des conditions matérielles rendant possible une
vie décente est la finalité nécessaire de la société républicaine.

Il n’est malheureusement pas habituel de parler de la


philosophie politique de Locke en ces termes, mais il est
également tout simplement inhabituel d’en parler et de
regarder de près l’ensemble des textes du Second traité en ne se
focalisant pas simplement sur les conséquences supposés d’une
lecture marxiste ou libérale de sa théorie de la propriété. Les
études récentes sur Locke sont ignorées au motif qu’elles sont
contextualistes au plan méthodologique. Le chapitre V du Second
traité est la référence éternelle, alors que c’est précisément lui qui
a fait l’objet de la plus grande attention de James Tully27. On
confond les propos anthropologiques sur l’accumulation et les
analyses politiques sur le gouvernement, on confond d’une
certaine manière Filmer et Locke ! Car c’est bien le premier, auquel
s’oppose frontalement Locke dans le Premier traité, qui est le père
du capitalisme contemporain, ayant compris qu’il lui fallait
légitimer intellectuellement les conditions d’une extension sans
limite de la propriété pour pouvoir sauver sa théorie du pouvoir
absolutiste. Car seul celui dont la domination n’a pas de limite,
notamment au plan de la propriété foncière, peut envisager sans
obstacle de maintenir un pouvoir sans limite. Le pouvoir du
propriétaire sur ses terres, du père sur ses enfants et du roi sur
ses sujets, est illimité, voilà une constante, justifiant qu’il est
acceptable d’user et d’abuser des êtres comme des choses qui nous
seraient soumises. Le libéralisme, comme philosophie, est précisément
l’aboutissement d’une théorie de l’absence de limites, dont
l’absolutisme, et sa direction nécessairement arbitraire, est
l’application politique la plus naturelle. L’individualisme absolu,
au plan social, comme la liberté d’entreprendre au plan

27 James TULLY, Locke, Droit naturel et propriété, traduction de Ch. J. Hutner,


Paris, PUF, 1992.

69
CORPUS, revue de philosophie

économique, en sont dès lors les moyens les plus évidents de


pérennisation. La propriété, la domination et l’empire ne font qu’un
et relèvent bien d’une même logique.
Non seulement Locke s’appuie sur sa conception du droit
naturel pour réfuter Filmer dans le Premier traité, mais en plus il
s’appuie sur la seconde scolastique espagnole pour prendre ses
distances avec la théorie du dominium afin de comprendre ce
qu’est la propriété dans un cadre non arbitraire. Or si l’arbitraire
ne peut exister sans remettre gravement en cause l’idée du
gouvernement légitime, c’est donc qu’il n’est possible dans
aucune de ses dimensions. C’est donc en référence à sa théorie
du droit naturel que se comprend sa théorie de la propriété, et
non l’inverse. Si l’on ne part pas du principe que tout est
initialement à tous, et que le fondement de toute organisation
humaine passe par l’idée d’humanité au fondement du droit
naturel ; si on ne sort pas de la vision anachronique de
l’individualisme possessif 28 qui n’est que le reflet inversé de la
lecture libérale avec des lunettes d’un Marx qui ignorerait le
passé auquel Locke appartenait, alors on manque l’essentiel de
ce qui, pour Locke, est au cœur de la construction du modèle de
gouvernement civil qu’il défend.

4. Locke et la politique révolutionnaire


On pourrait être surpris d’une telle prise de position
intellectuelle, tant en effet la figure de Locke, pour nombre de ses
interprètes, comme pour nombre de théoriciens politiques
contemporains, est associée au libéralisme. Cet anachronisme
fondamental est probablement l’origine des deux préjugés dont
nous parlions dans l’entame de cet article. Si Locke se rattache
naturellement à la pensée libérale, il va de soi qu’il appartient au
patrimoine anglophone, et qu’il convient pour justifier le consensus

28 C.-B. MACPHERSON, La théorie politique de l’individualisme possessif de Hobbes


à Locke, trad. de M. Fuchs, Paris, Gallimard, 1971.

70
Christophe Miqueu

mou qui anime nos sociétés libérales centrées sur l’intérêt


individuel, croit-on. Pourquoi alors chercher plus loin quand des
décennies de lecture donnent les mots pour le dire. Et pourtant,
une mise en contexte, même minime, suffit pour révéler l’ampleur
de l’erreur et pour retrouver la radicalité fondamentale de
l’engagement lockien.
C’est ce qu’a brillamment réalisé Richard Ashcraft, dans
un ouvrage à dimension historique, trop souvent remisé voire
ignoré par les philosophes, La politique révolutionnaire et les Deux
traités du gouvernement de John Locke29. J’affirme au contraire
que cette contextualisation est indispensable pour qui veut comprendre
le débat politique de la période et la pensée de Locke, les termes
qu’il utilise sans risquer l’illusion de lire une philosophie hors-sol
et hors-temps, sans chair ni sang. Ashcraft nous explique en
effet, par le menu, les années d’engagement politique incontestables
passées par Locke auprès du leader politique républicain radical
Shaftesbury, chef de l’opposition à Charles II. Ashcraft n’y va pas
par quatre chemins, il est clair d’emblée. Locke et ses amis sont
radicaux au plan politique au sens où :
les actions politiques engagées par ces individus ou contre
eux fournissent la définition de base du terme « radical »
tel que je l’utilise. Il décrit leur situation à l’extrême gauche
du spectre politique existant au cours de leur période
d’activité. Les différentes dimensions du radicalisme ne
sont pas toutes d’ordre théorique et, dans la mesure où la
mobilisation d’individus dans des actions révolutionnaires
constitue une part importante de toute définition du
radicalisme politique, je crois que cette étiquette peut
légitimement être attachée aux individus étudiés ici30.

29
Richard A SHCRAFT, La politique révolutionnaire et les deux traités du
gouvernement de John Locke, (1986) trad. de l’anglais par J.-F. Baillon,
Paris, PUF, 1995.
30
Id., op. cit., p. xiii.

71
CORPUS, revue de philosophie

Et révolutionnaires, Locke et ses amis le sont au sens où


ils veulent renverser le régime du papiste Charles II issu de la
restauration en Angleterre. La force et le privilège de Locke, outre
sa proximité avec Shaftesbury est d’être, sans doute avec Sidney,
de tous les intellectuels républicains radicaux avec lesquels
Ashcraft montre bien à quel point il partage un vocabulaire et
une histoire commune, le plus cohérent et le plus brillant. Il y a
un corpus de pamphlets et de textes politiques radicaux qui
mûrissent à foison dans cette période. Parmi eux les Deux traités
de Locke sont ceux que la postérité a retenus. Et comme elle l’a
fait en évacuant tout contexte, alors chacun a cru bon de croire
que le contexte n’existait pas ! A côté des écrits eux-mêmes,
Locke était étroitement lié aux actions insurrectionnelles et
autres tentatives révolutionnaires de coups d’état qui animaient
cette époque :
Le Clerc note […] que Locke « apporta sa contribution à
quelques pièces que Sa Seigneurie publia ». De nombreuses
preuves viennent appuyer ces affirmations. Presque aussitôt
après avoir rejoint la maisonnée de Shaftesbury en 1667,
Locke ébauche plusieurs versions d’un projet qui recommande
d’accorder la tolérance aux dissidents, attitude politique
dont Shaftesbury est devenu un des principaux porte-
parole. En 1668, Locke rédige un brouillon sur le taux
d’intérêt « à la demande » de Shaftesbury, alors chancelier
de l’Échiquier. L’année suivante, il rédige avec Shaftesbury
les Constitutions fondamentales de la Caroline, pour la colonie
dont ce dernier est un des propriétaires originels. Quand
Shaftesbury devient président du Conseil du commerce (Council
of Trade), Locke en est nommé secrétaire. Quand Shaftesbury,
en qualité de chancelier de l’Échiquier, obtient le droit de
distribuer un certain nombre de bénéfices au clergé, c’est
Locke qui examine les demandes présentées par les candidats
et qui tient un registre de ces nominations. À plusieurs
occasions, Locke entreprend la recherche de précédents
juridiques et parlementaires à l’appui des lignes politiques
adoptées par Shaftesbury. Il prépare des notes pour les
discours de Shaftesbury, à la rédaction desquels il participe
vraisemblablement. Locke transmet des messages politiques

72
Christophe Miqueu
de Shaftesbury à diverses personnalités politiques wighs et
participe à la diffusion de brochures politiques wighs. Il
tient à l’intention de Shaftesbury un journal politique
concernant les projets de loi examinés au Parlement, rend
compte des discours qui y sont prononcés et rédige des
notes sur les débats. À l’époque du complot papiste, il
contribue à la production des témoins, à l’élaboration de
plans d’action […]. Locke accompagne Shaftesbury à de
nombreuses réunions importantes où les chefs wighs
définissent leur stratégie politique, y compris certaines au
cours desquelles des plans d’insurrection sont étudiés. En
d’autre terme, Locke […] s’acquitte de ses devoirs de
conseiller et de secrétaire avec sérieux et, on peut le
supposer, avec une très grande efficacité31.

Si Locke a pu théoriser le gouvernement non arbitraire et


contribuer sur la base de sa philosophie du droit naturel à
moderniser la pensée républicaine, c’est bien parce que son
œuvre est le fruit d’une époque, celle des années de Restauration,
du début des années 1660 à la fin des années 1680. Il est en
cela, à l’image de Sidney qui comme lui et pour les mêmes raisons
s’opposa frontalement à Filmer et traita du gouvernement civil,
un auteur républicain révolutionnaire, à tout le moins durant
la période où il seconde le chef de l’opposition à Charles II et écrit
les Deux traités. La conception du droit naturel dans ce contexte,
et spécifiquement la conception de l’état de nature, devient dès
lors également un moyen pour justifier la résistance à
l’oppression et notamment la lutte armée contre l’oppresseur.
L’état de nature est au fond celui auquel le peuple, et de manière
générale tout groupe appartenant au genre humain, est renvoyé
dès lors que le pouvoir civil abuse de son droit et devient
insupportable pour le plus grand nombre. La Glorieuse
Révolution, qui clôt ces années d’engagement intensif pour
Locke, sera bien fade aux yeux de nombre de radicaux dont

31
Richard ASHCRAFT, op. cit., p. 91-93.

73
CORPUS, revue de philosophie

Locke, qui la trouveront inachevée. La publication des Deux


traités est comme l’évocation de ce qu’elle aurait pu être et
comme le dit si bien Ashcraft :
il n’est pas exagéré de dire qu’après tout, en publiant les
Deux traités du gouvernement, Locke s’acquitte d’une dette
envers le comte de Shaftesbury et la « noble cause » pour
laquelle lui et des milliers d’autres ont combattu32.

Christophe MIQUEU
Université de Bordeaux,
SPH, philosophie politique

32
Richard ASHCRAFT, op. cit., p. 639.

74
LE DÉBAT LE MERCIER DE LA RIVIÈRE/MABLY,
OU « L’ÉCONOMIE POLITIQUE DESPOTIQUE »
CONTRE LES LUMIÈRES 1767-17681

Dans les années 1750, un nouveau courant de pensée


apparut autour du médecin François Quesnay, introduit à la cour
de Louis XV par Madame de Pompadour. Ses idées nouvelles
séduisirent le roi qui, conscient de la crise que connaissait son
Royaume, voulut tenter l’expérience des réformes que ces
économistes physiocrates présentaient comme capables d’apporter
les plus prompts remèdes. Ils proposèrent au roi un audacieux
programme liant la réforme de l’agriculture et du commerce des
grains à celle du pouvoir municipal. L’objectif était de renforcer la
propriété foncière, en liquidant le domaine des biens communaux
au profit des seigneurs et en expropriant la paysannerie pauvre,
d’étendre la grande culture céréalière, apparue au XVIIe siècle et
capable d’alimenter les grandes villes. Ils voulaient encore que le
commerce des grains échappe à la réglementation, qui protégeait
les consommateurs et empêchait les spéculations à la hausse des
prix des subsistances. Cette hausse, à leurs yeux, devait bénéficier
aux fermiers comme aux propriétaires rentiers et au fisc, bref à
tout le monde, excepté aux salariés et tous ceux dont les salaires
et les revenus restaient fixes !
Ces réformes économiques s’accompagnaient d’une
réorganisation du pouvoir municipal permettant une véritable
prise de pouvoir par une audacieuse alliance des riches, qu’ils soient
seigneurs, négociants ou manufacturiers, grâce à l’introduction

1 Cet article reprend en le développant un travail précédent, « Mably critique


de l’économie politique despotique : Physique sociale contre liberté en
société », in Études Jean-Jacques Rousseau, 1999, n° 11, p. 195-220.

Corpus, revue de philosophie, n° 64, 2013. 75


CORPUS, revue de philosophie

d’institutions électives dans un cadre censitaire, réservant le droit


de vote à un certain niveau de richesse.
Les réformes commencèrent d’être appliquées par Laverdy
nommé contrôleur général en 1764. La hausse des prix des
subsistances provoqua une effroyable famine factice, ruinant les
pauvres, dont une partie mourut de malnutrition et parfois de
faim, jusqu’à ce que le roi arrête tout, en 1769, remercie les
réformateurs, dont il jugea patent l’échec, et rétablisse « l’ancien
régime » de réglementation du prix des subsistances protégeant
les consommateurs2.
Ce fut au moment de leur échec et du grand débat qu’il
suscita en France qu’un des principaux théoriciens du courant
physiocratique, Le Mercier de La Rivière, publia une défense de la
doctrine : L’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques,
publié en 17673. La même année, Dupont de Nemours, adepte de
ce courant, réédita des textes du «divin docteur » Quesnay,
publiés dans les années 1765-1767, sous le titre Physiocratie4,
au moment même où ce débat déconsidéra jusqu’au nom même
de ce courant auquel ses successeurs, principalement Turgot,
durent renoncer et se présenter sous de nouvelles appellations.

2 Marc BLOCH a été le premier à étudier l’histoire de ces réformes physiocratiques,


L’individualisme agraire dans la France du XVIIIe siècle, Paris, Colin,
1930 ; Maurice B ORDES , La réforme municipale du contrôleur général
Laverdy et son application, 1764-1771, Toulouse, 1968 et L’administration
provinciale et municipale en France au XVIIIe siècle, Paris, SEDES, 1972 ;
Florence GAUTHIER, Guy R. IKNI éd., La guerre du blé au XVIIIe siècle. La
critique populaire du « libéralisme » économique, articles d’E.P. THOMPSON,
V. BERTRAND, C. A. BOUTON, F. GAUTHIER, D. HUNT, G.R. IKNI, Paris, Ed. de
la Passion, 1988.
3 Paul Pierre LE MERCIER DE LA RIVIÈRE (1719-1801), L’Ordre naturel et essentiel
des sociétés politiques, Londres, 1767, rééd. par Francine MARKOVITS,
Paris, Fayard, Corpus, 2001. Voir aussi le n° 40 de la revue Corpus,
« Nature et société au XVIIIe siècle. Dossier économie politique », mis en
œuvre par Francine MARKOVITS, 2002.
4 QUESNAY, Physiocratie ou constitution naturelle du Gouvernement le plus
avantageux au genre humain, Paris, (1767), Garnier-Flammarion, 1991
par Jean CARTELIER.

76
Florence Gauthier

En 1768, Mably répondait à Le Mercier de La Rivière en


publiant ses Doutes proposés aux philosophes économistes sur
l’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques.

Le Mercier de La Rivière demeure encore peu étudié de nos


jours. Avocat au Parlement de Paris, il s’anoblit en achetant une
charge, rencontra Quesnay en 1757 et fut nommé par le ministre
de la marine, Choiseul, intendant des Îles du Vent, dont le siège
était Fort-Royal de la Martinique, au début de la Guerre de Sept
Ans. Le 27 mai 1762, Le Mercier en fut chassé par la révolte des
colons qui livrèrent l’île aux Anglais, trahissant le roi et son
intendant. Il conseilla toutefois à Louis XV de négocier, en échange
du Canada, la restitution de ces îles à sucre et à esclaves,
persuadé de leur avenir prometteur. À la fin de l’année 1762,
Choiseul le nommait à nouveau intendant de la Martinique, mais
ses réformes lui aliénèrent le soutien des planteurs, qui obtinrent
sa révocation, alors que, malade, il quittait son poste en 17645.
Quand il rentra en France, ses amis physiocrates avaient commencé
leur politique de réformes et il assista à leur échec. Il publia son
ouvrage dans le but de défendre leur doctrine fortement attaquée.
Adam Smith estimait Le Mercier comme le meilleur théoricien
de la « secte » physiocratique, qui traitait, précisait-t-il, de « l’économie
politique, de la nature et des causes de la richesse des nations
(…) et de tout autre branche du système de gouvernement (…)
On trouvera l’exposition la plus claire et la mieux suivie de cette
doctrine dans un petit livre écrit par M. Mercier de La Rivière,

5 Des éléments de sa biographie ont été retrouvés par Louis-Philippe MAY,


Le Mercier de la Rivière. Aux origines de la science économique, Aix-
Marseille, CNRS, 1975 et LE MERCIER DE LA RIVIÈRE, Mémoires et inédits
sur le gouvernement économique des Antilles, Paris, CNRS, 1978. Voir
aussi Florence GAUTHIER, « À l’origine de la théorie physiocratique du
capitalisme, la plantation esclavagiste. L’expérience de Le Mercier de la
Rivière, intendant de la Martinique », Actuel Marx, PUF, 2002, n° 22, p. 51-
71 ; « Le Mercier de la Rivière et les colonies d’Amérique », Revue Française
d’Histoire des Idées Politiques, n°20 Les physiocrates et la Révolution
française, 2004, p. 261-283.

77
CORPUS, revue de philosophie

ancien intendant de la Martinique, intitulé : L’Ordre naturel et


essentiel des sociétés politiques.6 »

Gabriel Bonnot de Mably fit ses études à Lyon et à Paris et,


à la différence de son frère Condillac, ne devint pas prêtre. Tout
jeune, il fut choisi comme secrétaire par le ministre des affaires
étrangères, le cardinal de Tencin, de 1742 à 1747. Il rompit
toutefois avec ce dernier parce qu’il s’était opposé à un mariage
entre catholique et protestant. Mably choisit l’indépendance et se
consacra à la philosophie du droit naturel et en particulier à
l’actualisation d’un droit des gens cosmopolitique. Il prit
conscience que les politiques des empires européens imposaient
de penser les relations entre les peuples à l’échelle planétaire et
pas seulement aux niveaux national ou régional. Mably fut à la
fois un diplomate, un historien, un philosophe, un politique et
un critique de l’économie politique7.

La physiocratie comme nouvelle « révélation » et « vraie »


théologie
Le Mercier ouvre sa description de l’ordre naturel des
sociétés en affirmant son origine divine :
… ainsi nous devions regarder la société comme étant
l’ouvrage de Dieu même ; et les lois constitutives de l’ordre

6
Adam SMITH, La Richesse des Nations, (1776) trad. de l’anglais (1881)
Garnier-Flammarion, t. 2, L IV, chap. 9. Des systèmes agricoles, p. 299. Le
petit livre fait tout de même 536 p. !
7
MABLY, (1709-1785) consacra de nombreux ouvrages au droit des gens : Le
droit public de l’Europe, 1746 ; Principes de négociations pour servir
d’introduction au droit public de l’Europe, 1757 ; Entretiens de Phocion sur
le rapport de la morale avec la politique, 1763, ouvrages qui préparaient la
nouvelle version du Droit public de l’Europe, 1764, réédités dans Œuvres,
Paris, Desbrière, 1794-1795, t. 5, 6, 7 et 10. La critique de l’économie
politique se trouve dans Doutes proposés aux philosophes économistes,
1768 ; Du commerce des grains, écrit en 1775 et publié de façon posthume
en 1789, rééd. Œuvres, t. 11 et 13.

78
Florence Gauthier
social comme faisant partie des lois générales et immuables
de la création8.

Les lois constitutives de l’ordre social, l’organisation sociale


et le gouvernement des sociétés font ainsi partie des lois générales et
immuables de la création divine. Cette affirmation révèle que l’auteur
rompt avec toute la pensée classique qui, depuis l’antiquité,
séparait la connaissance du monde physique de celle de la faculté
humaine de connaître l’être, le penser, l’agir, ou métaphysique9.
Ce rejet initial de la métaphysique est proprement bouleversant.
Le Mercier souligne que l’aboutissement de ses recherches
a été une véritable « révélation » de l’ordre divin qu’il a voulu faire
partager en écrivant son ouvrage :
un ordre enfin, dont la sainteté et l’utilité en manifestant
aux hommes un Dieu bienfaisant, les prépare, les dispose,
par la reconnaissance, à l’aimer, à chercher par intérêt
pour eux-mêmes, l’état de perfection le plus conforme à
ses volontés10.

Le Mercier estime que cet ordre naturel des sociétés


politiques se répandra sur la terre entière, puisqu’il est la
manifestation de Dieu lui-même, qu’il en a eu la révélation et en
est le prophète11.

8
LE MERCIER DE LA RIVIÈRE, L’ordre naturel…, op. cit., Discours préliminaire,
p. 11.
9 Jean-Pierre FAYE, La philosophie désormais, Colin, 2003, II. Chap. 1. Débat
sur la métaphysique et invention du sujet.
10
LE MERCIER, ibid., p. 12.
11 Le caractère théologique de la pensée physiocratique a été constaté dès
son vivant, A. Smith parle de « secte », voir n. 6, puis, après une longue
période de cécité à ce sujet, à nouveau par des chercheurs récents comme
Francine MARKOVITS dans L’ordre des échanges. Philosophie de l’économie
et économie du discours au XVIIIe siècle en France, PUF, 1986, p. 227-254 ;
Simone Meissonnier, La balance et l’horloge. La genèse de la pensée
libérale en France au XVIIIe siècle, Paris, Ed. de la Passion, 1989 ; Yves
CITTON, Portrait de l’économiste en physiocrate, Paris, 2000, chap. 8.

79
CORPUS, revue de philosophie

Le droit de « propriété exclusive » est dans l’ordre divin


Le but de la société est d’augmenter la production et de
multiplier les hommes. L’augmentation des productions dépend
du droit de propriété, dont l’auteur affirme avoir découvert
l’origine naturelle :
C’est donc de la nature même que chaque homme tient la
propriété exclusive de sa personne et celle des choses
acquises par ses recherches et ses travaux. Je dis la
propriété exclusive, parce que si elle n’est pas exclusive,
elle ne serait pas un droit de propriété.

Il appelle cette propriété exclusive la propriété mobilière12,


car la culture des terres nécessite des travaux qui exigent des
avances et constituent la justification même de la propriété
privée de chaque premier cultivateur.
Cette apparition de la propriété mobilière exclusive du premier
cultivateur est singulière car l’histoire nous apprend que ces
avances pouvaient prendre bien d’autres formes, qu’offraient, par
exemple, les communautés villageoises du Royaume de France,
avec des travaux collectifs de défrichements, d’entretien des biens
communaux, de répartition des droits d’usage ou encore
d’assolement réglé des cultures d’un village13. Or, ce que décrit
Le Mercier me semble pouvoir être rapproché de ce qu’il a connu
lors de son intendance dans les colonies esclavagistes françaises
d’Amérique. Voyons de plus près : une fois les populations
indiennes éliminées par une première période de colonisation
espagnole, ces terres sont devenues possessions de la couronne
de France, au XVIIe siècle. Le roi distribuait gratuitement « ses »
terres à des colons planteurs choisis, qui disposaient « d’avances »,
sous la forme principale de privilèges fiscaux, pour se procurer
une main-d’œuvre « engagée » ou esclave. C’est encore là qu’une

12
Ibid., chap. 2, p. 24, souligné dans le texte.
13 Voir Marc BLOCH, Les caractères originaux de l’histoire rurale française,
Paris-Oslo, 1931, Chap. 2. La vie agraire.

80
Florence Gauthier

forme de propriété privée d’un type particulier est apparue, cette


propriété privée exclusive dont parle Le Mercier14.
Par contre, dans le Royaume de France, il existait trois
formes de propriété : les biens communaux, propriété collective
des habitants ; les alleux, terres qui n’avaient jamais été soumises
à une seigneurie ; enfin les seigneuries qui n’étaient pas une
forme de propriété exclusive, on le sait, et dont les droits de
possession étaient doublement partagés entre seigneurs et
tenanciers. La définition que donne Le Mercier de la propriété
privée exclusive ne sort pas de son imagination, mais de son
observation des réalités de la société coloniale esclavagiste. Ce
qui relève toutefois de son invention c’est d’en avoir fait la forme
unique de son ordre naturel. Mais ce produit de l’histoire
humaine n’empêche toutefois pas de douter de son origine
naturelle en dépit de l’affirmation de l’auteur !

Le bonheur est dans la consommation illimitée


Pour se conformer à l’ordre naturel des sociétés, Le Mercier
impose à l’humanité d’obéir à : « l’ordre des devoirs et des droits
réciproques dont l’établissement est essentiellement nécessaire à
la plus grande multiplication possible des productions, afin de
procurer au genre humain la plus grande somme de bonheur et
la plus grande multiplication possible. »
La réussite la plus remarquable de Le Mercier est, sans
doute, d’avoir conçu un matérialisme de la jouissance consumériste
illimitée en termes de théologie nouvelle, et cela en plein XVIIIe
siècle ! Il est probable que certains courants de pensée du XXe
siècle ont été séduits par ce matérialisme consumériste qui leur a
voilé sa nature théologique15.

14 Florence GAUTHIER, « À l’origine de la théorie physiocratique du capitalisme,


la plantation esclavagiste. L’expérience de Le Mercier de la Rivière,
intendant de la Martinique », art. cit., p. 61.
15 On a même été jusqu’à rapprocher Le Mercier de Marx, en confondant le
consumérisme physiocrate avec la méthode de Marx ! Jean CARTELIER a
fait récemment une intéressante mise au point sur les interprétations de
la physiocratie, qui ont été déclinées successivement dans des courants

81
CORPUS, revue de philosophie

Liberté, propriété exclusive et inégalité sociale sont dans


l’ordre naturel
Le Mercier conçoit la liberté personnelle comme une conséquence
de la propriété exclusive et livre le secret de son ordre naturel :
La propriété mobilière n’est pour ainsi dire qu’une manière
de jouir de la liberté personnelle, ou plutôt c’est la
propriété personnelle elle-même considérée dans les rapports
qu’elle a nécessairement avec les choses propres à nos
jouissances ; on est donc obligé de respecter, de protéger la
propriété mobilière, pour ne pas détruire la propriété
personnelle, la propriété foncière et la société16.

Plus on est riche en propriété mobilière, plus on est libre et


heureux ! la liberté est une étendue mesurable chez le matérialiste
qu’est Le Mercier : « Telle est l’étendue de la propriété, telle est
l’étendue de la liberté17. »
Le Mercier oppose deux formes de liberté, la « liberté
physique » à la « liberté métaphysique » :
Il est sensible que par le terme de liberté, il ne faut point
entendre cette liberté métaphysique qui ne consiste que
dans la faculté de former des volontés ; c’est la faculté, la
liberté de les exécuter dont il s’agit ici ; car sans la
seconde, la première est absolument inutile18.

La liberté physique correspond à l’étendue de la propriété


qui procure la masse de consommation : elle est matérielle. La
liberté métaphysique est la faculté de vouloir, désirer, penser,
concevoir, c’est le libre arbitre, en un mot la liberté de penser et
d’agir que les humanistes expriment comme le propre de l’humain.

politiques dominants du XXe siècle, à savoir le courant libéral, marxiste et


totalitaire, voir son éclairante introduction à QUESNAY, Physiocratie, (1991),
op. cit., p. 56 et s.
16 LE MERCIER, op. cit., p. 41.
17
Ibid., chap. 5, p. 45.
18
Ibid., p. 44.

82
Florence Gauthier

Le Mercier la refuse parce qu’elle est dangereuse et porteuse de


désaccords sur les principes de l’ordre naturel.
Il opère la même distinction entre « l’ordre surnaturel » et
« l’ordre naturel » qui concerne… le divin ! et qu’il condamne, car
le premier est : « l’ordre des volontés de Dieu, connues par la
révélation », tandis que le second « se fait connaître à tous les
hommes par le secours des seules lumières de la raison19 », qui
est l’évidence. Ainsi, le Dieu de Le Mercier n’est pas celui des
religions révélées, mais celui de l’ordre naturel dont il a eu, lui, la
révélation : celui-là seul est le bon et doit s’imposer à l’humain,
définitivement dépouillé de sa faculté de penser, vouloir, critiquer.
La propriété exclusive est alors la clé de voûte de son
édifice économique, social et politique et entraîne « l’inégalité des
conditions parmi les hommes20 ». Son monde se précise : l’humanité
est divisée en propriétaires exclusifs et les autres. Sa conception
du droit est liée à la propriété exclusive et constitue une rupture,
violente elle aussi, avec la conception médiévale et humaniste du
droit qui lie l’appartenance au genre humain à des droits attachés à
la personne ayant, de ce fait, un caractère réciproque et universel21.

Chez Le Mercier, la société est composée des « propriétaires


exclusifs » qui en sont le moteur, car ils ont le monopole de la
production agricole en produits alimentaires et matières premières
pour l’industrie. Parmi eux, la classe des cultivateurs – ou
entrepreneurs de culture – investit dans les avances nécessaires.
Ces avances annuelles font partie des dépenses fixes qui seront
défalquées du « produit brut » pour obtenir le « produit net ».
C’est là que l’on trouve « la classe qui vend ses travaux aux
autres hommes22 », en effet, les frais pour se procurer la main-
d’œuvre et les salaires font partie des dépenses fixes.

19
Ibid., chap. 6, p. 48.
20 Ibid., chap. 2, p. 28.
21
Voir dans ce même n°, l’article de Florence GAUTHIER, « Éléments d’une
histoire du droit naturel… ».
22
LE MERCIER, op. cit., Discours préliminaire, p. 9.

83
CORPUS, revue de philosophie

J’ai déjà fait remarquer que cette comptabilité, devenue


aujourd’hui la norme des entreprises de type capitaliste, était
pratiquée par les planteurs esclavagistes à l’époque moderne,
comme l’attestent leurs livres de compte qui placent l’achat de la
main-d’œuvre parmi les avances annuelles. L’édit de Colbert de
1685 précise ainsi que l’esclave fait partie des choses mobilières :
« Art. 46. Voulons que… la condition des esclaves soit réglée en
toutes affaires, comme celle des autres choses mobilières… »
Karl Marx avait fort bien vu cet aspect chez un physiocrate,
le comte de Buat-Nançay, qu’il rapproche sur ce point de Ricardo
qui plaçait, lui aussi, les ouvriers parmi les faux frais :
Si, parlant du produit net, il (Buat) commet l’erreur de
n’avoir en vue que la rente ne change rien à la chose ;
Ricardo la répète à propos du produit net en général. Les
ouvriers font partie des faux frais et n’existent qu’afin de
permettre aux possesseurs du produit net de « former la
société ». Le sort des ouvriers libres n’est conçu que
comme une forme modifiée de l’esclavage, nécessaire pour
que les classes supérieures « forment » la société23.

Marx a bien saisi que cette place centrale donnée aux


propriétaires fonciers a pour fonction de voiler l’apport du travail,
réduit aux coûts de production ou faux frais, et de construire le
mythe de la classe supérieure créatrice de toute la richesse sociale,
celle qui « forme » la société, exactement comme le répète Le
Mercier, tout au long de son long ouvrage. Ce mythe esclavagiste
réapparaît encore dans le nom de « classe stérile », donné par les
physiocrates à celle de l’industrie et du commerce, car seule la
propriété mobilière est à leurs yeux productive.

Le despotisme légal de l’évidence

Chez Le Mercier, le système de gouvernement est devenu


une branche de la physique et comme telle, indiscutable :

23 Voir Florence GAUTHIER , « À l’origine de la théorie physiocratique, la


plantation esclavagiste…», art. cit., p. 56 et 70 ; Karl MARX, Théories sur la
plus-value, trad. de l’allemand, Paris, Ed. Sociales, 1974, t. 1, p. 446.

84
Florence Gauthier
Si quelqu’un faisait difficulté de reconnaître l’ordre naturel
et essentiel de la société pour une branche de la physique,
je le regarderais comme un aveugle volontaire, et je me
garderais bien d’entreprendre de le guérir.

La vérité de l’ordre naturel doit s’imposer, c’est une évidence,


c’est la raison même qui doit guider les lois : « je dis que cette
évidence deviendra nécessairement législatrice24. »
Le pouvoir législatif a trouvé sa solution, ce sont ces lois
divines, maintenant connues grâce au livre de notre prophète,
qui doivent être appliquées, par qui ? par un roi souverain
« copropriétaire du produit net des terres de sa domination… le
plus grand propriétaire foncier25 », qui défendra par intérêt
personnel et public cette nouvelle aristocratie des propriétaires,
dont il se bornera à appliquer les lois.
Le Mercier propose une nouvelle monarchie à souveraineté
absolue, copropriétaire de la classe des propriétaires exclusifs.
Or en France, le roi avait autorité, non en son nom personnel,
mais au titre de la république (ou communauté publique ou État)
dont il avait la charge : le roi exerçait la fonction héréditaire de
premier magistrat dans le respect des lois du Royaume, ce qui
formait ce que Jean Bodin appelait une monarchie légitime26.
Une fois encore, Le Mercier avait trouvé dans les réalités
coloniales esclavagistes la source de ses idées : là-bas, le roi,
possesseur des colonies, disposait de manière exclusive des
terres en les distribuant à volonté et c’est ce fait que l’auteur
transforme en souveraineté absolue. Il affirme ainsi son projet de
révolution constitutionnelle, afin d’établir le despotisme légal
dans le Royaume de France. Il est intéressant de préciser que

24 LE MERCIER, op. cit., chap. 6, p. 49, 51.


25 Ibid., p. 52.
26 Voir Jean BODIN, Les six livres de la République, (1576), Corpus des œuvres
de philosophie en langue française, Fayard, 1986, I, 8 ; Charles LOYSEAU,
Traité des offices, (1610) ; Philippe SUEUR, Histoire du droit public français,
Paris, PUF, 1989, t. 1, Le statut de l’État monarchique, p. 71.

85
CORPUS, revue de philosophie

Louis XV qui, lui, ne confondait pas les colonies possessions de


la couronne avec le Royaume, a rejeté ce despotisme légal
des physiocrates27 !

L’instruction publique propre au despotisme légal


L’objectif de la physiocratie est maintenant précisé, toutefois,
l’instruction publique selon Le Mercier mérite encore l’attention.
Le caractère dogmatique de sa pensée est nettement affirmé et
l’évidence, vérité divine, n’est susceptible ni d’erreur, ni d’opinion,
encore moins de débat. Par contre, elle doit être largement répandue
parce que l’auteur a cependant quelque doute sur une acceptation
aisée de son ordre naturel. La première classe, celle des propriétaires,
lui semble forcément éclairée par l’évidence, mais trop peu
nombreuse pour pouvoir « dominer la seconde et l’assujettir
constamment à l’ordre », ce qui est une menace d’un « état de
guerre intestine » provoqué par les opinions et intérêts divergents.
La force physique n’étant pas suffisante – même si cela
surprend chez cet entiché des lois physiques –, il faut combattre
le désordre des opinions28. L’instruction publique sera alors le moyen
d’imposer la connaissance de l’ordre naturel et produira une
« force dominante », une force morale de répression, qui apparaît
comme ce que les Lumières appelaient un préjugé, et notre époque
un dogme, une idéologie dominante ou une pensée unique.
Bien que critique des religions révélées autres que la sienne,
Le Mercier n’en admire pas moins l’efficacité des moyens mis en
œuvre par l’Église pour imposer la foi. L’instruction publique
du despotisme légal s’inspirera de ce précédent : il faudra une
instruction verbale mais aussi le secours « des livres doctrinaux »,
comme celui de Le Mercier lui-même, pour combattre les « hérésies »29.

27 MABLY le précise : « J’entends dire que notre gouvernement ne goûte pas


votre doctrine ; le prince est trop éclairé pour vouloir de votre despotisme
légal qui doit nécessairement dégénérer en despotisme arbitraire », in
Doutes…, op. cit., Lettre 10, p. 237.
28
LE MERCIER, op. cit., chap. 8, p. 65.
29
Ibid., p. 67.

86
Florence Gauthier

Le despotisme naturel de l’évidence amène le despotisme social

La société de l’ordre naturel offre le spectacle de deux


classes aux intérêts contradictoires. La classe dominante des
propriétaires exclusifs détient l’exclusivité de payer l’impôt pour
l’entretien de l’ordre naturel, qui est prélevé sur le produit net et
forme le « produit net disponible » sur lequel s’exerce le droit de
copropriété du souverain.
Dans cet ordre naturel, le travail a disparu comme force
productive, sociale et politique, il fait partie des coûts de
production et seule la propriété exclusive est la source de toutes
les richesses, offrant la vision d’une société sans conflits, dans
laquelle le propriétaire des moyens de production, travail compris,
est la source et le but d’un circuit économique à l’échelle
mondiale : le mythe de la classe des propriétaires exclusifs
« formant » la société sera enfin réalisé ! Cette perfection avait été
schématisée dans le Tableau économique de Quesnay30, que ses
contemporains appelaient, non sans humour, le Zig-zag.

Pour Le Mercier, l’homme n’est pas fait pour vivre libre,


encore moins pour débattre des conditions de son existence, mais
pour obéir à l’évidence qui s’impose à lui comme une puissance
surnaturelle :
Qui est-ce qui ne voit pas, qui est-ce qui ne sent pas que
l’homme est formé pour être gouverné par une autorité
despotique ? Qui est-ce qui n’a pas éprouvé que sitôt que
l’évidence s’est rendue sensible, sa force intuitive et
déterminante nous interdit toute délibération ? Elle est donc

30
Q UESNAY , Physiocratie, op. cit., p. 87 et s. qui décrit cette économie
politique tautologique. Au départ du circuit, les dépenses productives
détenues par les propriétaires exclusifs, source de toute richesse, passent
en subsistances, matières premières et impôt pour nourrir la société, faire
travailler la « classe stérile » (commerce et industrie) et la classe politique
qui maintient l’ordre naturel et retournent aux propriétaires exclusifs sous
forme de produits de consommation : et la boucle est bouclée.

87
CORPUS, revue de philosophie
une autorité despotique, cette force irrésistible de l’évidence,
cette force qui pour commander despotiquement à nos actions,
commande despotiquement à nos volontés. Le despotisme
naturel de l’évidence amène le despotisme social31.

L’auteur a trouvé, de façon géniale, l’expression la plus


adéquate à sa pensée.

Qu’en est-il du droit naturel chez les physiocrates ?


Le Mercier partait d’une conception d’un droit naturel liant
la liberté personnelle et la propriété mobilière, mais très rapidement,
la « liberté physique » est venue annuler la « liberté métaphysique »,
« cette faculté de former des volontés ». De plus, l’ordre naturel
impose son despotisme de l’évidence et interdit toute contestation
de l’autorité et donc tout droit naturel de critiquer l’autorité et de
discuter de l’étalon du juste et de l’injuste.
Une telle négation des facultés humaines, en plein XVIIIe
siècle, semble donner raison à Léo Strauss32, lorsqu’il considère
que le « droit naturel moderne » s’est fourvoyé en dogmatisme
fanatique et il faut regretter qu’il n’ait pas eu connaissance de
quelque physiocrate !
Et pourtant, ce fut bien un défenseur du droit naturel qui
porta cette critique contre les physiocrates, révélant que ce débat
sur le droit naturel, qui a bien eu lieu à l’époque, a sombré dans
l’oubli et qu’il est grand temps de l’en sortir ! Et ce défenseur,
c’était Mably.

Les doutes de Mably au sujet de l’ordre naturel des


sociétés politiques
Mably ne put s’empêcher de répondre à l’évidence de Le
Mercier par l’exposé de ses Doutes proposés aux philosophes

31
LE MERCIER, Op. cit., chap. 22, p. 280, souligné dans le texte.
32 Voir mon article dans ce même numéro « Eléments d’une histoire du droit
naturel : à propos de Léo Strauss, Michel Villey et Brian Tierney ».

88
Florence Gauthier

économistes, sous forme de dix lettres destinées « à l’auteur des


Ephémérides du citoyen », Nicolas Baudeau33.

L’ordre naturel des sociétés contre l’histoire

Le droit de propriété exclusive de Le Mercier, qui lie les


propriétés personnelle, foncière et mobilière, forme le point de
départ des doutes de Mably, qui lui oppose la grande diversité de
l’histoire des sociétés. La séparation de ces trois formes existe bel
et bien et la propriété personnelle a précédé la propriété foncière
et ne lui était donc pas liée ! Les sociétés des Iroquois ou des
Hurons par exemple, précise Mably, ignorent l’agriculture et la
propriété foncière, mais non la propriété personnelle. La
propriété foncière est apparue avec l’agriculture et le partage des
terres, toutefois la propriété foncière peut prendre une forme
usufruitière et pas seulement personnelle, comme le montre
l’exemple des républiques indiennes des Jésuites en Amérique,
qui pratiquaient la communauté des biens et des travaux.
Il n’y a, alors, aucune raison valable qui justifie la forme
de propriété exclusive choisie arbitrairement par Le Mercier, au
mépris de l’histoire des sociétés humaines. Mably met en lumière
la confusion sur laquelle repose l’argumentation de Le Mercier.
En sélectionnant l’exemple des sociétés qui ont connu l’état où
les propriétés foncières sont apparues et avec elles, l’inégalité des
conditions, Le Mercier en a fait un modèle unique et l’a sacralisé
en le qualifiant « d’ordre naturel et essentiel des sociétés »,
d’origine physique et divine.
En rappelant l’histoire, Mably désacralise l’imposante
construction et renvoie à la diversité des expériences sociales.
L’humain ne peut se laisser enfermer dans une expérience
historique unique, ni être condamné à ne pouvoir sortir des
erreurs du passé : l’histoire n’est pas une prison ! Ce que Le

33 L’abbé Nicolas Baudeau, devenu un adepte de la physiocratie, fonda ce


journal et le dirigea depuis 1765, dans le but de promouvoir les réformes
menées par ses amis depuis 1764. En 1767, Dupont de Nemours lui
succéda.

89
CORPUS, revue de philosophie

Mercier a érigé en lois divines, Mably le considère comme une


expérience négative, qu’il est toujours possible de corriger :
Dès que nous avons eu le malheur d’imaginer des
propriétés foncières et des conditions différentes, l’avarice,
l’ambition, la vanité, l’envie et la jalousie devaient se placer
dans nos cœurs pour les déchirer et s’emparer du
gouvernement des états pour les tyranniser… Ce que la
politique n’a pas fait, parce qu’étant déjà détournée de son
objet par l’intérêt des riches et des ambitieux, elle n’était
plus que l’instrument de leurs passions, pourquoi nos
philosophes ne le font-ils pas aujourd’hui ? Leur devoir est
de nous avertir de nos erreurs, et ils présentent les abus
de nos passions comme les lois de la nature34.

Mably s’inquiète de la perte de connaissances de l’histoire


et de la méthode, pourtant fortement développées des Humanistes
aux Lumières, qu’il aperçoit dans cette nouvelle physique sociale,
qui détruit le cœur des sciences de l’humain en se limitant à un
modèle unique de pensée :
Quels mémoires secrets ont appris aux économistes que
toutes les sociétés ont eu à leur naissance la même marche
et la même méthode, qu’elles ont établi les mêmes châtiments,
les mêmes récompenses et les mêmes magistrats ? C’est
une chose qu’il n’est pas raisonnable de présumer, vu la
prodigieuse diversité des circonstances où les hommes se sont
trouvés, et des événements qui les ont invités à se réunir35.

L’ordre naturel des sociétés refuse une anthropologie humaniste

Mably met en lumière la violence unidimensionnelle de


l’ordre naturel qui réduit l’humain à un productivisme consumériste
proportionné à l’inégalité des conditions :
Permettez-moi de vous le dire, Monsieur, il me semble que
la politique de nos philosophes économistes ne portera
jamais la conviction dans l’esprit du lecteur, parce que

34
MABLY, Doutes…, op. cit., Lettre Ière, p. 17-18.
35
Ibid., Lettre 7, p. 166.

90
Florence Gauthier
jamais ils ne considèrent à la fois l’homme par les
différentes qualités qui lui sont essentielles. Tantôt ils ne le
voient que comme un animal qu’il faut repaître et qui n’est
occupé que de sa nourriture ; et alors, toute leur politique
se réduit au produit net des terres, au revenu disponible.
Nos philosophes ont-ils besoin de considérer l’homme comme
un être doué d’intelligence ? ce n’est plus alors un animal
vorace qu’on nous présente ; c’est un ange qui a le bonheur
de ne pouvoir résister à la force de l’évidence. L’évidence
paraît et les passions se taisent respectueusement36.

Sa croyance en des lois naturelles de l’économie empêche


Le Mercier de comprendre que la propriété exclusive et l’inégalité
des conditions dont il se réclame, provoquent des intérêts et des
passions contraires entre les classes de la société :
Qui ne voit que nos sociétés sont partagées en différentes
classes d’hommes qui, grâce aux propriétés foncières, à
leur avarice et à leur vanité, ont toutes des intérêts, je ne
dis pas différents, mais contraires ? Il faut être sûr de son
éloquence et de son adresse à manier des sophismes pour
oser flatter qu’on persuadera à un manouvrier qui n’a que
son industrie pour vivre laborieusement dans la sueur et
dans la peine, qu’il est dans le meilleur état possible : que
c’est bien fait qu’il y ait de grands propriétaires qui ont
tout envahi, et qui vivent délicieusement dans l’abondance
et les plaisirs… En un mot, Monsieur, comment vous y
prendrez-vous pour faire croire aux hommes qui n’ont rien,
c’est-à-dire le plus grand nombre des citoyens qu’ils sont
évidemment dans l’ordre où ils peuvent trouver la plus
grande somme possible de jouissance et de bonheur ? On
ne démontre pas qu’une erreur est une vérité37.

Qui ne voit que l’histoire de la conscience humaine n’a pas


attendu Karl Marx pour concevoir la possibilité des luttes de
classes d’une part et la critique de l’économie politique d’autre

36
Ibid., Lettre 2, p. 43.
37
Ibid., Lettre 2, p. 38.

91
CORPUS, revue de philosophie

part ? Mably et Marx partagent encore un humour critique


dévastateur et fort réjouissant !
Mably analyse les erreurs de Le Mercier comme fruit de son
ignorance de l’être humain, de l’histoire des sociétés humaines,
des courants de pensée humanistes, ce qui l’a conduit à traiter
l’homme comme un instrument, un animal-ange dénué d’intelligence
et de sensibilité et qui ne mérite que d’être soumis au despotisme
des lois de la nature.

Dans le discours anthropologique qui s’est développé au


XVIIIe siècle, l’opposition civilisation/barbarie a été mise en avant
par les travaux pionniers de Michèle Duchet, il ne faut toutefois
pas perdre de vue que ce fut loin d’être une pensée « unique » et
qu’il y eut débat, ce qu’a rappelé Francine Markovits38. Et si les
physiocrates se situent sans aucun doute dans une anthropologie
au service de la domination européenne, proclamée « la »
civilisation, sur les sauvages et les barbares, a contrario Mably
appartient aux courants qui lui ont résisté, depuis la découverte
de l’Amérique, en opposant une anthropologie fondée sur le droit
naturel de résistance à l’oppression et une conception de la
liberté pensée par opposition à l’esclavage39. Sa réponse au

38
Michèle DUCHET, Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, Paris,
(1971) 1977. Francine MARKOVITS, L’ordre des échanges…op. cit., p. 240 :
« C’est pourquoi il importe de garder présent à l’esprit le double clivage qui
traverse la pensée politique de cette époque : la propriété foncière est-elle
au principe de toute société ? Le conflit entre les classes est-il un défaut
de la société, en est-il une structure élémentaire ? À la première question,
contre Le Mercier de la Rivière, Rousseau et Mably répondent non et
montrent que si la question a une telle acuité, c’est qu’elle ne concerne
pas seulement la différence entre les civilisations de l’Europe et les
sociétés « sauvages », mais aussi le conflit des classes économiques dans
la monarchie. » On peut ajouter qu’à la deuxième question, Mably répond
qu’il s’agit bien d’une « structure élémentaire » qui, plus qu’un « défaut de
la société », la détruit.
39 Voir mon article dans ce même recueil, « Éléments d’une histoire du droit
naturel ».

92
Florence Gauthier

despotisme de l’évidence physiocratique consiste alors à réhabiliter


les sciences humaines et la politique entendue comme république
ou bien commun.

Question de méthode : la politique est une science humaine


et non physique

Après avoir montré que Le Mercier commet une première


erreur en voulant fonder l’ordre naturel des sociétés sur la
propriété exclusive et l’inégalité des conditions, qui détruisent la
société, et une seconde en croyant que l’économie, la société et la
politique relèvent de lois physiques alors qu’elles résultent de
choix humains, enfin une troisième en justifiant le despotisme
par la naturalisation d’un penchant humain à la tyrannie, Mably
doute de la capacité du despotisme légal à combattre les intérêts
particuliers, qui risquent de le subvertir en despotisme arbitraire !
C’est alors le despotisme qu’il faut extirper, en rétablissant les
conditions d’un exercice libre de la politique.
Mais pour y parvenir, encore faut-il renoncer à l’idée
réductrice d’un être humain fait pour être soumis et reconnaître
sa spécificité :
Si les hommes n’avaient eu que des passions, ils auraient
nécessairement vécu comme des brutes, sans société ; si,
exempts de passions, ils n’eussent eu qu’un penchant naturel
à l’ordre et à la justice, ils n’auraient point eu besoin de
lois ni de magistrats, parce qu’ils auraient fait le bien sans
effort. C’est parce que la nature leur a donné, avec des
passions, l’amour de la justice et de l’intelligence, que les
lois leur sont nécessaires, et qu’ils sont capables d’en faire.
Sans ce double mobile des passions et de l’amour du bien,
qui fait agir les hommes, et que la raison doit diriger au
bien général de la société et au bien particulier de chaque
citoyen, je vous défie, Monsieur, d’imaginer ce qui aurait
pu donner naissance à la société.

Les qualités sociales des humains les ont invités à se


réunir en société politique pour se donner des lois :
Lassés de leurs querelles et de leurs divisions, nos pères
sentirent le prix de la paix, de l’ordre et de l’union ; ils
93
CORPUS, revue de philosophie
s’assemblèrent pour convenir de leurs droits et de leurs
devoirs respectifs ; ils firent des lois pour régler et réprimer
les passions, établirent des châtiments et des récompenses,
et créèrent des magistrats pour en être les justes
distributeurs40.

Le débat tient ici dans la conception anthropologique : ou


l’humain est fait pour être soumis et esclave, comme le veut Le
Mercier, ou l’humain est fait pour vivre libre, selon l’anthropologie
des Humanistes comme Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Diderot,
Mably et d’autres. Le Mercier refuse que l’être humain soit un
citoyen et lui a retiré le libre exercice de la politique pour le
confier aux lois de la nature et au despote légal. Pour lui
répondre, Mably doit reconstruire le champ de la science de
l’humain en dégageant les qualités, les facultés humaines et les
droits attachés à la personne, de cette analogie factice avec des
lois naturelles et renouveler la question : qu’est-ce que la
politique ?
C’est précisément parce que les différents ordres qui
composent la nation auraient des intérêts opposés, qu’il
faudrait les rapprocher et, en leur donnant un intérêt
commun, les mettre en état de se concilier. La patrie ou le
bien public est un premier lien qui unit les citoyens d’une
république ; permettez-leur de discuter leurs prétentions, et
vous verrez peut-être qu’ils apprendront à se faire des
sacrifices réciproques, et que peu à peu chacun s’accoutumera
à être content de la place qu’il occupe.

L’exercice de la politique n’est possible qu’à certaines


conditions, en commençant par reconnaître le pouvoir souverain
comme un bien commun au peuple, car le confier à un despote
ou à une partie de la société revient à l’anéantir :
Si la nature n’avait pas destiné les hommes à être en
commun leurs propres législateurs, pourquoi, pourraient
vous objecter les partisans du gouvernement populaire, les
aurait-elles mis dans la nécessité de faire en commun

40
Ibid., Lettre 7, p. 165.

94
Florence Gauthier
leurs lois, quand ils commencèrent à former des sociétés ?
Si depuis l’établissement des propriétés foncières, les fortunes
et les conditions ne peuvent plus être égales, la politique
ne doit-elle pas du moins tout tenter pour empêcher que la
loi ne devienne oppressive ? Ne voyons-nous pas évidemment
que plus les peuples ont eu part à la législation, plus leurs
lois ont été impartiales41 ?

Si le bien public est le lien social premier et que les


humains ont en commun d’être leurs propres législateurs, les
conditions de l’exercice de la politique exigent encore l’ouverture
d’un espace public de débat, pour aboutir à des décisions :
Si on veut que les hommes ne se fassent pas des droits
inégaux et que leurs passions conservent quelque retenue,
le seul moyen d’y réussir, c’est de les mettre en présence
les uns des autres ; et ce sera par le choc même des
passions qu’elles s’émousseront en quelque sorte, et se
tiendront en équilibre pour l’avantage de l’état42.

Un tel espace public de débat est nécessaire parce que la


politique ne consiste pas à appliquer des vérités d’évidence
proposées par des êtres infaillibles ! Le débat public autorise
l’instruction des citoyens d’autant plus nécessaire que les
humains sont des êtres complexes, à la fois bornés et sujets aux
préjugés et à l’erreur, mais aussi doués d’intelligence et capables
de changer d’opinion, raison pour laquelle la société doit retenir
le principe de prendre la décision à la pluralité des suffrages. Et
si cette décision s’avère erronée, le débat politique permettra de
corriger les erreurs :
Plût à Dieu que les économistes eussent raison, et que
toutes les vérités politiques fussent évidemment démontrées !
En attendant que l’infaillibilité soit donnée aux hommes,

41
Ibid., p. 173.
42
Ibid., p. 175.

95
CORPUS, revue de philosophie
souffrez, s’il vous plaît, que la société se décide à la pluralité
des suffrages43.

À la question : qu’est-ce que la politique ? Mably répond


qu’elle est, au fond, le moyen dont disposent collectivement les
humains pour éviter l’esclavage économique et social et le
despotisme politique, en recouvrant et en exerçant les droits de
l’homme et du citoyen. La politique ouvre encore l’espace public
nécessaire au libre exercice des facultés contribuant à la
connaissance générale de l’être humain : dès lors que le but de la
société et les conditions d’exercice de la politique ont été ainsi
définis, elle est à proprement parler, chez Mably, une république
fondée sur la souveraineté du peuple, dont le but est de réaliser
les droits naturels et le développement des facultés humaines.
Mably prend congé en se présentant comme « un esprit
rebelle à l’évidence » et conclue en s’engageant et en appelant à
résister au despotisme de l’évidence :
Après avoir fait de si faibles raisonnements, jugez, Monsieur,
si notre auteur a raison de s’écrier : qui est-ce qui ne voit pas,
qui est-ce qui ne sent pas que l’homme est formé pour être
gouverné par une autorité despotique ? C’est moi, lui répondra
toute personne un peu plus difficile que lui en évidence, et
qui aura éprouvé les illusions séduisantes des passions44.

Ce n’est pas le lieu de développer ici une comparaison


entre la théorie physiocratique et celle des néo-libéraux actuels,
mais je ne peux m’empêcher de penser que la croyance des
physiocrates dans les lois divines de l’économie, leur matérialisme
consumériste, leur droit de propriété exclusive, leur anthropologie
de la soumission et leur confiance dans le gouvernement des
experts, ont été pieusement conservés et transmis par leurs
successeurs turgotins, puis par les « libéraux » du XIXe siècle.
Pour sa part, Mably a formulé une critique perspicace de
cette économie politique despotique, grâce entre autres à ses

43
Ibid., Lettre 8, p. 198.
44
Ibid., Lettre 10, p. 254.

96
Florence Gauthier

connaissances en économie, acquises dans sa fréquentation des


cercles autour de Vincent de Gournay, qui lui, n’a jamais adhéré
aux thèses physiocrates45. J’ajouterai que Mably a mis en lumière
le danger que constituait cette nouvelle économie politique qui
cherche ses lois dans une physique sociale :
Avec votre permission, il n’en est pas des vérités morales et
politiques comme des vérités géométriques ; et notre auteur
a tort de les confondre. Il ne s’élève aucune dispute sur les
propositions d’Euclide, tandis qu’il n’y a rien en morale ni
en politique, sur quoi les gens qui ont l’esprit le plus
exercé et le plus de lumières ne se trouvent partagés. D’où
vient cette différence ? c’est, si je ne me trompe, que les
géomètres raisonnent sur des objets simples, et qu’ayant
nécessairement les mêmes idées des objets qui les
occupent, ils s’entendent toujours : mais les politiques et
les moralistes, méditant sur des questions très compliquées,
n’ont pas le même avantage. Leur attention doit se porter à
la fois sur dix objets différents, et tous ont cent faces
différentes qu’il faut considérer avec la même attention. De
là, la difficulté de s’entendre, parce qu’on n’attache pas les
mêmes idées aux mêmes mots qu’on emploie. Ajoutez à ces
obstacles, qui s’opposent à la découverte de la vérité, cent
préjugés, cent intérêts particuliers qui nous trompent sans
que nous nous en apercevions. Enfin les passions
s’enflamment, et elles ne balancent point à prendre pour
l’évidence une opinion qui leur est favorable.

Puisqu’il est difficile d’être sûr qu’on possède la vérité ;


puisqu’il y a une fausse évidence qu’il est si mal aisé de
distinguer de la vraie, comment peut-on se flatter que la
force de la vérité subjuguera tous les esprits et entraînera
toutes les volontés46.

45 Simone MEISSONNIER, La balance et l’horloge…, op. cit., p. 182.


46 Ibid., Lettre 2, p. 47. Mably poursuivit la critique de ce despotisme
économiste lors de l’expérience de liberté illimitée du commerce des grains
menée par Turgot, qui provoqua la Guerre des farines de 1775 dans Du
commerce des grains, publié de façon posthume, mais qui circula sous le
manteau. Voir F. GAUTHIER, G.R. IKNI, éd., La Guerre du blé…, op. cit., « De

97
CORPUS, revue de philosophie

C’est la raison pour laquelle je conclue qu’il apparaît bien


difficile, si ce n’est intenable, de présenter le dogmatisme doctrinal
de ce courant des physiocrates comme appartenant aux Lumières.
La méthode des Lumières, héritée des Humanistes et des théoriciens
du droit naturel du Moyen-âge, ne saurait sérieusement être
confondue avec cet obscurantisme antihumaniste, qui fonde ses
prétentions sur des préjugés et des ignorances dont Mably a
montré et démontré à la fois les dangers et le manque de sérieux.
On peut se poser la question autrement : comment se fait-
il que la critique de l’économie despotique, faite au XVIIIe siècle,
ait pu tomber dans un tel oubli et que cette physique sociale ait
pu refaire illusion tout au long du XXe siècle ? C’est un débat qui
a repris dans les dernières décennies, sous l’effet de la nouvelle
offensive appelée mondialisation ou globalisation, et qui place
notre époque dans une situation comparable à celle de l’offensive
physiocratico-turgotine de la fin du XVIIIe siècle. Il serait dommage
de se priver des Lumières de cette grande époque, à ceci près
qu’il est devenu urgent de ne pas confondre les défenseurs d’une
physique sociale avec la méthode des Lumières, bref de faire la
lumière sur les Lumières !

Note sur le débat concernant le droit naturel à l’époque


des réformes des physiocrates et de leur échec
Parmi les conséquences de la crise provoquée par les réformes
physiocratiques, la réouverture du débat sur la définition du
droit naturel prit une place singulière dans la seconde moitié du
XVIIIe siècle.
On se souvient que la définition du droit naturel médiéval
distingue le « fas » ou « droit divin » que l’on trouve dans la Bible,
le Nouveau Testament et les textes canoniques de l’Église catholique,
du « jus » ou « droit humain » soit les pouvoirs publics, ainsi que
du « jus naturale » ou « droit naturel » défini comme un pouvoir

Mably à Robespierre. De la critique de l’économique à la critique du


politique, 1775-1793 », p. 111-144.

98
Florence Gauthier

individuel, une faculté, une liberté exercée selon la raison humaine,


de contester l’autorité établie47.
Cette définition du droit naturel, depuis Gratien, est
l’expression même de la nécessité de reconnaître, en société, la
faculté humaine d’exercer une pensée critique, en tant que droit.
Gratien insiste encore sur le caractère réciproque de ce
droit naturel : cela signifie que tous les individus en sont doués
et que cette réciprocité du droit impose un devoir à chacun de
respecter le droit d’autrui. Apparaît ici une anthropologie qui
refuse que l’homme soit un loup pour l’homme et invite à résister
à cette forme d’oppression, et qui prend en compte non l’individu
isolé seulement, mais aussi les rapports entre les gens et le
devoir de respecter les droits de chacun.
Un dernier aspect mérite d’être rappelé. Le droit naturel ne
peut être confondu avec une loi naturelle ou physique pour la
raison suivante : dans la nature, on ne rencontre pas de droit ; la
notion de droit est une création purement humaine, une création
des sociétés politiques humaines. Ainsi, confondre le droit naturel
avec un retour à une nature en tant que phusis est une erreur de
perspective et la philosophie, ou pensée critique qui exerce sa
faculté de jugement n’a cessé de l’affirmer. Prenons un exemple
récent, celui de Vercors qui cherche une définition de l’homme et
la trouve dans ce qu’il appelle la « dénaturation » qu’opère un
« animal » en commençant d’interroger la nature :
Or, pour interroger, il faut être deux : celui qui interroge,
celui qu’on interroge. Confondu avec la nature, l’animal ne
peut l’interroger. Voilà, il me semble, le point que nous
cherchons. L’animal fait un avec la nature. L’homme fait
deux. Pour passer de l’inconscience passive à la conscience
interrogative, il a fallu ce schisme, ce divorce, cet arrachement.
N’est-ce point la frontière justement ? Animal avant

47 Voir F. GAUTHIER, « Éléments d’une histoire du droit naturel », dans ce


même n°.

99
CORPUS, revue de philosophie
l’arrachement, homme après lui ? Des animaux dénaturés,
voilà ce que nous sommes48.

On retrouve ici le fond même de la critique que porte


Mably à l’ordre naturel, physique et divin, que Le Mercier de la
Rivière introduit dans sa nouvelle théorie d’économie politique.

Au sujet du droit de propriété, le droit naturel médiéval, en


tant que « propriété de l’humanité », se distinguait du droit de
propriété des biens matériels qui n’était pas de droit naturel,
mais social. Un droit social peut être modifié par une décision
politique, ce qui n’est pas le cas d’un droit naturel fondé sur la
conscience critique née de la résistance à l’oppression et qu’à
l’inverse, le pouvoir politique doit reconnaître et protéger.
Lors des Révolutions d’Angleterre du XVIIe siècle, John
Locke synthétisa dans ses Deux traités de gouvernement, les
théories politiques développées alors en faveur d’une constitution
fondée sur une déclaration des droits naturels de l’homme. Ces
tentatives portées par le mouvement démocratique, que ses
adversaires taxaient péjorativement de « niveleur », s’étaient
heurtées au projet de l’aristocratie presbytérienne dirigée par le
parti de Cromwell, mais un grand nombre de ses idées, et en
particulier celle d’une déclaration des droits, furent reprises par
Locke dans son livre publié en 169049.

48
VERCORS, Les animaux dénaturés, Paris, (1952), 1994, p. 263 et sa version
théâtrale Zoo ou l’assassin philanthrope. Le problème posé par Vercors est
le suivant : une société d’anthropopithèques vient d’être « découverte »
quelque part, en Australie. Des scientifiques cherchent à démêler s’ils sont
hommes ou singes, tandis que de dynamiques capitalistes s’apprêtent à
délocaliser leurs entreprises pour exploiter cette main-d’œuvre à coût bas.
Pour Vercors, il s’agit, une nouvelle fois, de définir l’appartenance à
l’humanité, afin de protéger les droits de ce peuple nouveau. Sans parler
de droit naturel, Vercors met en scène, de façon détaillée, sa définition qui
est proche de celle de Gratien –ou de Léo Strauss– : le propre de
l’humanité est cette conscience critique qui doit être reconnue comme un
droit universel et constitutif d’une société humaine.
49 John LOCKE, Deux traités de gouvernement, (1690) trad. de l’anglais
Bernard GILSON, Paris, Vrin, 1997. Voir les nombreux travaux qu’Olivier

100
Florence Gauthier

Dans le « Deuxième traité du gouvernement », Locke développe


de façon détaillée la notion de droit naturel en s’appuyant sur
les travaux médiévaux, ceux des humanistes de la Renaissance
espagnole et le véritable projet de constitution proposé par les
Niveleurs, dans lequel la notion de droit naturel concerne non
seulement les droits individuels, mais aussi les droits collectifs
d’un peuple voulant se constituer en société politique.
Locke reprend ces droits naturels comme fondements de
son projet de « gouvernement civil ». Il s’appuie sur la fiction de
« l’état de nature » pour préciser la liberté individuelle de penser
et d’agir, ainsi que les fins de la société dans la sauvegarde de
cette liberté en tant que droit/devoir :
Pour comprendre correctement le pouvoir politique et tracer
le cheminement de sa première institution, il nous faut
examiner la condition naturelle des hommes, c’est-à-dire
un état où ils sont parfaitement libres d’ordonner leurs
actions, de disposer de leurs biens et de leurs personnes
comme ils l’entendent, dans les limites du droit naturel,
sans demander l’autorisation d’aucun autre homme ni
dépendre de sa volonté.
Un état aussi d’égalité, où la réciprocité marque tout pouvoir
et toute compétence, nul n’en ayant plus que les autres. À
l’évidence, des êtres créés de même espèce et de même
rang, qui, dès leur naissance, profitent ensemble de tous
les avantages communs de la nature et de l’usage des
mêmes facultés, doivent encore être égaux entre eux sans
subordination ni sujétion50. »

La liberté est clairement définie par opposition à l’esclavage


personnel, qui prive l’esclave de la propriété de son corps et de

LUTAUD consacra aux Révolutions d’Angleterre et aux « Niveleurs », Les


deux Révolutions d’Angleterre, Aubier, 1978 ; Cromwell, les Niveleurs et la
République, Paris, 1978 ; Winstanley. Socialisme et christianisme sous
Cromwell, 1976 ; Des Révolutions d’Angleterre à la Révolution française. Le
Tyrannicide, La Haye, 1973.
50 LOCKE, « Deuxième traité », op. cit., II, 4, les termes soulignés dans le texte
sont conservés.

101
CORPUS, revue de philosophie

ses facultés, en le soumettant à un autre homme. Le genre


humain est formé d’individus libres, ayant des droits égaux, qui
refusent les relations de domination entre eux :
L’état de nature est régi par un droit de nature qui
s’impose à tous et, rien qu’en se référant à la raison qui est
ce droit, l’humanité entière apprend que, tous étant égaux
en droits et indépendants, nul ne doit léser autrui dans sa
vie, sa santé, sa liberté et ses biens… Dotés de facultés
semblables, partageant tout dans une seule communauté
de nature, on ne peut concevoir qu’il existe entre nous une
hiérarchie qui nous autoriserait à nous entre-détruire,
comme si nous étions faits pour servir d’instruments aux
besognes les uns des autres, de la même manière que les
ordres inférieurs de la création sont destinés à servir
d’instrument aux nôtres51.

Locke insiste sur la réciprocité de ce droit naturel qui


impose le devoir de respecter celui d’autrui et se constitue de ce
fait en limite : « bien qu’il s’agisse d’un état de liberté, ce n’en est
pas un de licence52 », et c’est bien la relation sociale qui impose
cette limite en tant que conscience responsable du droit d’autrui.
On le voit, nous ne sommes pas devant un droit individuel borné
à soi-même, mais bien face à un droit individuel universel au
genre humain.

Locke insiste encore sur l’illégitimité de relations sociales


hiérarchisées dans son projet de gouvernement civil. Les fins, ou
le but de l’établissement d’un gouvernement civil, consiste à
améliorer l’état de nature rendu instable, parce qu’il n’est
précisément pas « constitué » en association librement consentie
par ses membres, dont l’objectif consiste à préserver le droit
naturel des individus. Et ce droit naturel, Locke le définit comme
un ensemble : « …afin de sauvegarder mutuellement leurs vies,
leurs libertés et leurs biens, ce que je désigne sous le nom

51
Ibid., II, 6.
52
Ibid.

102
Florence Gauthier

général de propriété.53 » Locke a une conscience claire d’avoir


rassemblé trois formes de propriété dans sa définition du droit
naturel : la vie, le droit à l’existence et aux biens matériels comme
moyens de la conserver, la liberté personnelle et en société.
Or, le droit naturel médiéval sépare très clairement les
propriétés de droit naturel comme la vie, la liberté et celle de son
propre corps, des biens matériels qui ne sont pas des droits
naturels, mais des droits en société, des droits de convention,
modifiables par les pouvoirs publics.
Alors chez Locke, en quoi ces droits naturels de vie et de
liberté sont-ils des « propriétés » ? D’une part parce que c’est une
façon compréhensible de définir « le propre ou la propriété de
l’humain », comme on dit que l’eau mouille ou que le feu brûle,
l’homme est fait pour vivre libre. D’autre part, parce qu’exprimés
en termes de droits dans une société politique, ils deviennent des
propriétés juridiques des membres de cette société et sont
protégés par elle. Enfin, ces droits à la vie et à la liberté sont
« naturels au genre humain » parce qu’ils sont réciproques : si les
droits à la vie et à la liberté sont le « propre » de l’humain, ils sont
nécessairement attachés à chaque être humain, donc au genre
humain tout entier.
Il faut maintenant examiner le point suivant : Locke
conçoit-il le droit de propriété des biens matériels comme un
droit réciproque, propre au genre humain tout entier ou non ?
Voici ce qu’il en dit :
Dieu, qui a donné le monde aux hommes en commun, leur
a donné aussi la raison, pour qu’ils s’en servent au mieux
des intérêts de leur vie et de leur commodité. La terre et
tout ce qu’elle contient sont un don fait aux hommes pour
l’entretien et le réconfort de leur être. Tous les fruits qu’elle
produit naturellement et toutes les bêtes qu’elle nourrit
appartiennent en commun à l’humanité, en tant que
production spontanée de la nature ; nul n’en possède
privativement une partie quelconque, à l’exclusion du reste

53 Ibid., IX, 123, en anglais : « their lives, liberties and estates, which I call by
the general name : property. »

103
CORPUS, revue de philosophie
de l’humanité, quand ces biens se présentent dans leur
état naturel54.

En tant que don, la terre et ses fruits sont un bien


commun à toute l’humanité et Locke justifie l’appropriation
privée des fruits de la terre par le travail personnel qui a permis
de les obtenir :
Bien que la terre et toutes les créatures inférieures
appartiennent en commun à tous les hommes, chacun
garde la propriété de sa propre personne. Sur celle-ci, nul
n’a de droit que lui-même. Le travail de son corps et
l’ouvrage de ses mains, pouvons-nous dire, sont vraiment
à lui. Toutes les fois qu’il fait sortir un objet de l’état où la
nature l’a mis et l’a laissé, il y mêle son travail, il y joint
quelque chose qui lui appartient et, par là, il fait de lui sa
propriété… Sans aucun doute, ce travail appartient à
l’ouvrier ; nul autre que l’ouvrier ne saurait avoir de droit
sur ce à quoi le travail s’attache, dès lors que ce qui reste
commun suffit aux autres, en quantité et en qualité55.

Il est intéressant de noter que Locke se réfère explicitement


à la conception paysanne du droit, qui existait dans l’Angleterre
où il vécut, avec ses droits d’usage justifiant l’appropriation
privée par les habitants de la communauté villageoise de leur
part des fruits des biens communaux. Locke élargit la notion à
l’humanité entière en incluant sur ce mode d’appropriation,
cueillette, chasse et pêche et applique même le nom de
commoner56 ou usager des biens communaux, pour désigner le
genre humain dont chaque membre a droit à sa part du monde.
On aura aussi noté que cette grande ré-publique, ou common
wealth du monde, n’est possible qu’à la condition que chaque
commoner respecte la part des autres. Telle est la double

54 Ibid., V, 26, p. 152.


55
Ibid., V, 27, p. 153.
56 Ibid., V, 29, commoner en anglais. Sur les biens communaux et les droits
d’usage en Angleterre, voir l’œuvre de Edward P. THOMPSON, en particulier,
The Making of the English Working Class, 1963, trad de l’anglais, Seuil, 1985.

104
Florence Gauthier

justification que donne Locke à l’appropriation privée de la terre


et de ses fruits, par le travail personnel et dans le respect de la
part d’autrui.
Cette question a fait débat et MacPherson, par exemple, a
voulu voir en Locke un tenant d’un « individualisme possessif »,
c’est-à-dire d’un droit individuel non réciproque et en a tiré la
conclusion qu’il était un théoricien du droit bourgeois de type
capitaliste. Cette interprétation a été contestée et, en effet, il
apparaît bien difficile de voir chez Locke une justification de
l’esclavage et de l’appropriation des fruits du travail d’autrui57 !
Quoiqu’il en soit, au XVIII e siècle, en France, Les deux
traités de gouvernement de Locke étaient connus, traduits et
largement repris et commentés. Les économistes physiocrates ont
intégré leur propre définition du droit naturel dans leur théorie de
l’ordre politique à mettre en place. Chez Quesnay, la notion de
droit naturel est présentée ouvertement comme étant imprécise :
Le droit naturel de l’homme peut-être défini vaguement le
droit que l’homme a aux choses propres à sa jouissance (…)
C’est faute d’avoir remonté jusqu’à ces premières observations,
que les philosophes se sont formé des idées si différentes
et même si contradictoires du droit naturel de l’homme.
Les uns, avec quelque raison, n’ont pas voulu le reconnaître,
les autres avec plus de raison, l’ont reconnu ; et la vérité
se trouve de part et d’autre58.

57 Sur le débat au sujet du droit de propriété chez Locke voir Crawford


B. MACPHERSON, La théorie politique de l’individualisme possessif de Hobbes
à Locke, trad. de l’anglais, Paris, Gallimard, 1971 ; Richard ASHCRAFT, La
politique révolutionnaire et les deux traités du gouvernement de John Locke,
(1986) trad. de l’anglais Paris, PUF, 1995 ; James TULLY, Locke, Droit naturel
et propriété, trad. de l’anglais, Paris, PUF, 1992. Voir aussi Florence
GAUTHIER, Triomphe et mort du droit naturel en révolution, 1789-1795-1802,
Paris, PUF, 1992, « Le problème des propriétés de droit naturel », p. 41 et s. ;
les articles de Christophe MIQUEU et de Christopher HAMEL dans le présent
recueil.
58 François QUESNAY, « Le droit naturel », Journal de l’agriculture, du Commerce
et des Finances, septembre 1765, publié à l’époque des réformes physiocratiques
menées par Laverdy depuis 1764 et soutenues entre autres par ce journal

105
CORPUS, revue de philosophie

S’agit-il de la définition de Locke ou de celle de Gratien ?


Ni de l’une ni de l’autre, Quesnay insiste sur une diversité de
définitions parfaitement contradictoires, jette son lecteur dans la
confusion du relativisme, ce qui lui permet d’avancer sa version
proprement physiocratique et d’affirmer que c’est la seule bonne.
Nous reconnaissons cette « évidence physiocratique » qui marque
de son sceau le dogmatisme propre à sa secte :
Il est donc évident que le droit naturel de chaque homme
s’étend à raison de ce que l’on s’attache à l’observation des
meilleures lois possibles qui constituent l’ordre le plus
avantageux aux hommes réunis en société.
Ces lois ne restreignent point la liberté de l’homme, qui fait
partie de son droit naturel ; car les avantages de ces lois
suprêmes sont manifestement l’objet du meilleur choix de
la liberté. L’homme ne peut se refuser raisonnablement à
l’obéissance qu’il doit à ces lois59.

La conception du droit naturel de Quesnay est adaptée à


la théorie de l’ordre naturel des sociétés, dont l’évidence doit
s’imposer à tous les hommes, qui doivent se soumettre à ses lois
et leur obéir en acceptant même de renoncer à leur liberté
personnelle au cas où elle contredirait le dogme qu’imposent ces
lois suprêmes. Quesnay affirme ainsi, en toute conscience, qu’il
renonce explicitement au droit naturel comme liberté et pouvoir
de contester les autorités et de résister à l’oppression.
On aura noté que les physiocrates ne peuvent concevoir
un droit qui soit réciproque, pour la raison suffisante qu’ils ne
reconnaissent pas même l’existence de droits individuels ! Ce que
Le Mercier de la Rivière avait également démontré, avec conviction,
en rejetant ce qu’il nommait « la liberté métaphysique ».
Ce faisant, en annexant les termes de droit naturel et en
les adaptant à leur théorie de l’ordre naturel des sociétés

que dirigeait alors Dupont de Nemours, adepte de la physiocratie, texte


réédité dans La Physiocratie, édition établie par Jean Cartelier, Paris,
1991, p. 69, souligné dans le texte.
59
Ibid., p. 85.

106
Florence Gauthier

politiques, les physiocrates ont jeté la confusion dans les esprits.


De plus, la conception générale de propriété de Locke ajoutait à
la confusion introduite par les physiocrates, il fallait clarifier la
chose, ce que fit Mably.

Dans Droits et devoirs du citoyen, Mably met en scène « je »,


un jeune Français dialoguant avec Lord Stanhope qui représente
le savoir et l’expérience philosophique et politique du droit naturel
anglais. « Je » s’inquiète de savoir si l’on doit obéir à une loi
injuste et comment peut-on s’y opposer :
… mais voici ce qui m’embarrasse : si chaque citoyen doit
ne pas obéir à une loi injuste, chaque citoyen a donc droit
d’examiner les lois ? Voilà tous les esprits faux autorisés à
désobéir et les mauvais citoyens ont un prétexte pour se
révolter : je ne suis pas tranquille ; et que voulez-vous que
je devienne au milieu de cette anarchie que je prévois ?

Milord lui répond que si l’on veut restituer sa dimension


publique à la politique, et restituer le contrôle des pouvoirs publics
par la société elle-même, la crainte des débats doit être surmontée
car ils en font pleinement partie et prouvent même la bonne
santé des citoyens et leur intérêt pour la chose publique. Sa
réponse est longuement développée, en voici un court extrait :
…puisque les hommes, toujours portés à la tyrannie ou à
la servitude par leurs passions, sont assez méchants ou assez
sots pour faire des lois injustes et absurdes, quel autre remède
peut-on appliquer à ce mal que la désobéissance ? Il en
naîtra quelques troubles ; mais pourquoi en être effrayé ? Ce
trouble est lui-même une preuve qu’on aime l’ordre et qu’on
veut le rétablir. L’obéissance aveugle est, au contraire, une
preuve que le citoyen hébété est indifférent pour le bien et
pour le mal ; et dès-lors, que voulez-vous espérer. L’homme
qui pense travaille à affermir l’empire de la raison ; l’homme
qui obéit sans penser, se précipite au-devant de la servitude,
parce qu’il favorise le pouvoir des passions60.

60 MABLY, Droits et devoirs du citoyen, (écrit en 1758) Paris, Desbrière, 1794-


1795, t. 11, Lettre 4, p. 359, 366.

107
CORPUS, revue de philosophie

Voilà un aspect des réponses que Mably oppose au


despotisme politique caractérisé par son intolérance à tout débat
public et à toute contestation d’une loi injuste car, on l’a compris,
les physiocrates n’admettent pas même l’éventualité de se tromper
en matière de législation puisqu’ils appliquent les lois divines !

Et pour en venir à la définition du droit naturel, Mably


reprend la séparation faite depuis Gratien entre les « propriétés »
de droit naturel que sont la vie, la liberté et les moyens de leur
assurer l’existence, et le droit de propriété des biens matériels
modifiable par les lois civiles :
Il n’en est pas de même quand on considère le citoyen
relativement à l’ordre politique de la société. Vous m’avez
appris, milord, que je ne possède pas ma dignité d’homme et
ma liberté, au même titre que ma maison ; vous m’avez appris
qu’il y a de certains droits que nous tenons de la nature, qui
nous sont personnels, qui ne sont pas distingués de nous-
mêmes, auxquels nous ne pouvons pas renoncer et dont
aucune loi humaine ne peut par conséquent nous priver61.

Ces droits naturels à la vie, à la liberté sont des droits de


nature constituante, que les pouvoirs politiques ont le devoir
d’assurer et auxquels ils sont eux-mêmes soumis, tandis que la
loi civile qui organise l’exercice du droit de propriété des biens
matériels, ne peut lui reconnaître le statut de droit naturel, car il
ne fait pas partie de ce qui est propre à l’humain et relève du
débat et des objectifs que la société s’est fixés.

Mably écrivit, en 1775, Du commerce des grains dans


lequel il critiquait de façon précise l’expérience de liberté des prix
des grains et farines tentée par Turgot et qui tourna à la
catastrophe lorsque la spéculation à la hausse des prix des
subsistances provoqua des « émotions populaires » d’une ampleur
encore inouïe, à travers tout le Bassin parisien, et qui dura de la
fin de l’hiver au début de l’été 1775.

61
Ibid., Lettre 3, p. 353.

108
Florence Gauthier

Constatant ce désastre, Mably analyse le caractère dangereux


d’un droit de propriété abandonné sans aucune limite ni contrôle
sur les subsistances, denrées de première nécessité par excellence :
Je voudrais que, nous séparant de notre étourderie
française et présomptueuse, qui croit tout apercevoir, tout
connaître, tout approfondir d’un coup d’œil, on recherchât
avec soin si le commerce des grains ne doit pas être soumis
à de toutes autres règles que le commerce des autres
marchandises. Pour moi, je crois que c’est pour avoir
confondu tout cela que les économistes remplissent leurs
écrits de sophismes et de mauvais raisonnements.
La simple raison me dit qu’aucun de mes besoins n’est
aussi pressant, aussi constant, aussi journalier que celui
que j’ai de manger. Si mon habit, mes chemises, mes bas
et mes souliers ne valent rien, j’ai le temps d’attendre ; et
jamais on n’a lu dans l’histoire qu’il soit né de là quelque
sédition. Mais je ne puis me passer un jour de pain sans
avoir la mort devant les yeux ; et les esprits se portent alors
aux dernières extrémités. Notre subsistance journalière est
une chose trop précieuse et trop importante pour l’abandonner
aux entreprises et aux spéculations, aux espérances et à
l’avidité des commerçants. Plus nos besoins sont de première
nécessité et urgents, plus ces hommes avides du gain
nous feront une loi dure et impérieuse62.

Mably dit clairement que le désastre de cette politique


de liberté du commerce des grains repose sur la rupture de
l’équilibre entre les prix des subsistances et les revenus fixes
comme l’étaient ceux des bas salariés :
…plus il y a dans une nation d’hommes qui ne sont pas
propriétaires et qui n’ont que leur industrie pour vivre,
plus le gouvernement doit être attentif à les préserver du
monopole et à ne pas laisser monter les denrées de

62 Id., Du commerce des grains, t. 13, p. 262. Sur la guerre des farines voir
Florence GAUTHIER, Guy IKNI éd., La Guerre du blé au XVIIIe siècle, op. cit.

109
CORPUS, revue de philosophie
première nécessité à un prix qui ne serait pas proportionné
avec leur fortune63.

Sur ce point précis de l’équilibre entre prix et salaires,


Turgot64 répondait que la proportion se maintiendrait d’elle-même
si le commerce et la concurrence étaient entièrement libres : les
lois naturelles de la liberté économique y pourvoiraient !
On le voit, Mably n’était pas dupe des erreurs des économistes
et avait bien compris que le droit illimité de propriété des biens
matériels les autorisait à hausser les prix de façon dangereuse et
par conséquent, c’était bien l’exercice de ce droit de propriété qui
devait être soumis à la loi, afin de l’empêcher de nuire aux droits
à la vie et à la liberté d’une partie des citoyens.

Il est clair que Mably n’a pas repris la définition lockienne


faisant de la vie, de la liberté et des biens matériels un droit
naturel, sous le « nom général de propriété ». Il n’a pas critiqué
nommément la définition de Locke. Il est toutefois possible de
penser que ses connaissances pratiques et théoriques en matière
d’économie - et de physiocratie en particulier - lui ont fait saisir
le danger que représentait un droit de propriété des biens matériels
promu au rang d’un droit naturel constituant comme le voulaient
les physiocrates et leurs successeurs turgotins. En effet, ces
derniers avaient fait éclater le « nom général de propriété », en
faisant céder la vie et la liberté devant la propriété des biens
matériels, qu’ils avaient érigée en principe unidimensionnel de leur
ordre naturel.
Florence GAUTHIER
Université Paris 7- Diderot

63
Ibid., p. 264.
64 TURGOT, « Septième lettre à l’abbé Terray », (1770) in Écrits économiques,
Paris, Calmann-Lévy, 1970, p. 351.

110
LA PLACE DU DROIT NATUREL CHEZ MABLY.
ÉLÉMENTS DE DÉBAT

Le débat historiographique et philosophique actuel sur le


ou plutôt les républicanismes, à l’époque moderne, a permis de
sortir Mably de l’opposition entre les interprétations « communistes
et « conservatrices » de sa pensée, interprétations qui dominaient
encore les études mabliennes jusqu’au début des années 19801.
En effet, depuis les travaux fondateurs de Caroline Robbins, The
Eighteenth Century Commonwealthmen, 1958, de John G. A. Pocock,
The Machiavelian Moment. Florentine Political thought and the
Atlantic Republican Tradition, 1975, traduit en 1997 et de
Quentin Skinner, The Foundations of Modern Political Thought,
1978, en français en 2001, l’importance du paradigme du
« républicanisme classique » ou de « l’humanisme civique » dans
l’histoire des idées politiques à l’époque moderne a largement
modifié la manière dont on relit Mably aujourd’hui.
Conçu d’abord comme un modèle s’appliquant au monde
anglophone pour expliquer les filiations, les influences et les
transmissions de l’Italie de la Renaissance à l’Angleterre du XVIIe
siècle et à ses colonies d’Amérique au XVIIIe siècle, le « républicanisme
classique » a été utilisé par d’autres historiens comme un cadre
d’interprétation de toutes les traditions républicaines nationales
à l’époque moderne. Cet élargissement du concept de républicanisme
de Pocock, au-delà de son aire première, n’est pas sans poser de
nombreux problèmes historiques et philosophiques. Les Lumières
françaises en général et Mably en particulier se laissent, en effet,
assez mal enfermer dans ce cadre. À tel point que la plus grande

1 Voir Eric BÖDEKER et Peter FRIEDEMANN, Gabriel Bonnot de Mably. Textes


politiques (1751-1783), Paris, L'Harmattan, 2008, introduction.

Corpus, revue de philosophie, n° 64, 2013. 111


CORPUS, revue de philosophie

partie des Lumières françaises, voire la Révolution française elle-


même, sont largement absents des travaux sur le républicanisme
à l’époque moderne2.
Le volume Républicanismes et droit naturel des humanistes
aux révolutions des droits de l’homme et du citoyen, issu d’un
colloque tenu à l’Université Paris7-Diderot en 2008, a tenté de
poser la question des sources multiples des républicanismes
modernes en interrogeant à nouveau d’autres traditions philosophiques
et politiques que celle du « républicanisme classique » de Pocock,
et notamment celle du droit naturel et du droit des gens3. Les
chercheurs réunis lors de ce colloque ont montré que le
paradigme républicain échappe aux modélisations par trop rigides.
Ils ont tenté de multiplier les points de vue pour mieux cerner le
concept de républicanisme à l'époque moderne et la variété des
traditions philosophiques et politiques qui s’en réclament, ainsi
que de penser la ou les synthèses entre républicanisme et
jusnaturalisme, non seulement pendant la première modernité,
mais aussi à la fin du XVIIIe siècle et pendant la Révolution
française.
Dans cette réflexion générale, la place de Mably est
emblématique et problématique, car il est bien difficile de le classer
dans une tradition politique nette et tranchée. Conservateur ?
Tenant des Anti-Lumières ? Proto-communiste ? Modéré ? Républicain
« moderne » ? Républicain « classique » ?… Mably serait-il donc
« inclassable » à la fois dans et en dehors des Lumières ? Serait-il
républicain, ma non troppo ? Partisan des Anciens, Mably se
situerait-il en dehors du courant lockien dominant dans les
Lumières « modernes » ? La question est d’importance, car
nombre de chercheurs, surtout anglo-saxons, font de Mably et de
Rousseau l’influence majeure de la conception républicaine

2 Voir par exemple Martin V AN G ELD ER EN et Quentin S KINNER ed.,


Republicanism : a Shared European Heritage, Cambridge University Press,
2002, 2 vol.
3 Marc BELISSA, Yannick BOSC, Florence GAUTHIER, Républicanismes et droit
naturel des Humanistes aux Révolutions des droits de l'homme et du
citoyen, Paris, Kimé, 2009.

112
Marc Belissa

« jacobine » par opposition à ce qu’ils voient comme le républicanisme


« moderne » et « libéral » de Locke à Condorcet en passant par
Adam Smith4.

Mably entre droit et vertu ?


Dans un article de 1990, Jean-Fabien Spitz s’interrogeait
sur le rapport entre les langages du droit et de la vertu chez
Mably5, rapport qui constituait selon lui « une énigme ». Spitz
définit les langages du droit et de la vertu à l’époque moderne en
les opposant l’un à l’autre. Le « paradigme philosophico-juridique »
met, selon lui, « l’accent sur l’homme civil plus que sur l’homme
proprement politique », cet « homme civil » est envisagé « d’abord
comme un propriétaire ». La conception philosophico-juridique
« donne à l’instauration de la paix civile et au respect de la
propriété des biens une place exclusive parmi les buts de la
politique », ce qui implique que « les factions et la lutte des partis
sont les maux politiques les plus redoutés » et, enfin, « l’idée de la
liberté ne peut, dans une telle conception, être que négative :
liberté du bourgeois et non du citoyen, elle n’implique aucune
participation effective à la confection de la loi et à la direction des
affaires communes. »
Le concept d’état de nature permet de subordonner la
politique « à l’impératif de la conservation des droits que les
hommes tiennent de la nature6 ». À l’inverse, le « langage de la
vertu » renvoie à la critique de la civilisation et de ses effets
corrupteurs, au rejet du luxe, à l’apologie des Anciens, à l’impératif
de la participation du citoyen aux affaires publiques etc.

4 Voir Yannick BOSC, « Révolution française : refonder les problématiques du


républicanisme », Révolution-française.net. http://revolution-francaise.net/2012/04/
24/485-revolution-francaise-refonder-les-problematiques-du-republicanisme.
5
Jean-Fabien SPITZ, « Droit et vertu chez Mably », Revue Corpus, Fayard,
1990, p. 61-95.
6
Ibid., p. 63-65.

113
CORPUS, revue de philosophie

On aura reconnu dans cette opposition fondamentale les


grandes lignes d’une conception duale de la liberté opposant
liberté positive des « modernes » et liberté négative des « anciens ».
Le premier terme de l’opposition renvoie à l’archéologie du
« libéralisme », le second à la description du « républicanisme
classique » selon Pocock qui, effectivement, pose ces deux
langages comme étant juxtaposés à l’époque moderne. Pourtant,
comme l’indique Spitz, ces deux langages ne s’opposent pas sur
leur terrain de naissance et leur dialogue est fondateur de la
« philosophie politique » tout au long du XVIIIe siècle. Quelle est
donc la nature des relations entre les deux langages ? Se
développent-ils parallèlement ? Peuvent-ils se combiner ? Sont-
ils exclusifs l’un de l’autre ?
Dans le schéma interprétatif qui oppose les deux traditions,
Mably pose effectivement problème puisqu’il a recours aux deux
langages du droit et de la vertu, mais, selon Spitz, on assiste
chez cet auteur à un processus dans lequel le langage de la vertu
s’oppose progressivement à celui du droit. Il écrit ainsi que, chez
Mably, « leur incompatibilité commence à apparaître très
nettement, et sur un certain nombre de points, le développement
du langage de la vertu et son dynamisme propre le conduisent à
une remise en cause des fondements de la synthèse juridico-
philosophique7 ». Le problème posé à Mably est, selon Spitz, celui
de la conciliation entre droits de l’homme et droits du citoyen,
entre liberté négative et liberté positive. Confronté à ce problème,
Mably penche progressivement vers un rejet du langage du droit
au profit de celui de la vertu. Alors que « ses premiers textes sont
marqués par une stricte orthodoxie lockienne […] l’évolution
ultérieure de sa pensée s’infléchit de manière sans cesse
croissante vers l’affirmation des principaux thèmes du langage de
la vertu ».
Spitz écrit que des Droits et devoirs du citoyen (1758) aux
Observations sur le Gouvernement et les Lois des États-Unis
d’Amérique (1784), Mably défend une conception strictement

7
Ibid., p. 69.

114
Marc Belissa

lockienne des droits de nature et des buts du gouvernement,


sans prendre en compte les différences entre leurs conceptions
réciproques de la propriété, voir la contribution de Florence
Gauthier dans ce volume. Le but de la politique est « de garantir
la vie, la liberté et les biens de chacun ». Mais Spitz considère
que cette conception lockienne des buts du gouvernement est
progressivement envahie par le langage de la vertu. Ainsi, selon
Spitz, Mably se heurte au fait que les lois ne sont rien sans les
mœurs. La politique doit donc aussi se pencher sur la question
des passions qui produisent le contraire de la liberté, de l’égalité
et de la justice, c’est-à-dire la servitude, l’inégalité et l’injustice.
L’insistance indéniable de Mably sur les effets corrupteurs des
passions, sur la croissance des inégalités qui détruit la communauté
civique, sur les conséquences destructrices du luxe sur les
mœurs, montre, toujours selon Spitz, que « Mably se démarque
entièrement du concept lockien de liberté négative8 ». Pour avoir la
liberté et la justice, il faut avoir de bonnes lois et de bonnes
mœurs. Spitz voit dans cet impératif « une redéfinition morale du
but de la politique » qui « entre en conflit avec les thèmes centraux
du paradigme juridique ». Cette redéfinition morale serait
particulièrement à l’œuvre dans les textes antiphysiocratiques de
Mably qui établissent un « antagonisme irréductible » entre commerce
et vertu9.
Spitz conclut en affirmant que « l’investissement du langage
de la vertu politique possède des conséquences antilibérales qui
mettent Mably en nette opposition avec les principales thèses du
paradigme juridico-philosophique ». L’accent mis par Mably sur
les effets des passions et sur les conséquences inégalitaires de la
propriété entre « profondément en conflit avec l’essence même du
libéralisme et heurte de plein fouet le vocabulaire juridique
construit sur le modèle lockien. Le concept de vertu, en toute
hypothèse, déborde le cadre juridique : il n’est pas traductible en

8
Souligné par moi, M.B.
9
Ibid., p. 70.

115
CORPUS, revue de philosophie

termes de droits »10, d’autant que, selon Spitz, la définition de la


vertu chez Mably ne serait pas politique. Dans le conflit entre
langage du droit et langage de la vertu, Mably aurait largement
penché en faveur du second, remettant en cause les fondements
du premier.
Keith Baker et Johnson Kent Wright11 ont proposé des
interprétations de la pensée de Mably qui font, eux aussi, la part
belle aux catégories du « républicanisme classique » et du
républicanisme « libéral » et « moderne ». Comme l’écrit Yannick
Bosc : « Baker s’inscrit explicitement dans le schéma des Anciens
et des Modernes de Benjamin Constant12, qui oppose le républicanisme
au libéralisme (...) Ce schéma se déploie au sein de ce que Philip
Pettit nomme, à propos d’Isaiah Berlin, le théâtre des héros et des
antihéros, théâtre dans lequel s’opposent les partisans de la
liberté négative, qui sont les Modernes, les héros, favorisant
l’individu, le règne de chacun sur soi-même, aux partisans de la
liberté positive qui, à l’inverse, sont du côté des Anciens, des
antihéros, favorisant le groupe, le règne de tous sur chacun13 ».
Pour Baker, le républicanisme « moderne » et libéral renvoie au
« langage des droits, à la raison, à la représentation », il déploie
un discours rationnel et individualiste de « modernité et de
progrès social »14. À l’inverse, Baker place résolument Mably dans
le camp des « Anciens » ou des « républicains classiques » opposés,
selon lui, à toute conception jusnaturaliste des droits dans la cité.

10
Ibid., p. 87.
11 Keith BAKER, "Transformations of Classical Republicanism in Eighteenth-
Century France" dans Journal of Modern History, 73, mars 2001, p. 32-53.
Johnson Kent Wright, A Classical Republican in Eighteenth-Century France:
The Political Thought of Mably, Stanford University Press, 1997.
12
Benjamin CONSTANT, « De l'esprit de conquête et d'usurpation » (1814), « De
la liberté des anciens comparée à celle des modernes » (1819), in Écrits
politiques, Paris, Folio, 1997.
13
Yannick BOSC, "Le conflit des conceptions de la République et de la liberté :
Thomas Paine contre Boissy d'Anglas" dans Républicanismes et droit
naturel, op. cit., p. 101.
14
Keith BAKER, op. cit., p. 32.

116
Marc Belissa

En effet, pour Baker, le « républicanisme classique » s’oppose au


langage des droits de l’homme, il est « antithétique à toute
tentative de naturaliser le pouvoir en le faisant découler des
conditions ou des potentialités d’un état prépolitique ».
Le républicanisme de Mably serait donc étranger au langage
du droit naturel et ne serait fondé que sur la manière dont s’exerce
la volonté politique dans la cité15. Il serait essentiellement un
langage d’opposition à la monarchie et à ses pratiques administratives
« modernisatrices », notamment dans la sphère de l’économie
politique. Le discours historique de Mably aurait pour fonction,
comme celui de Boulainvilliers, de justifier la souveraineté du
peuple antérieure à celle des rois et de raconter l’histoire des
usurpations de la souveraineté du peuple depuis le Moyen-Age.
Baker voit également dans les textes anti-physiocratiques de
Mably l’expression du langage du « républicanisme classique »,
viscéralement opposé selon lui à la « modernité » économique des
partisans du physiocrate Quesnay, qui auraient présenté une
« vision rationalisée de la monarchie absolue au service d’une
société commerciale moderne ».
Selon Baker, la vision physiocratique d’une société fondée
sur l’ordre naturel et sur les choix rationnels d’acteurs économiques
éclairés ne pouvait pas manquer de susciter l’opposition de
Mably, précisément en raison de son admiration des Anciens, de
son républicanisme « classique » et de sa conception rejetant la
naturalisation de la politique. Baker voit également dans les
textes de Mably à destination des Américains des États-Unis un
engagement en faveur des Anciens dans le débat international
sur le républicanisme et ses formes modernes dans les années
1770. Classé parmi les « Anciens » ou les « classiques », Mably se
trouve donc, selon Baker, en dehors de la tradition jusnaturaliste
qui fonde la légitimité du pouvoir sur le consentement des
individus et la garantie de leurs droits. La tradition jusnaturaliste
n’implique pas d’après Baker une « participation politique active »,
censée être la caractéristique principale du « républicanisme

15
Ibid., p. 36.

117
CORPUS, revue de philosophie

classique ». Les théories du droit naturel moderne auraient d’ailleurs


souvent été utilisées pour justifier le pouvoir monarchique, car
celui-ci garantirait mieux la tranquillité des individus et leurs
droits civils. La critique de Grotius, Wolff et Pufendorf par Mably,
qui estimait que les fondateurs de l’école du droit naturel et des
gens n’avaient travaillé que pour renforcer les pouvoirs absolus,
prouverait une fois de plus son « républicanisme classique » par
opposition à une conception « moderne » des droits naturels
garantis par les gouvernements.
Johnson Kent Wright tente lui aussi de « tirer » Mably vers
le « républicanisme classique » en en faisant son représentant le
plus important parmi les penseurs français des Lumières. Il
entend démontrer que le langage politique dominant dans les
écrits de Mably est bien une variante française de cette tradition.
Pourtant, il note que les écrits de Mably à partir des années 1750
contiennent nombre d’appels au droit naturel16. Selon Wright, on
assisterait dans Les Droits et devoirs du citoyen (1758) à une
« conversion » de Mably au droit naturel en relation avec le
développement de la crise parlementaire en France17. Dans cet
ouvrage, remarque Wright, les critiques à l’égard de Grotius,
Hobbes, Wolff et Pufendorf abondent, mais Locke est préservé
des reproches faits aux fondateurs du jusnaturalisme. Wright y
décèle une influence directe des commentaires critiques de
Barbeyrac sur Grotius et Pufendorf à l’aide de passages tirés du
Second Traité du gouvernement civil18. Ainsi, pour Wright, malgré
que Mably se situe nettement dans le cadre du « républicanisme
classique », l’auteur des Entretiens de Phocion réalise une sorte
de juxtaposition des langages politiques du droit naturel, du
républicanisme et de la théorie condillacienne des passions.
Wright écrit en comparant Mably à Rousseau :
En ce qui concerne Mably, il serait erroné de nier
globalement l’importance du droit naturel dans sa pensée.

16 Johnson Kent WRIGHT, op. cit., p. 21.


17
Idem, p. 65.
18
Ibid. p. 78.

118
Marc Belissa
Sa conversion à l’école du droit naturel donne à sa pensée
les fondations métaphysiques qui lui manquaient jusque-
là, rendant possible le populisme radical des Droits de
l’homme et du citoyen et l’égalitarisme radical de ses
travaux des années 1760. Sa conception du droit naturel
était philosophiquement peu évoluée – ou en tout cas
moins élaborée [que celle de Rousseau], mais il semble
avoir évité le concept de volonté générale. Surtout, Mably
ne fit jamais un grand usage instrumental des théories
modernes des droits : l’état de nature, la notion de passage
à la société civile par l’échange de droits dans un contrat
social, l’idée de souveraineté elle-même, c’est-à-dire tous
les thèmes essentiels du Contrat social [de Rousseau]19.

Ainsi, la « conversion » de Mably au droit naturel n’aurait


eu pour fonction que de lui fournir les bases métaphysiques de
ses conceptions politiques, mais comme pour s’en débarrasser,
ou en tout cas, sans que le droit naturel soit central dans sa
conception des droits politiques. Certes, la critique des théoriciens
du droit naturel du XVIIe siècle chez Rousseau est beaucoup plus
détaillée, plus approfondie que chez Mably, mais cela signifie-t-il
que la question serait accessoire chez l’auteur des Droits et devoirs
du citoyen ? Wright semble ici ménager l'idée de l’opposition entre
« républicanisme moderne » et « républicanisme classique ». Il voit
bien que Mably utilise aussi bien les langages politiques
républicains que jusnaturalistes, mais le deuxième élément lui
paraît moins essentiel que le premier. Par ailleurs, Wright écrit
que la pensée de Mably se caractérise par un « conservatisme
philosophique » combiné avec un « radicalisme politique ». Sa
conception du droit naturel est « relativement conservatrice et
même rétrograde »20 dans la mesure où Mably en reste aux
principes du droit naturel tels qu’ils ont été développés par
Grotius et ses successeurs.
Il ressort de cette présentation des interprétations de Spitz,
Baker ou Wright, malgré leurs divergences sur bien d’autres

19
Ibid., p. 124.
20
Ibid., p. 92.

119
CORPUS, revue de philosophie

points, que ces chercheurs tendent à minorer la place du droit


naturel chez Mably ou du moins à considérer que son utilisation
du langage du droit entre en conflit avec celui de la vertu, que
l’évolution de la pensée de Mably se caractérise par un glissement
progressif du paradigme lockien à celui du républicanisme
« classique » et que dans l’opposition entre conceptions de la
liberté, Mably s’oppose à la « liberté négative » libérale pour défendre
la « liberté positive » républicaine. Toutes ces interprétations ont
également en commun le fait qu’elles admettent comme opératoire
l’idée d’un Locke libéral, défenseur de la liberté négative et du
droit naturel et illimité de propriété, étranger au paradigme du
républicanisme et de la vertu.

Droit contre vertu : une fausse opposition


Je voudrais ici avancer l’idée que l’opposition entre langage
du droit et celui de la vertu telle que Spitz, Baker et Wright la
voient chez Mably est le fruit d’un clivage interprétatif a priori et
ne reflète pas le lien entre les deux langages constamment
présent dans la pensée de Mably.
Ce clivage interprétatif découle largement d’une approche
téléologique de la pensée de Locke. Il n’y a, me semble-t-il, aucune
espèce d’opposition entre « liberté positive » et « liberté négative »,
au sens où l’entend Benjamin Constant, qui les appelle « liberté
des Anciens » et « liberté des Modernes » et, plus tard, Isaiah Berlin,
chez Locke. Faire de Locke l’ancêtre du libéralisme économique
des XIXe et XXe siècles ou l’apôtre du capitalisme relève d’une
vision a posteriori, détachée des problématiques du temps de
Locke, problématiques dont Richard Ashcraft, il y a déjà longtemps,
a montré qu’elles étaient celles du « moment » que constitue la
période antérieure à la Glorious Revolution21.
Rappelons la définition de la liberté naturelle et de la
liberté civile chez Locke :

21 Richard A SHCRAFT, La politique révolutionnaire et les deux traités du


gouvernement de John Locke, (1986) trad. de l’anglais par J.-F. Baillon,
Paris, PUF, 1995.

120
Marc Belissa
La liberté naturelle de l’homme, consiste à ne reconnaître
aucun pouvoir souverain sur la terre, et de n’être point
assujetti à la volonté ou à l’autorité législative de qui que
ce soit, mais de suivre seulement les lois de la nature. La
liberté, dans la société civile, consiste à n’être soumis à
aucun pouvoir législatif, qu’à celui qui a été établi par le
consentement de la communauté, ni à aucun autre empire
qu’à celui qu’on y reconnaît, ou à d’autres lois qu’à celles
que ce même pouvoir législatif peut faire, conformément au
droit qui lui en a été communiqué22.

Le but de l’état social est la conservation des « propriétés »


de l’homme qui, j’insiste sur ce point, ne sont pas limitées aux
propriétés matérielles, mais intègrent la liberté et le droit à
l’existence. Si Locke ne fait pas, à proprement parler, de la
souveraineté un droit naturel, il affirme nettement que les hommes
remettent le droit de faire tout ce qu’ils sont à portée de faire
dans l’état de nature en entrant dans l’état social, mais ils
n’aliènent ce droit que pour autant que leurs autres droits
naturels sont respectés dans l’état social : c’est évidemment ce
qui fonde le droit de résistance à l’oppression. Ces considérations
bien connues sont, me semble-t-il, fort éloignées de l’idée d’une
opposition entre « liberté négative » et « liberté positive ». Elles
sont en revanche fort proches de ce que Pettit appelle la liberté
comme « non-domination », fondement du républicanisme…
Si l’opposition entre « liberté négative » et « liberté positive »
est absente chez Locke, elle l’est tout autant chez Mably, lecteur
de Locke.
Chez Mably, le droit naturel ne s’oppose pas à la vertu pas
plus qu’il ne joue le rôle d’un « soubassement » plus ou moins
secondaire. Il me semble par ailleurs qu’il n’y a pas de « glissement »
du langage du droit naturel à celui de la vertu dans les œuvres
tardives de Mably, mais une utilisation conjointe des deux langages
dans des œuvres politiques dont les objectifs sont différents.

22 John LOCKE, « Deuxième traité du gouvernement » in Deux traités de


gouvernement, trad. de l’anglais Paris, Vrin, IV, 22, p. 150.

121
CORPUS, revue de philosophie

Bien que Spitz et Wright soient d’accord pour affirmer que


les appels au droit naturel sont présents dans toutes les œuvres
de Mably, on a vu qu’ils considéraient que ces références tendaient
d’une part à se réduire dans les œuvres de la maturité, d’autre
part à ne plus occuper qu’une position marginale et/ou étroitement
polémique dans le discours politique de Mably. Cette interprétation
se heurte au fait que, même dans ses œuvres tardives, la
référence au droit naturel lockien ne cesse jamais d’être capitale.
Ainsi, des Principe des Négociations, en 1757, à De l’étude de la
politique en 1776, ou dans une de ses dernières œuvres publiées,
les Observations sur le gouvernement et les lois des États-Unis
d’Amérique, 1784, on peut multiplier les références à la centralité
du droit naturel dans la conception de la politique selon Mably.
Certes, contrairement à d’autres philosophes, Mably ne produit
aucune théorie analytique de ce qu’est l’état de nature et il se
contente de reprendre les acquis de ses devanciers, mais doit-on
conclure que la référence du droit naturel est accessoire chez
lui ? Quelques exemples pris dans diverses œuvres indiquent le
contraire. Je ne m’occuperai pas ici des textes anti-physiocratiques
de Mably auxquels Florence Gauthier s’intéresse dans une autre
contribution à ce volume et dans lesquels Mably défend une
conception de la propriété différente de celle de Locke.
Dès ses Principes des négociations de 1757, Mably affirme
le primat du droit naturel dans ce qui devrait être une « véritable
politique », au sens de relations entre les États. Confrontés à une
divergence dans le cadre de négociations, les véritables hommes
d’État doivent d’abord consulter le droit naturel pour déterminer
ce qui est juste et donc utile :
Il est enfin assez ordinaire que les négociations réussissent
mal, parce qu’on y discute les affaires sans aucune méthode.
Les États ont trois règles pour juger leurs différents : le droit
naturel, le droit des gens, et les conventions particulières
qu’ils ont stipulées entre eux. Appliquer indifféremment
ces trois règles à toutes sortes de questions, employer l’une
quand il faut se servir de l’autre, c’est le vrai moyen de ne
se point entendre ; ne les pas employer dans leur ordre naturel,
c’est vouloir ne rien finir. Je m’explique : une affaire a rapport
à la fois au droit naturel et à quelque convention obscure
122
Marc Belissa
d’un traité. Si je commence la discussion par les principes
du droit naturel, n’est-il pas évident que je découvrirai bientôt
des vérités qui me feront pénétrer le sens caché du traité ?
si les expressions en sont équivoques, je serai en état de
leur donner un sens déterminé ; si elles ne signifient rien,
ce qui arrive quelquefois, je forcerai mon adversaire à dresser
une nouvelle convention qui signifiera quelque chose. Que
je veuille, au contraire, éclaircir l’affaire, en commençant par
la discussion du traité, tout le monde sent que, malgré mes
gloses et mes commentaires, je ne puis faire un pas en
avant. "Voilà le vrai sens du traité, dirai-je à mon adversaire ;
non, me répondra-t-il". Lassés de cette discussion frivole,
nous nous séparerons sans rien terminer, si les deux États,
malgré leur amour pour la paix, sont également résolus à
ne se rendre qu’à des raisonnements clairs23.

On voit que c’est ici le droit naturel qui sert de guide éthique
quand le droit positif est confus ou contraire à la raison. Mably
affirme une hiérarchie du droit dans laquelle le droit des gens
positif est subordonné au droit naturel qui doit être interrogé en
premier pour déterminer la légitimité douteuse d’une convention
entre souverains. La démonstration de Mably acquiert ainsi un
caractère dialectique qui résulte du mouvement permanent entre
norme éthique et jeu des passions.
Pour Mably, les « lois politiques », au sens le plus général
cette fois-ci, ne peuvent être que le « développement des lois
naturelles »24. La nature n’ayant mis aucune différence entre les
hommes, n’ayant créé ni « des maîtres, des sujets, des esclaves,
des princes, des nobles, des roturiers, des riches, des pauvres »,
l’égalité naturelle doit être la base de toutes les lois politiques. Le
concept d’égalité naturelle est sans cesse rappelé chez Mably
pour définir la base des « bonnes lois » et de la société. Les États
libres sont ceux dont les lois sont les plus conformes « à l’ordre

23
Gabriel Bonnot de MABLY, Principes des Négociations…, introduction et
notes de Marc Belissa, Paris, Kimé, 2001, p. 123.
24
MABLY, De l'étude de l'histoire…, Paris, Corpus, Fayard, 1988, p. 28.

123
CORPUS, revue de philosophie

de la nature ou de l’égalité »25. Plus on s’en rapproche et plus les


hommes seront libres et heureux, plus on s’en éloigne et plus les
États connaissent la corruption. Dans De l’Étude de l’Histoire
(1775), Mably prend l’exemple de l’Europe de son temps :
Je vous prie encore, Monseigneur, de jeter les yeux sur
l’Europe, et vous verrez par vous-même que chaque État
est plus ou moins heureux, à mesure que les lois se
rapprochent plus ou moins de l’impartialité de la nature.
Le paysan suédois est citoyen ; il partage avec les ordres
de la république la qualité de législateur. La Suède est-elle
donc exposée aux mêmes injustices, aux mêmes vexations,
à la même tyrannie que la Pologne, où tout ce qui n’est pas
noble est barbarement sacrifié à la noblesse ? […] Il y a
certainement un plus grand nombre d’homme heureux
dans la Suisse que dans le reste de l’Europe. Pourquoi ?
Parce que les lois, plus impartiales que partout ailleurs, y
rapprochent davantage les hommes de l’égalité naturelle.
[…] on ne peut attendre un avantage solide, réel et durable
que des lois qui sont conformes aux règles de la nature,
[…] Tout gouvernement qui les offense détruit l’ordre social,
et y substitue le trouble et la division des citoyens26.

Sans la connaissance du droit naturel, pas de « saine


morale » ni de « vraie politique ». Une société juste ne peut être
fondée que sur l’adéquation avec le but de la nature « qui veut
unir les hommes » et dont « l’objet est certainement de les rendre
heureux les uns par les autres »27. Si les « principes fondamentaux »
du droit naturel étaient « communs », « l’Europe prendrait une
face nouvelle »28.
Dans un texte légèrement postérieur intitulé De l’étude de
la politique (1776), Mably, s’adressant à un jeune interlocuteur
qui veut se lancer dans une carrière diplomatique, insiste encore

25 Ibid., p. 29.
26 Ibid., p. 35-36.
27
Ibid., p. 67
28
Ibid., p. 215.

124
Marc Belissa

sur le caractère primordial du droit naturel dans toute conception


juste de la politique :
Si la politique est l’art de gouverner la société pour son
plus grand avantage, vous conviendrez sans doute qu’il faut
connaître les hommes : voilà la base de vos méditations ; et
j’en conclurai que vous devez commencer par l’étude du
droit naturel, qui peut seul vous donner une connaissance
certaine de nos devoirs. Si le gouvernement ignore les
droits que tout homme tient des mains de la nature, s’il
ignore les devoirs qu’elle prescrit aux magistrats et aux
simples citoyens, ne marchera-t-il pas continuellement à
tâtons ? Dès qu’il ne connaît ni les droits ni les devoirs des
hommes, il ne connaîtra point les siens ; dès lors, n’est-il
pas évident qu’au lieu de donner à la société les lois qui lui
conviennent le mieux, il ne consultera que des passions
injustes ? N’espérez pas d’en voir naître l’ordre et la paix ;
l’injustice ne peut produire que la confusion et le trouble.
[…] En effet, Monsieur le chevalier, quand vous aurez fini
le cours d’étude que vous méditez, je suis sûr que vous
serez convaincu que toute la politique consiste à obéir
religieusement aux lois de la nature, et que l’histoire ne
peint tant de malheurs que parce qu’on les a négligées29.

Le « programme » intellectuel proposé par Mably au jeune


impétrant est avant tout appuyé sur Locke :
Mais pour en revenir à notre droit naturel, qui est la base
de tout, ce n’est point une étude aussi longue qu’on le croit
communément. Je ne demande pas que l’on lise tous les
ouvrages qu’on a faits sur cette matière ; à Dieu ne plaise !
Mais je voudrais que l’on lût avec une extrême attention, et
qu’on relût plusieurs fois le traité de Locke sur le
gouvernement civil. Il faut se le rendre propre, et être assez
rempli de ses principes, pour réfuter les erreurs mêmes qui
lui ont échappé par une suite de ce respect que tout
Anglais a pour son gouvernement. Il ne faut jamais perdre
de vue quel est le but de la société, qu’elle en est l’essence,

29 MABLY, « De l'étude de la politique », in Œuvres Complètes, Paris, an III-


1794-95, t. 13, p. 133.

125
CORPUS, revue de philosophie
et ce qui la distingue de l’état de nature. […] Après Locke,
on peut lire quelques chapitres de Grotius et de Pufendorf,
qui sont relatifs aux questions dont je viens d’avoir l’honneur
de vous parler. Vous trouverez dans leurs écrits des vérités
qui vous seront utiles ; et si vous avez étudié Locke avec
attention, vous vous préserverez de leurs erreurs. C’est
alors que je vous conseillerais de lire quelques chapitres de
Sidney, Passez ensuite au Citoyen de Hobbes ; c’est l’écrivain
qui a écrit avec le plus d’art et de force en faveur de la
tyrannie contre les droits de l’humanité30.

Mais l’étude du droit naturel n’est rien sans l’étude de


l’histoire, car le développement des sociétés politiques n’est
compréhensible que dans le cadre d’une dialectique de la raison
et des passions. Les discours historique et jusnaturaliste ne
s’opposent jamais chez Mably, ils se complètent dans une vision
dynamique du devenir des sociétés. L’éloge de la vertu des
Anciens n’est jamais mis en avant comme un argument contre
l’idée de continuité entre droits de l’homme dans l’état de nature
et dans l’état social.
Ainsi, même si l’objet principal des Observations sur le
gouvernement et les lois des États-Unis d’Amérique (1784) est de
mettre en garde les jeunes États-Unis contre les dangers qui
menacent les mœurs républicaines, Mably n’abandonne jamais
les fondements de la théorie lockienne de l’origine et des buts des
sociétés civiles, dont il fait l’éloge à travers ses commentaires sur
les lois de Pennsylvanie, du Massachusetts et de Géorgie.
Ces quelques exemples n’épuisent évidemment ni le sujet
ni la matière, mais ils auront permis, je l’espère, de se demander
si l’interprétation de Baker et Spitz est compatible avec la centralité
du droit naturel et du concept d’égalité naturelle chez Mably ?
N’y a-t-il pas dans ces interprétations une tentative de faire entrer
Mably dans le lit de Procuste du dualisme des conceptions de
la liberté des Modernes et des Anciens qui découle elle-même
d’une lecture discutable et discutée de la tradition lockienne
comme origine du « libéralisme » bourgeois opposé au républicanisme

30
Ibid., p. 139.

126
Marc Belissa

« vertueux » ? Il me semble qu’il faut désormais dépasser les


fausses oppositions nées du paradigme du « républicanisme
classique » de Pocock et cesser de considérer les langages du
droit naturel et de la vertu comme antithétiques a priori et de
manière intemporelle. Il est indéniable qu’il existe bien des
courants républicains rejetant le droit naturel comme fondement
de la société civile à l’époque moderne, dans l’Italie du XVIe
siècle, dans l’Angleterre du XVIIe siècle etc., mais il est non moins
évident que nombreux sont les philosophes, particulièrement au
XVIIIe siècle, qui opèrent une synthèse des différents langages
politiques de la période. Montesquieu, le premier, ne se cantonne
ni dans le registre du droit naturel de Grotius et de Pufendorf, ni
dans celui de la théorie politique « néoromaine » telle que Quentin
Skinner l’a décrite. L’auteur de l’Esprit des Lois, comme bien
d’autres de ses contemporains, et notamment Mably, pensent
simultanément le droit naturel et la vertu. Chez Mably, les
langages politiques jusnaturaliste, historique et républicain se
combinent sans cesse en fonction du contexte historique dans
lequel il intervient et en fonction de ses objectifs immédiatement
politiques. Parler de droit et de vertu aux Polonais, aux Américains
ou aux Français, implique de moduler l’utilisation des différents
langages politiques, mais jamais d'oublier le langage du droit
naturel de tous les hommes.

Marc BELISSA
Université Paris Ouest Nanterre
CHISCO

127
CORPUS, revue de philosophie

128
POURQUOI LES NÉO-RÉPUBLICAINS
REFUSENT-ILS LA THÈSE DES DROITS NATURELS ?
UN EXAMEN CRITIQUE
DE JOHN POCOCK À PHILIP PETTIT

Les républicains contemporains s’accordent à peu près


tous pour reconnaître au concept de droits individuels une place
dans leur théorie. Dans un essai récent, Cécile Laborde et John
Maynor soutiennent ainsi que l’originalité de cette contribution
est justement de se démarquer de la critique communautarienne
de la « société libérale fondée sur les droits » et de reconnaître
pleinement le caractère indépassable de l’individualisme, de
l’autonomie personnelle et du pluralisme éthique, constitutifs de
la « modernité libérale »1. Il conviendrait certes d’interroger, tant
conceptuellement qu’historiquement, en quel sens ces caractéristiques
sont libérales au sens où elles ne seraient pas républicaines. Knud
Haakonssen voit en tout cas certainement juste lorsqu’il déclare
que « c’est avant tout l’usage anachronique d’un libéralisme
vaguement fondé sur les droits » qui a fait croire « qu’il y avait
une division profonde entre le libéralisme et le républicanisme »2.

1
Cécile L ABORDE et John M AYNOR , « The Republican Contribution to
Contemporary Political Theory », Republicanism and Political Theory,
C. LABORDE et J. MAYNOR dir., Malden MA, Blackwell, 2008, p. 16, 1 ; pour
des affirmations similaires, voir Iseult HONOHAN, « Republicans, Rights,
and Constitutions : Is Judicial Review Compatible with Republican Self-
Government ? », Legal Republicanism. National and International Perspectives,
Samantha BESSON et Jose Luis MARTI dir., Oxford University Press,
2009, p. 83-101 ; Cass SUNSTEIN, « Beyond The Republican Revival », The
Yale Law Journal, 97 (8), p. 1539-1590, défend l’idée que si le renouveau
républicain a un intérêt, c’est en tant qu’il s’articule au libéralisme.
2 Knud HAAKONSSEN, « From Natural Law to the Rights of Men », A culture of
Rights. The Bill of Rights in philosophy, politics and law, 1791 and 1991,

Corpus, revue de philosophie, n° 64, 2013. 129


CORPUS, revue de philosophie

La place consentie aux droits individuels dans la philosophie


républicaine contemporaine est toutefois nettement limitée, et
défendue de façon paradoxale. Les néo-républicains voient dans
les droits une notion tout à fait insuffisante pour fournir le
principe unificateur de la théorie et lui préfèrent celle de liberté,
définie par la non soumission à la volonté arbitraire d’autrui, et
susceptible selon eux de satisfaire un grand nombre de
revendications habituellement formulées au nom d’idéaux différents,
comme l’égalité et la justice sociale3. Là aussi, les arguments
invoqués pour soutenir que « l’idéal de la non-domination peut
être vu comme défavorable à la notion de droits individuels »4, ou
du moins en tension avec elle, mériteraient d’être regardés de
près, notamment parce qu’ils s’appuient sur la théorie de Philip
Pettit. Or s’il est vrai que celle-ci fournit, notamment dans sa
formulation de 1997, des arguments qui tendent à justifier la
marginalisation des droits, elle développe également, dans certaines
de ses formulations plus anciennes, des raisons puissantes pour
faire, au contraire, des droits individuels une pièce maîtresse de
la philosophie républicaine5.
Mais s’ils acceptent, au moins en principe, de faire une place
aux droits individuels dans leur théorie, les néo-républicains
refusent par contre d’intégrer la notion de droit naturel. L’objet de
la présente étude est d’examiner de façon critique certains des
arguments motivant ce refus6. Tous ces arguments s’attaquent,

Michaël J. LACEY et Knud HAAKONSSEN dir., Cambridge University Press,


1991, p. 46.
3 Philip PETTIT, Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement
(1997), trad. J.-F. Spitz et P. Savidan, Paris, Gallimard, 2004, p. 21-4 ;
voir aussi Frank LOVETT, A General Theory of Domination and Justice,
Oxford, Oxford University Press, 2010, p. 8-9 et les chap. 6 et 7.
4
Cécile LABORDE et John MAYNOR, « The Republican Contribution », art. cité,
p. 16.
5 Voir Christopher HAMEL, « La place des droits dans le néo-républicanisme
de Pettit. Quelques remarques », Implications philosophiques, 2012.
6 Je ne propose donc pas de défense directe d’une théorie républicaine qui
intégrerait l’idée de droits naturels ; pour une telle défense, qui se situe
cependant en dehors du cadre de Pettit, voir Richard DAGGER , Civic

130
Christopher Hamel

au nom d’une conception institutionnaliste, à la thèse des droits


naturels comme contraintes pré-politiques protégeant l’individu
des effets de la délibération collective7.

L’argument historique
Tout d’abord, les néo-républicains mettent à distance le
droit naturel au nom d’une thèse historique : le langage des droits
naturels serait étranger à la tradition républicaine. Si « la tradition
républicaine n’a pas insisté de manière aussi centrale que la tradition
libérale sur les droits individuels » entendus comme « droits naturels
et pré-politiques »8, c’est parce qu’en réalité « les conceptions qui
font référence aux droits naturels ou pré-politiques sont totalement
étrangères au républicanisme »9 et relèvent du libéralisme10.
Cette thèse historique tient essentiellement au succès du
cadre historiographique élaboré par Pocock comme « modèle »
pour l’histoire de la pensée politique. Avec l’intention explicite de
sortir de l’oubli une tradition républicaine moderne distincte du
libéralisme, Pocock a construit une opposition irréductible entre
deux langages politiques : le républicanisme, articulé autour du
concept de vertu civique, et le libéralisme, caractérisé par le

Virtues. Rights, Citizenship and Republican Liberalism, Oxford, Oxford


University Press, 1997, p. 18-24 et chap. 3-4, p. 25-40 ; pour la défense
de la thèse inverse, dans le cadre de la théorie de Pettit, voir Vincent
BOURDEAU, « La liberté comme non domination peut-elle se passer du
langage des droits naturels ? », Républicanismes et droit naturel, Marc
BELISSA et alii dir., Paris, Kimé, 2009, p. 227-239.
7 Une précision : tous les néo-républicains n’adoptent pas exactement la
même position et chacune des critiques que je propose ne vaut pas pour
tous, mais seulement pour ceux qui sont cités à chaque fois.
8 Iseult HONOHAN, « Republicans, Rights… », art. cité, p. 90.
9 Cass SUNSTEIN, « Beyond Republican Revival », art. cité, p. 1551.
10 Iseult HONOHAN, « Freedom as Citizenship », The Republic, 2001, p. 12-3 ;
Maurizio VIROLI, Républicanisme (1999), trad. Christopher Hamel, Lormont,
Le bord de l’eau, 2011, p. 60 ; voir Cass SUNSTEIN, « Beyond Republican
Revival », art. cité, p. 1551.

131
CORPUS, revue de philosophie

langage juridique11. Ainsi, les droits sont inscrits dans l’individualisme


possessif libéral, où l’homme est défini dans sa nature par son
statut de propriétaire, et la citoyenneté est conçue sous le modèle
aristotélicien de l’homme qui réalise son humanité par la
pratique des vertus civiques dans la cité. S’il a reconnu ça et
là que ces langages ont pu se rencontrer dans l’histoire, c’est
toujours en rappelant que de telles rencontres ont suscité des
tensions engendrées par l’incompatibilité des notions et des
valeurs fondamentales qui caractérisent ces langages.

Le problème de cette thèse historico-philosophique, pour la


question qui nous occupe ici, est triple. En premier lieu, elle est
historiquement sujette à caution : le travail inappréciable de
restauration de la tradition républicaine, opéré par Pocock, a fait
apparaître combien le modèle qu’il a élaboré constitue davantage
une source de confusion qu’une grille de lecture pertinente pour
bien des auteurs. On peut le vérifier sur la pensée républicaine
du XVIIe siècle anglais : le langage des droits y est omniprésent et
la figure de Harrington, paradigmatique pour Pocock, apparaît en
réalité isolée. On peut aussi le vérifier sur le terrain idéologique
du XVIIIe siècle français, Révolution comprise : Keith Baker peine
à rendre crédible la partition proposée dans son modèle, plus ou
moins explicitement hérité et adapté de Pocock, opposant le
républicanisme classique, centré sur la vertu et la volonté
politiques, et le républicanisme moderne, centré sur les droits, la
raison et la valorisation de la société commerciale. De fait,

11
John G. A. POCOCK, « Cambridge Paradigms and Scotch Philosophers : a
study of the relations between the civic humanist and the civil
jurisprudential interpretation of eignteenth century social thought », I.
HONT, M. IGNATIEFF dir, Wealth and Virtue. The Shaping of Political Economy
in The Scottish Enlightenment, Cambridge Univ. Press, 1983, p. 248-50 et
Le moment machiavélien (1975) trad. L. BOROT, Paris, PUF, 1997 et Vertu,
commerce et histoire, (1985) trad. H. AJI, Paris, PUF, 1998, p. 61 ; voir
aussi Iseult HONOHAN, Civic republicanism, New York, Routledge, 2002,
p. 80, qui souligne, toutefois en passant, que les auteurs des débuts de
l’époque moderne ne voyaient pas cette opposition construite par Pocock
et que l’historiographie récente a reprise.

132
Christopher Hamel

l’essentiel des « républicains classiques » de Baker font appel au


jusnaturalisme, à la raison, et n’ont bien souvent pas d’hostilité
de principe à l’égard de la société commerciale ; corrélativement,
certains des républicains « modernes » n’abandonnent pas le
langage de la vertu12. Par conséquent, si les néo-républicains
veulent justifier la mise à distance du langage du droit naturel,
l’histoire de la pensée républicaine moderne n’est certainement
pas une ressource utile puisqu’elle suggérerait au contraire
d’intégrer ce langage.
Mais, deuxièmement, quand bien même la thèse historique
selon laquelle les républicains nient l’existence des droits naturels
serait correcte – après tout, ni Machiavel ni Harrington n’ont
recours à ce langage – elle ne saurait prédéterminer par elle-
même le contenu d’une philosophie républicaine contemporaine.
Tous les philosophes contemporains se réclament certes, plus ou
moins explicitement, d’une tradition de pensée. Mais soutenir
que cet ancrage est nécessaire – au nom par exemple de l’idée
certainement partagée par les néo-républicains, selon laquelle
une théorie contemporaine ne peut ignorer l’histoire politique et
philosophique qui a déterminé le sens des concepts qu’elle
mobilise au présent – ne revient pas à justifier par l’histoire une
position sur telle ou telle question. Quand, par exemple, Pettit
est confronté au fait qu’en règle générale, les républicains des
débuts de l’époque moderne n’accordaient le statut de non
dominé qu’à une minorité d’adultes, les hommes propriétaires,
c’est à raison qu’il se distingue de la tradition au nom d’une
compréhension inclusive de l’idéal républicain13. Il en va de
même pour les connotations sexistes attachées au langage de la
vertu civique : si elles sont quasiment inévitables dans les textes
du passé, les néo-républicains entendent montrer qu’une politique
de la vertu civique efficace et légitime repose au contraire sur
l’abandon de telles connotations.

12
Christopher HAMEL, « L’esprit républicain adapté à la Révolution française :
un “républicanisme classique” ? », La Révolution française. Cahiers de
l’Institut d’histoire de la Révolution française, à paraître.
13
Philip PETTIT, Républicanisme, op. cit., p. 23, 130.

133
CORPUS, revue de philosophie

Si par conséquent l’argument tiré de l’histoire n’est


recevable qu’en tant qu’il est philosophiquement acceptable pour
un esprit d’aujourd’hui, ni la lecture pocockienne plaçant le
jusnaturalisme à l’extérieur de la tradition républicaine, ni
aucune lecture similaire ou opposée de la tradition républicaine
ne constituent en elles-mêmes des raisons d’intégrer les droits
naturels au néo-républicanisme ou de les en exclure. Cela ne
signifie pas pour autant que l’histoire ne soit pas une ressource
précieuse pour la philosophie au présent, bien au contraire :
l’histoire intellectuelle, et en particulier l’histoire des idées
républicaines, nous a appris à percevoir comme des possibilités
théoriques ce qu’une analyse conceptuelle posait comme contradictoire.
Cela signifie simplement que l’appel à la tradition n’est jamais en
lui-même concluant.
Troisièmement, c’est précisément sur le terrain conceptuel que
la thèse de Pocock pose problème pour les néo-républicains : le
républicanisme néo-athénien qu’il appelle de ses vœux est précisément,
à l’instar de certaines formes de théories communautariennes,
une mise en cause des intuitions pluralistes et individualistes que
les néo-républicains disent vouloir endosser et qu’ils associent à
la modernité libérale. C’est en effet au nom d’une conception de
la « liberté positive » définie par la participation politique (et donc
non distinguable de la vertu) que le jusnaturalisme est placé à
l’extérieur du républicanisme ; c’est aussi au nom d’une conception
perfectionniste de « la vie bonne » définie par l’activité civique,
que la protection d’une sphère privée à l’abri des lois est
suspectée de dissimuler le désir illégitime de se soustraire à ses
devoirs civiques. Par conséquent, si les néo-républicains souhaitent
rester fidèles aux intuitions pluralistes qui leur sont chères tout
en montrant que les droits naturels n’ont pas leur place dans
leur théorie, la voie tracée par Pocock leur est interdite.
Ce point mérite d’être souligné car plusieurs des arguments
que les néo-républicains mobilisent pour critiquer l’idée de droit
naturel reviennent en fait à réinjecter les prémisses pocockiennes
pourtant incompatibles avec leur projet.
C’est notamment le cas de deux arguments – sur lesquels
on ne s’arrêtera pas ici – qui se réclament de façon différente du

134
Christopher Hamel

républicanisme pour mettre en cause l’idée des droits naturels.


Quentin Skinner, dans un article sur Machiavel, soutient que
c’est parce que ce dernier ne pensait pas la liberté comme un
droit naturel qu’il a pu penser de façon cohérente la nécessité
d’être vertueux pour être libre en un sens négatif. Tout en
cherchant à se démarquer de l’assimilation vertu/liberté opérée
par Pocock, Skinner réitère donc la thèse pocockienne de
l’incompatibilité entre droits et vertu14. Richard Bellamy, lui,
soutient que la citoyenneté fondée sur les droits repose sur une
forme d’universalisme incompatible avec le pluralisme des
sociétés contemporaines, et lui substitue une citoyenneté fondée
sur le devoir de participation comme condition de protection des
droits15. S’il cherche lui aussi à maintenir à distance la lecture
aristotélicienne de Pocock, il est frappant que Bellamy réintroduise
la prémisse pocockienne que le néo-républicanisme ne souhaite
pas endosser.

L’objection de l’abstraction
Les néo-républicains reprochent au langage des droits
naturels l’abstraction des discussions qu’il génère, et l’inefficacité
politique qui s’ensuit. « L’invocation de droits pré-politiques »,
affirme Sunstein, conduit à raisonner sur la démocratie « de
façon abstraite et décontextualisée »16. Répété et développé par
Bellamy, cet argument a récemment été reformulé par Laborde et
Maynor : les républicains, disent-ils, admettent « l’existence et
l’importance des droits individuels », mais sont en revanche
« sceptiques » quant aux théories des droits qui « font totalement

14 Quentin SKINNER, Visions of Politics. Vol. II Renaissance Virtues, Cambridge,


Cambridge University Press, 2002, p. 211, 212 ; pour des considérations
plus nuancées sur les droits chez les penseurs néo-romains, voir du
même, La liberté avant le libéralisme, (1998) trad. Muriel Zagha, Paris,
Seuil, 2000, p. 23.
15
Richard BELLAMY, « Citizenship and Rights », Theories and Concepts of
Politics. An Introduction, sous la dir. du même, Manchester University
Press, 1993, p. 44-5, 47, 52, 63.
16
Cass SUNSTEIN, « Beyond Republican Revival », art. cité, p. 1563.

135
CORPUS, revue de philosophie

abstraction des conditions politiques de leur formulation, de leur


réalisation et de leur protection »17. Ce scepticisme s’appuie parfois
sur une conception explicitement institutionnelle des droits et infère
de l’excès d’abstraction l’inexistence de prétendus droits naturels.
Telle est en effet la grande « faiblesse théorique » de la doctrine
libérale des droits naturels, soutient Viroli : confondre l’expression
morale qu’une revendication soit satisfaite et la réalité institutionnelle
d’un statut protégé. Parce qu’un droit n’est rien sans les
institutions qui les créent et les protègent, ceux qui, comme les
jusnaturalistes, prétendent penser les droits indépendamment de
l’usage, de l’histoire et des institutions ne pensent pas des droits,
mais de simples « aspirations morales »18.
Pour être recevable, l’argument de l’abstraction aurait
toutefois besoin d’être adossé à une critique précise des effets
dommageables nécessairement engendrés par le langage des droits
naturels, tant pour la compréhension des questions pertinentes
que pour la détermination d’une action politique. Mais aucun
des théoriciens mentionnés ne développe cette critique19, si bien
qu’on peut se demander ce que vise exactement l’argument : quel

17 Cécile LABORDE et John MAYNOR, « The Republican Contribution », art. cité,


p. 16. Richard BELLAMY, « Citizenship and Rights », art. cité, p. 43-44, 48, 67.
18
Maurizio VIROLI, Républicanisme, op. cit., p. 60 ; fréquemment formulée
par les néo-républicains – notamment par Philip P ETTIT dans sa lecture
erronée de Locke, voir Républicanisme, op. cit., p. 63 – cette objection
institutionnaliste est importante. Je la laisse cependant de côté, en
mentionnant simplement deux choses : d’une part, Viroli lui-même est
conduit à reconnaître que « l’idée moderne des droits » est précisément un
idéal moral élevant ceux qui les revendiquent à une forme de moralité
indissociable de l’égalité typique du républicanisme, p. 64 ; d’autre part, il
n’y a aucune raison de penser que la thèse d’un droit naturel implique
nécessairement le refus de penser les conditions institutionnelles de sa
protection : les théories classiques du contrat en témoignent.
19 Richard BELLAMY propose de mettre en évidence les avantages théoriques
et pratiques des droits institutionnels par rapport aux droits humains, mais
le fait que certains des droits institutionnels soient en fait des droits de
l’homme ne fait que repousser le problème, cf. « Citizenship and Rights »,
art. cité, p. 43-6.

136
Christopher Hamel

théoricien des droits naturels se contente-t-il de les analyser et


de les proclamer dans l’abstrait sans chercher à montrer comment
leur effectivité dépend de la capacité d’institutions concrètes de
les protéger ?
De plus et indépendamment même de cette question, un
tel scepticisme semble en lui-même injustifié : on ne voit pas
pourquoi le simple fait de défendre l’existence de droits naturels
impliquerait nécessairement de faire totalement abstraction du
contexte politique dans lequel on les défend. Comme le développe
à juste titre Jeremy Waldron, « une formulation particulière des
droits de l’homme ne se présente pas nécessairement comme un
triomphe de la spéculation » ; elle peut « représenter simplement »,
de façon plus modeste, « le meilleur de ce que nous avons réussi
à faire dans nos efforts les plus sincères pour examiner en détail
et agir sur les problèmes auxquels nous sommes soudainement
confrontés »20. Dans le même sens mais de façon plus ambitieuse,
des travaux récents soulignent même que l’opposition entre les
idéaux abstraits associés aux droits de l’homme et les considérations
contextuelles liées aux conceptions politiques spécifiques est
artificielle et stérile : une théorie des droits est parfaitement en
mesure d’articuler l’abstraction universaliste à la sensibilité au
contexte spécifique, et son efficacité dépend précisément d’une
telle articulation21.
L’objection contre la prétendue abstraction du langage des
droits se décline souvent comme une attaque de la prétention
fondationnelle des théories jusnaturalistes22. Quoique très peu

20 Jérémy WALDRON, « Nonsense upon Stilts ? A Reply », Nonsense upon Stilts.


Bentham, Burke and Marx on the Rights of Man, J. WALDRON dir., Londres,
New York, Methuen, 1987, p. 177.
21 Pablo GILABERT, « Humanist and Political Perspectives on Human Rights »,
Political Theory, 39 (4), 2011, p. 458-460 ; voir Laura VALENTINI, « In What
Sense are Human Rights Political ? A preliminary Exploration », Political
Studies, 60 (1), 2012, p. 180-194.
22 Cass SUNSTEIN, « Beyond Republican Revival », art. cit., p. 1579 ; Iseult
HONOHAN, « Republicans, Rights and Constitutions », art. cité, p. 90 et Civic
Republicanism, op. cit., p. 206-7, 210 ; Richard BELLAMY, « Citizenship and
Rights », art. cité, p. 67.

137
CORPUS, revue de philosophie

étayé, cet argument consiste à déplorer la pauvreté du langage


des droits et son incapacité à constituer une théorie politique
complète et englobante. Toutefois, c’est là reprocher à ce langage
ce qu’il ne prétend pas être. Comme le souligne de nouveau
Waldron, il n’y a aucune raison de penser qu’une doctrine des
droits de l’homme soit l’alpha et l’oméga d’une théorie politique :
En général, les droits posent un ensemble d’objectifs minimums
à réaliser (…) pas un programme social complet [Une théorie
des droits] dit quelque chose comme : « Quels que soient
vos objectifs sociaux, votre tradition et vos idéaux, vous devez
agir en tenant compte de ces contraintes, pour autant que
la liberté élémentaire et le bien-être des citoyens individuels
sont concernés »23.

En outre, ajoute-t-il, c’est se méprendre sur le rôle d’une


théorie des droits de l’homme que de penser qu’elle prétende
« être une moralité politique complète », car « une théorie des
droits – en particulier une théorie des droits à la liberté – ne tient
pas tout seule » : « après tout, une théorie des droits doit être
complétée par des idées de vertu et de décence » et plus
généralement par « une théorie générale de la vertu et de l’action
morale » susceptibles de « guider celui qui détient ces droits dans
sa façon de les exercer24. »
Pettit est parvenu a un résultat similaire dans une structure
argumentative différente, par laquelle il montre pourquoi il est
difficile d’envisager une théorie des droits comme une théorie
politique complète et autosuffisante : c’est précisément parce que
sa fonction même – poser des contraintes à l’action – ne fournit
pas les fins de l’action qu’elle contraint25.

23 Jérémy WALDRON, art. cité, p. 173.


24 Ibid., p. 178, 185-7, 194-5.
25
Philip PETTIT, « Non-Consequentialism and Political Philosophy », in D. SCHMIDTZ
dir., Robert Nozick, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, p. 83-
104. Cette thèse n’est d’ailleurs pas étrangère à la pensée de l’un des
théoriciens majeurs du primat des droits individuels, Ronald DWORKIN, cf.
George SHER, « Rights, Neutrality, and the Oppressive Power of the
State », Law and Philosophy, 14 (2), p. 185-201.

138
Christopher Hamel

Les droits privés contre la citoyenneté républicaine ?


La critique républicaine des droits naturels conçus comme
des barrières morales contraignant l’exercice de la volonté
publique prend souvent la forme d’une critique des droits privés.
La notion de droits naturels justifierait une conception privatiste
de l’existence au mieux indifférente, au pire hostile, au bien commun.
Défense des droits privés et poursuite du bien commun seraient
incompatibles : les « approches républicaines sont généralement
hostiles aux droits privés » parce qu’elles voient dans « la sphère
privée » le « produit des décisions publiques et nient l’existence de
droits naturels ou pré-politiques »26. Corrélativement, la représentation
d’une « sphère privée, naturelle et pré-politique […] fondée sur
une théorie des droits naturels » et protégée des interférences de
l’État « coexiste difficilement avec les conceptions républicaines
de la politique »27.
Or ce type d’énoncé repose sur une série d’équivalences et
d’inférences implicites qui sont loin d’être évidentes. Tout d’abord,
il n’y a aucun lien logique entre le concept de droit naturel
individuel et la valorisation de l’existence privée hostile à la vie
publique. Il suffit en effet de se représenter l’individu doté de
droits comme un être moral irréductible à la figure de l’individu
possessif de Macpherson28. Et si le succès de cette figure et de
certaines de ses versions contemporaines (notamment dans une
lecture tendancieuse de Locke par Nozick 29), rend cet effort
d’imagination théorique difficile30, l’histoire des idées républicaines

26 Cass SUNSTEIN, « Beyond Republican Revival », art. cité, p. 1551.


27 Ibid., p. 1579.
28 Crawford B. MACPHERSON, La théorie politique de l’individualisme possessif :
Hobbes et Locke, (1962) trad. de l’anglais, Paris, 1971, 2004.
29
Jean-Fabien SPITZ, « Locke et le droit d’appropriation », Philosophie, 8,
1985, p. 65-86.
30 Difficile, mais pas impossible : voir la réponse convaincante de Jeremy
WALDRON à la thèse selon laquelle le langage des droits de l’homme serait

139
CORPUS, revue de philosophie

peut ici être utile. Par exemple, l’usage que Milton fait du concept
de droit naturel est radical d’un point de vue individualiste (il
justifie le droit de « tout homme », et pas seulement du peuple, de
résister par la force au tyran) mais cet individualisme ne
s’exprime jamais dans une conception privatiste de la citoyenneté,
hostile à l’esprit public.
Ensuite, concevoir la sphère privée comme le produit des
décisions publiques n’empêche pas de la justifier au nom de
droits pré-politiques individuels. Un raisonnement contractualiste
peut en effet parfaitement imaginer une situation où l’individu
cherche à protéger les dimensions de son existence qui ne
concernent que lui, et soit conduit à s’accorder avec les autres
sur les limites légitimes de cette sphère, lorsque, par exemple, ils
prennent conscience que l’usage d’un certain nombre de biens
personnels ne peut jamais être totalement envisagé indépendamment
de ses effets sur les biens d’autrui. Dans ce cas, on peut à la fois
dire que la sphère privée est le produit de décisions publiques, et
dire que ces dernières sont la traduction d’accords visant à
transformer certains droits pré-politiques en droits privés.
Ce type de raisonnement ne peut être écarté qu’au prix
d’une conception extrêmement polarisée des rapports entre public
et privé, où la défense de la protection de la vie privée implique
inévitablement la perception des obligations civiques comme une
invasion tyrannique de la liberté personnelle et où, inversement,
la justification de l’exercice collectif du pouvoir commun entraîne
mécaniquement le mépris des activités conduites dans la sphère
privée. Les développements de Benjamin Constant sur l’opposition
de la liberté des Anciens et des Modernes, amplifiés par la
construction plus récente d’Isaiah Berlin, ont fortement contribué
à structurer une telle opposition, mais elle est trop caricaturale
pour être convaincante. Pourquoi la vertu civique serait-elle
nécessairement synonyme de sacrifice des intérêts particuliers ?
Pourquoi les droits privés seraient-ils nécessairement synonymes
d’éloignement de la sphère politique ? La thèse d’un droit naturel

intrinsèquement porteur d’un « égoïsme » inacceptable, dans « Nonsense »,


art. cité, p. 191 et s.

140
Christopher Hamel

à une sphère privée peut parfaitement être à la fois morale et


politique : opposée aux débuts de l’époque moderne à une
conception du pouvoir royal où le monarque possède les biens de
ses sujets et peut en faire ce que bon lui semble, cette thèse
traduisait une conception moralisée de l’individu, souverain dans
les choix qui ne le concernent que lui, mais également sensible à
la nécessité d’être un citoyen vertueux, respectueux des droits
d’autrui31.
Ainsi, le fait qu’une théorie des droits naturels puisse
effectivement servir de fondement à une sphère privée ne suffit
pas à justifier le scepticisme républicain quant à l’idée de droits
naturels.
Toutefois, conscients qu’il est difficile de renoncer à l’intuition
des droits privés attachés à la personne, certains néo-républicains
acceptent de leur faire une place, pourvu qu’ils soient conçus
comme des « conditions préalables fondamentales de la délibération
républicaine »32. Cette formulation est pourtant ambiguë, car si
elle énonce une idée difficile à récuser, elle suggère aussi que la
raison d’être des droits en question se réduit au statut
d’instruments de la participation. C’est bien sûr dans cette
direction que Pocock souhaite maintenir le cap républicain, et
c’est à ce titre qu’en dépit des raffinements conceptuels et
normatifs proposés par Skinner et Pettit (raffinements qui visaient
notamment à défendre une conception négative de la liberté
républicaine) Pocock continue de soutenir que pour les républicains,
la liberté négative de ne pas être soumis à la volonté arbitraire
d’un tiers ne saurait avoir de valeur par elle-même, puisque c’est
son statut de moyen pour participer qui justifie qu’on la

31 Voir par exemple Algernon SIDNEY, Discourses concerning government,


Indianapolis, Liberty Fund, 1996, III, 16, p. 405-6, et III, 41, p. 548 ; pour
une analyse plus approfondie, Christopher HAMEL, L’esprit républicain.
Droits naturels et vertu civique chez Algernon Sidney, Paris, Garnier, 2011,
p. 248-264.
32 Sunstein, « Beyond Republican Revival », art. cité p. 1551, et 1569 ; Iseult
HONOHAN, Civic republicanism, op. cit., p. 209-210.

141
CORPUS, revue de philosophie

protège33. Dans le même sens, Honohan défend cette position en


rappelant que pour Arendt, « la vie privée est importante » parce
qu’elle forme la condition pour devenir un « acteur politique »34.
Si cette lecture instrumentale des droits privés est
problématique, ce n’est pas parce qu’elle soutient que les droits
privés sont des conditions indispensables pour la participation,
mais plutôt parce qu’elle réduit leur fonction à ce statut
instrumental. Car prétendre que les libertés négatives auxquelles
ces droits privés correspondent ne sont reconnues qu’au titre de
leur capacité à rendre possible la participation politique, c’est
réintroduire la thèse selon laquelle la citoyenneté républicaine se
définit par la participation politique ; c’est donc inverser la priorité,
et faire de la protection individuelle le moyen de l’autogouvernement,
au lieu de faire de l’autogouvernement le moyen de la protection
individuelle.
On peut illustrer ce point en termes contractualistes : non
seulement il est peu vraisemblable que les individus cherchant à
s’associer pour échapper à la domination d’autrui ne conçoivent
les droits privés que comme des moyens de l’autogouvernement,
mais il est clair que la protection de leur existence privée est à
leurs yeux l’une des composantes essentielles de la finalité qu’ils
poursuivent par l’association, à savoir : vivre libres. Cela n’exclut
pas qu’ils puissent par ailleurs penser la protection d’une sphère
privée comme une condition indispensable à la participation, mais
simplement que ce n’est pas pour participer que les individus
souhaitent jouir d’une sphère privée. L’exemple même que prend
Honohan l’illustre parfaitement : selon elle, la raison pour
laquelle la décision de la Cour Suprême, dans l’affaire Bowers
versus Hardwick en 1986, de maintenir une loi de l’État de
Géorgie interdisant la sodomie homosexuelle ne peut être
légitime d’un point de vue républicain est que cette loi a des « effets
sur l’autonomie politique » : « pour que des citoyens soient capables

33
John G.A. POCOCK, « Foundations and Moments », in Annabel BRETT et
James TULLY dir., Rethinking the Foundations of Modern Political Thought,
Cambridge, Cambridge University Press, 2006, p. 46-47.
34
Iseult HONOHAN, Civic republicanism, op. cit., p. 210.

142
Christopher Hamel

de participation autonome […] ils doivent être en mesure de


développer des modes de vie autonomes », ce qui est impossible
lorsque l’État interfère ainsi dans l’existence privée des citoyens35.
Or si cette loi a certainement pour effet d’empêcher les individus de
participer de façon autonome ce n’est pas là la raison fondamentale
pour laquelle elle est non républicaine. Elle est fondamentalement
non républicaine parce qu’elle soumet tous les citoyens à une
interférence arbitraire en méprisant leur intérêt fondamental à
mener l’existence privée de leur choix. Il se peut que cette
violation de la liberté comme non-domination soit l’effet d’un
déficit de participation, mais avant d’être un obstacle à la
pratique de l’autonomie politique, elle est bien une atteinte à une
liberté négative fondamentale qui a une valeur en elle-même.

Les droits comme effets de la délibération ?


Pour finir, il importe d’examiner un argument que les néo-
républicains mobilisent pour faire une place, non pas aux droits
naturels, qu’ils refusent, mais aux droits individuels. L’argument
sur lequel ils s’accordent est formulé comme une condition : un
droit ne peut être conçu que comme un effet de la délibération
collective. De nouveau, cette thèse a été défendue par Richard
Bellamy36 et plus récemment par Iseult Honohan et Duncan
Ivison37, mais sa formulation canonique se trouve dans l’article
de Sunstein : « les républicains croient bien sûr dans les droits,
compris comme le résultat d’un processus délibératif qui a bien
fonctionné »38. Cette condition est donc liée à leur refus du mode
de raisonnement déontologique, qui se représente les droits

35 Ibid., p. 211.
36 Richard BELLAMY, « Citizenship and Rights », art. cité, p. 63.
37 Duncan IVISON, « Republican Human Rights ? », The European Journal of
Philosophy, 9 (1), 2010, p. 32.
38 SUNSTEIN, « Beyond Republican Revival », art. cité, p. 1579-80, 1551, 1569 ;
Iseult HONOHAN, « Republicans, Rights », art. cité, p. 90-1, reprend cette
idée.

143
CORPUS, revue de philosophie

comme des contraintes à respecter, et à leur défense d’un


républicanisme conséquentialiste39.
Le problème de cette conception conséquentialiste des
droits est qu’elle réduit à néant l’idée même de droits. D’un côté,
bien sûr, il y a un sens à dire que les droits sont issus d’une
délibération collective : le processus même de constitutionnalisation
des droits est un processus politique de délibération. Mais dire
que les droits ne sont que le résultat de la délibération, c’est dire
davantage : c’est, de façon générale, ne reconnaître que leur force
légale, fût-elle constitutionnelle. En ce sens, prétendre que les
individus ne jouissent de leurs droits qu’une fois la délibération
collective achevée, c’est dire qu’il faut attendre que la délibération
ait eu lieu pour que les droits soient reconnus et protégés.
Or penser les droits comme de simples effets de la
délibération, c’est remettre en cause un trait définitionnel de ce
qu’est un droit : à savoir son statut de contrainte imposée à
l’action d’autrui, qu’il s’agisse d’un individu particulier, d’un
groupe, d’un agent de l’État ou d’une assemblée législatrice. En
effet, la robustesse de cette contrainte signifie que les actions ou
les intérêts protégés par ces droits sont garantis et cette garantie,
à son tour, implique justement que ces actions ou ces intérêts
soient protégés indépendamment de l’issue des délibérations
collectives susceptibles d’entraver ces actions, y compris des
délibérations issues d’une institution législatrice souveraine.
L’intuition au cœur de cet argument est simple : s’il dépend
de l’issue de la délibération collective que mes droits soient
protégés, ce ne sont tout simplement pas des droits, car il est
impossible d’exclure que cette délibération conduise, pour
différentes raisons, à mettre en cause mes droits si cela permet
de réaliser de façon optimale le bien collectif visé. Reconnaître
qu’un citoyen a des droits, selon ce raisonnement, c’est reconnaître
non seulement qu’ils sont soustraits à la délibération collective,

39 Voir Cécile LABORDE et John MAYNOR, « The Republican Contribution », art.


cité, p. 16-17.

144
Christopher Hamel

mais qu’ils s’imposent à elle. Si un droit est bien indissociable


d’une authentique protection, alors sa robustesse tient précisément
dans son indépendance à l’égard de la délibération40.
Cet argument, développé par Pettit, mérite d’être mentionné
pour deux raisons. D’abord, il réfute en bloc la thèse, défendue
par de nombreux néo-républicains qui s’inspirent pourtant des
travaux de Pettit, selon laquelle les droits ne sont que l’issue
de la délibération : là où les néo-républicains croient pouvoir
marginaliser les droits en s’inspirant de la démarche conséquentialiste
de Pettit, celle-ci fournit au contraire les arguments les plus
puissants pour prendre les droits au sérieux. Ensuite, l’argument
de Pettit en faveur des droits soulève une question importante :
concevoir les droits comme des contraintes absolues à respecter
dans la délibération visant à promouvoir la non-domination
implique-t-il de les concevoir comme des droits naturels ?
La réponse à cette question est à première vue évidente :
jamais Pettit ne développe la thèse des droits naturels et quand il
reconnaît leur présence dans l’histoire des idées républicaines, il
cherche à réduire leur statut de droits naturels à un élément
rhétorique insignifiant. Dans des pages où il s’inspire de plusieurs
articles de Pettit pour présenter sa propre version de la liberté
républicaine, J.-F. Spitz développe fermement cette réponse
négative au nom d’une conception strictement institutionnaliste
des droits : bien loin de supposer une quelconque forme de
« naturalisation », « l’absolutisation éthique des droits », c’est-à-dire
leur reconnaissance comme des « réalités morales inviolables »,
n’est possible que dans l’hypothèse de leur « constitution par
l’ordre légal »41.
Toutefois, une telle lecture n’est en mesure d’écarter la
référence à la nature, que parce qu’elle la définit comme une
sphère amorale où s’expriment des désirs non hiérarchisables
entre eux : c’est à ce titre seulement que la « naturalisation des

40
Philip PETTIT, « The Freedom of the City : A Republican Ideal », in A. HAMLIN
et Philip PETTIT dir., The Good Polity, Oxford, Blackwell, 1989, p. 150-158.
41 Jean-Fabien SPITZ, La liberté politique. Essai de généalogie conceptuelle,
Paris, PUF, 1995, p. 207, 214.

145
CORPUS, revue de philosophie

droits » n’est pas une modalité acceptable pour fonder la légitimité


de leur protection42. Or, si Hobbes est un auteur essentiel pour
penser une théorie subjective de la valeur et les difficultés
propres à une conception purement utilitaire de la société politique,
sa conception des droits naturels est certainement iconoclaste au
regard de celles qui ont cours depuis la fin du XIIe siècle jusqu’à
l’époque contemporaine. La thèse courante est plutôt que les
droits sont naturels au sens où ils sont pensés dans le cadre
d’une anthropologie morale : ils forment des prérogatives attachées
à la nature d’êtres moraux et rationnels, que l’État doit protéger
pour qu’ils mènent une existence proprement humaine43. Les
théoriciens contemporains des droits ne font certes pas toujours
appel au lourd appareil théorique mobilisé par les jusnaturalistes
– doctrine de l’état de nature et du contrat – mais il est difficile de
ne pas interpréter leur souci de distinguer, au sein de la variété
des intérêts humains, les intérêts moraux fondamentaux, comme
une « reprise des conceptions de la nature humaine qui étaient
au cœur de la tradition philosophique occidentale »44.
En l’espèce, dans les différents arguments que Pettit
développe pour montrer que le « conséquentialisme » en général,
et le « républicanisme conséquentialiste » en particulier, doivent
prendre les droits au sérieux pour être acceptables, la force des
intuitions qu’il mobilise tient essentiellement à une conception
anthropologique sous-jacente. Lorsqu’il fait par exemple appel à
la notion de « dignité » pour mettre en évidence le type de biens
hautement valorisés que le respect des droits confère aux individus,
il s’appuie sur les développements de Joel Feinberg. Or selon
Feinberg, la tendance à juger que l’on respecte une personne
quand on respecte ses droits n’est pas abusivement restrictive

42 Ibid., p. 213, 443-444.


43 Cette anthropologie morale apparaît, d’ailleurs bien plus nettement que
chez Pettit, au coeur du raisonnement de Jean-Fabien SPITZ, ibid., p. 186,
192-193, 223, 243-245, 249.
44 William GALSTON, « Practical Philosophy and the Bill of Rights », A Culture
of Rights, op. cit., p. 257.

146
Christopher Hamel

dans la mesure où « avoir des droits », c’est « avoir ce respect de


soi minimal nécessaire pour être digne de l’amour et de l’estime
d’autrui », respect de soi qui dérive à son tour du fait que le
respect des droits confère la dignité aux individus :
Avoir des droits nous permet de « nous tenir debout
comme des hommes », de regarder autrui dans les yeux
[…] et ce qu’on appelle la « dignité humaine » pourrait
n’être simplement que la capacité reconnaissable de faire
valoir des revendications (assert claims)45.

Quand Pettit soutient que l’avantage de la liberté


républicaine sur la liberté libérale est qu’elle est indissociable d’une
forme spécifique d’« honneur », il ne pense ni à l’honneur comme
« principe » des monarchies46, ni à une quelconque forme de principe
social de distinction, mais à la dignité humaine : plus radicalement,
il prétend que l’individu qui ne jouit pas de cet honneur est exclu
de la « république humaine » (human commonwealth) et se trouve
privé du statut de « personne »47.

Conclusion
Dans sa toute première formulation de l’idéal républicain,
Pettit soutient qu’une « philosophie politique » n’a aucun espoir
de gagner à sa cause de nombreux partisans si elle entre en conflit
avec nos jugements bien considérés sur certaines questions. Il
ajoute que l’idée « profondément enracinée dans la tradition de

45
Joel FEINBERG, « The Nature and Value of Rights », in Rights, Justice and
the Bounds of Liberty. Essais in Social Philosophy, Princeton, Princeton
University Press, 1980, p. 151 ; Philip PETTIT, « The Consequentialist Can
Recognize Rights », art. cité, p. 52.
46 MONTESQUIEU, De l’esprit des lois, (1757), III, 6-7.
47 Philip PETTIT, « Freedom with Honour », Social Research, 64, 1997, p. 53 et
« The Domination Complaint » in S. MACEDO, M. WILLIAMS dir., Political
Exclusion and Domination, Nomos XLVI, New York Univ. Press, p. 102-4,
108 ; Christopher HAMEL « La place des droits dans le républicanisme de
Pettit », art. cité.

147
CORPUS, revue de philosophie

pensée politique occidentale », selon laquelle « les individus ont


des droits », fait partie de ces jugements48.
Dans la mesure où les droits en question étaient le plus
souvent conçus comme des droits naturels, deux conclusions
s’imposent si l’examen des arguments qui précèdent est juste :
tout d’abord, les néo-républicains devraient se pencher davantage
sur le concept de droit naturel ; ensuite, il est probable qu’un tel
intérêt renforcerait plus qu’il n’affaiblirait leur théorie.

Christopher HAMEL
Université libre de Bruxelles

48
Philip PETTIT, « The Freedom of the City », art. cité, p. 150.

148
DE THERMIDOR À BRUMAIRE :
LA VICTOIRE DE « LA VASTE CONSPIRATION
CONTRE LES DROITS NATURELS »

En 1828, Philippe Buonarroti, ami de Robespierre et de


Babeuf, résume l’origine des luttes politiques de la Révolution
française en ces termes : « Ce n’est pas bien rendre la nature de
ces dissensions, que de les comparer aux systèmes politiques des
anciens : il faut la chercher dans nos mœurs [i.e dans notre
époque] et dans nos connaissances en droit naturel »1.
Sous la Convention, précise Buonarroti, ces conflits politiques
qui prennent leur source dans le droit naturel ont divisé les
Montagnards et les Girondins. Ces derniers représentent alors le
« système d’égoïsme », inspiré des physiocrates et de leurs émules.
Ils prônent un ordre social fondé sur la liberté du propriétaire,
estimant que « la liberté n’est autre chose que la faculté illimitée
d’acquérir »2. Le 31 mai-2 juin 1793 les Girondins sont donc
renversés parce qu’ils forment « une branche de la vaste
conspiration contre les droits naturels des hommes » dont ils
sont « les principaux instigateurs »3.
L’offensive, arrêtée par le mouvement populaire et la Montagne,
reprend sous la Convention thermidorienne avec le retour des
Girondins. La Déclaration de l’an III-1795 a ainsi pour principale
caractéristique de rompre avec les principes du droit naturel sur

1 Philippe BUONARROTI, Conspiration pour l'égalité dite de Babeuf, Paris, Éditions


sociales, 1957, t. 1, p. 25.
2
Ibid., note 1, p. 26.
3
Ibid., p. 33-34.

Corpus, revue de philosophie, n° 64, 2013. 149


CORPUS, revue de philosophie

lesquels se sont fondées ses devancières de 1789 et 17934. La


Constitution de l’an VIII-1799 qui suit le coup d’État de Bonaparte
réalise ensuite ce que de nombreux Conventionnels souhaitaient
déjà en l’an III : qu’il n’y ait pas de Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen en tête de la Constitution. Ce sera la
norme jusqu’à la Libération.
Il s’agira ici, en suivant Buonarroti, de décrire les
modalités de ce changement de paradigme en l’an III et le travail
d’ajustement qu’il génère au moment où s’institue, sous le
Directoire, une science sociale qui s’établit sur le rejet du
jusnaturalisme et sert, entre autres choses, à justifier un ordre
social des propriétaires.

Les « axiomes anarchistes » du droit naturel


Au lendemain de la répression de la dernière grande journée
révolutionnaire du 1er prairial an III-20 mai 1795, et après s’être
purgée des derniers Montagnards, la Convention a toute latitude
pour substituer une nouvelle Constitution à celle qu’elle avait
votée en 1793. Le 5 messidor an III-23 juin 1795, Boissy d’Anglas
en présente le projet. Pour le légitimer, il stigmatise le texte de
1793 qu’il décrit comme étant l’œuvre de la tyrannie robespierriste
dont l’objectif était de fixer la Terreur dans les institutions et
d’organiser l’anarchie. La rupture avec la Constitution de 1793
achève le moment politique qui a été ouvert par le 9 thermidor
an II : « Nous vous déclarons tous unanimement que cette
constitution n’est autre chose que l’organisation de l’anarchie, et
nous attendons de votre sagesse, de votre patriotisme et de votre
courage qu’au lieu de vous laissez abuser par de vains mots vous
saurez, après avoir immolé vos tyrans, ensevelir leur odieux
ouvrage dans la même tombe qui les a dévorés. »2.

4
Florence GAUTHIER, Triomphe et mort du droit naturel en Révolution, 1789-
1795-1802, Paris, PUF, 1992.
2
Le Moniteur, réimpr., t. 25, p.90.

150
Yannick Bosc

Parce qu’elle livre le pays à un « peuple constamment


délibérant » composé d’« hommes oisifs et turbulents » 5, l a
Constitution de 1793 est un obstacle à la construction d’un ordre
social fondé sur la propriété. Or, les sociétés sont constituées
afin de garantir les propriétés, ce qui implique que seuls les
propriétaires sont aptes à les gouverner. La propriété engendre
donc la vertu politique et les non-propriétaires doivent être
exclus de l’exercice des droits politiques. En conséquence,
toujours selon Boissy d’Anglas, ce n’est pas dans l’état de
nature, un état sans propriétaire, que se trouve la norme qui
doit permettre de définir l’état social. La Constitution de 1793,
qui donne aux non-propriétaires le droit d’établir la loi, est ainsi
inapte à organiser un ordre social puisqu’elle génère l’anarchie
de l’état de nature. En d’autres termes, elle n’est pas une
Constitution.
Nous devons être gouvernés par les meilleurs : les meilleurs
sont les plus instruits et les plus intéressés au maintien
des lois : or, à bien peu d’exceptions près, vous ne trouvez
de pareils hommes que parmi ceux qui, possédant une
propriété, sont attachés au pays qui la contient, aux lois
qui la protègent, à la tranquillité qui la conserve, et qui
doivent à cette propriété et à l’aisance qu’elle donne
l’éducation qui les a rendus propres à discuter avec
sagacité et justesse les avantages et les inconvénients des
lois qui fixent le sort de leur patrie. L’homme sans
propriété, au contraire, a besoin d’un effort constant de
vertu pour s’intéresser à l’ordre qui ne lui conserve rien, et
pour s’opposer aux mouvements qui lui donnent quelques
espérances. Il lui faut supposer des combinaisons bien fines
et bien profondes pour qu’il préfère le bien réel au bien
apparent, l’intérêt de l’avenir à celui du jour.

Si vous donnez à des hommes sans propriété les droits


politiques sans réserve, et s’ils se trouvent jamais sur les
bancs des législateurs, ils exciteront ou laisseront exciter

5
Ibid. p. 91.

151
CORPUS, revue de philosophie
des agitations sans en craindre l’effet ; ils établiront ou
laisseront établir des taxes funestes au commerce et à
l’agriculture, parce qu’ils n’en auront senti ni redouté ni
prévu les déplorables résultats ; et ils nous précipiteront
enfin dans ces convulsions violentes dont nous sortons à
peine, et dont les douleurs se feront si longtemps sentir
sur toute la surface de la France.
Un pays gouverné par les propriétaires est dans l’ordre
social ; celui où les non-propriétaires gouvernent est dans
l’état de nature.6

La commission des Onze, au nom de laquelle s’exprime


Boissy d’Anglas, a donc rédigé un projet de Déclaration dans
lequel la référence aux droits naturels a été gommée. L’article 2
précise ainsi que « les droits de l’homme en société sont la liberté,
l’égalité, la sûreté, la propriété ». De ce projet de Déclaration,
souligne Boissy d’Anglas, « nous avons banni avec soin tous ces
axiomes anarchiques recueillis par la tyrannie qui voulait tout
bouleverser, afin de tout asservir »7. Le rapporteur de la commission
désigne tout particulièrement le droit à l’insurrection :
vous conviendrez qu’il est immoral, impolitique et excessivement
dangereux d’établir dans une constitution un principe de
désorganisation aussi funeste que celui qui provoque
l’insurrection contre les actes de tout gouvernement […].
Nous avons donc supprimé l’article XXXV, qui fut l’ouvrage
de Robespierre, et qui, dans plus d’une circonstance, a été
le cri de ralliement des brigands armés contre vous8.

Dans les Déclarations de 1789 et de 1793, le droit à


l’insurrection, ou de résistance à l’oppression, est un droit
naturel. L’article 35 de la Déclaration de 1793 que dénonce Boissy
d’Anglas en indique les modalités : « Quand le gouvernement
viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et

6
Ibid., p.92.
7
Ibid., p. 109.
8
Ibid.

152
Yannick Bosc

pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus


indispensable des devoirs ». En 1789 et en 1793, le droit à
l’insurrection souligne la fonction normative de la Déclaration
des droits qui, dans un cas d’atteinte aux droits naturels de
l’homme, dit la loi. Elle légitime la résistance puisque lorsque le
contrat social est rompu, chaque citoyen recouvre son pouvoir
exécutif des lois de la nature. Or, insiste Boissy d’Anglas, la
Déclaration des droits « n’est pas une loi », elle n’organise pas la
société et n’est que le « recueil de tous les principes sur lesquels
repose l’organisation sociale : c’est le préambule nécessaire de
toute constitution libre et juste ; c’est le guide du législateur »9.
Elle ne doit donc pas comporter de disposition qui la placerait au
dessus de la Constitution qui, elle, est la loi. Par exemple, elle ne
doit pas légitimer une insurrection contre la « Constitution libre
et juste » qui exclut les pauvres des droits de citoyen afin de
fonder un ordre social des propriétaires.

Le 16 messidor an III-4 juillet 1795, au premier jour du


débat à la Convention, avant que la discussion des articles de la
Déclaration ne débute, Jacques-Marie Rouzet accentue cette logique.
Il regrette tout d’abord la « manie des préambules » à la Constitution.
Mais s’il faut sacrifier au rituel, il conviendrait au moins de ne
pas présenter la Déclaration sous la forme d’articles puisqu’elle
n’est pas une loi, et ainsi éviter la confusion entre la loi et la
Déclaration. Le même jour, Jean-Baptiste Mailhe développe une
argumentation identique. Il propose d’ajourner le débat sur la
Déclaration et d’ouvrir celui sur la Constitution. Daunou qui
dirige les débats et a conçu le projet constitutionnel, repousse
ces demandes, non parce que leurs auteurs auraient tort sur le
fond, mais parce que la Déclaration étant devenu le principal
marqueur de l’identité républicaine, il convient de la maintenir
dans sa forme et à sa place, quitte à en réduire la portée pour
qu’elle ne puisse devenir dangereuse. Face à cette offensive, Defermon
intervient le lendemain pour réintroduire a minima une référence

9
Ibid.

153
CORPUS, revue de philosophie

aux droits naturels en faisant voter par la Convention « la


disposition qui était dans les autres Déclaration » : « tous les
hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits », rappelant
ainsi la continuité entre l’état de nature et l’état social. La
proposition de Defermon est adoptée, et renvoyée pour examen à
la commission des Onze, en dépit de l’hostilité des députés qui
comme Lanjuinais considèrent, à juste titre titre, que cela revient
à faire une autre Déclaration « d’après un système tout différent »10.
Six semaines plus tard, l’article proposé par Defermon a
disparu du texte soumis à la discussion en seconde lecture. Le
26 thermidor an III-13 août plusieurs députés s’en indignent.
Mailhe leur répond :
Je vous demande quel est l’homme qui, avec l’article dont
on parle, ne pourra point aller dans des rassemblements,
dans des groupes, exciter à l’insurrection. Il dira tous les
hommes sont égaux en droits, la Convention l’a reconnu
dans la Déclaration des droits de l’homme, et cependant
la constitution m’interdit l’exercice de ces droits qu’elle
accorde à mon voisin, parce qu’il paie une contribution que
je ne paie pas : l’égalité est donc violée ; insurgeons-nous
pour détruire une constitution qui, en reconnaissant que
tous les hommes sont égaux en droits, ne les leur accorde
pas tous également.11

Entre le vote en faveur de la proposition de Defermon et


son rejet dans le texte définitif, la Constitution qui réduit l’accès
à la citoyenneté a été adoptée. Les conventionnels choisissent
donc une Déclaration qui exclut toute référence aux droits naturels
car elle est alors adaptée à une Constitution censitaire qui
transfère la souveraineté sur les contribuables : seuls ces derniers
sont en effet citoyens12 et l’article 17 de la Déclaration indique

10 Ibid., p. 158.
11
Ibid., p.497.
12 La citoyenneté est définie par l'article 8 du titre II : « Tout homme né et
résidant en France, qui, âgé de vingt et un ans accomplis, s'est fait
inscrire sur le registre civique de son canton, qui a demeuré depuis

154
Yannick Bosc

que « la souveraineté réside essentiellement dans l’universalité


des citoyens »13. La majorité de la Convention se rallie ainsi à la
Déclaration qui a été établie par la commission des Onze dont a
également disparu l’article 1 qui figurait dans le projet adopté en
première lecture : « Le but de la société est le bonheur commun.
Le gouvernement est institué pour garantir à l’homme la
jouissance de ses droits ». La référence implicite à l’état de nature
n’apparaît plus que dans l’intitulé. Comme le remarque Creuzé-
Latouche, « la commission des Onze a prévu tout ce qu’on
demande, car la déclaration qu’elle propose est celle des droits
de l’homme et du citoyen ; ainsi elle a considéré l’homme dans
l’état de nature et dans l’état de société »14. Réagissant à ce
coup d’État parlementaire, Babeuf qui a déjà nommé son journal
Le tribun du peuple ou le défenseur des droits de l’homme,
revendique de surcroît « le titre de vengeur des droits de
l’homme »15 et estime qu’avec la Constitution de 1795, les
mots liberté, égalité ou république sont devenus « l’inverse de la
définition du dictionnaire »16.

Fonder la légitimité sur l’expérience et non sur les


abstractions des terroristes
Les papiers de la commission des Onze indiquent que
Daunou est à l’origine du projet et des ajustements successifs qui
conduisent l’Assemblée à rompre avec le paradigme jusnaturaliste.
Il a également probablement largement supervisé et inspiré le

pendant une année sur le territoire de la République, et qui paie une


contribution directe, foncière ou personnelle, est citoyen français. »
13 L'article 2 de la Constitution le réitère : « l'universalité des citoyens français
est le souverain »
14 Le Moniteur, op. cit., p. 499.
15
Le tribun du peuple, prospectus, réimpr., Paris, EDHIS, 1966, t.2, p. 8. Ce
« prospectus » est publié par Babeuf à sa sortie de prison en vendémiaire
an IV. Il occupe la place du n°33 qui n'a jamais paru.
16
Ibid., n°34, p. 8.

155
CORPUS, revue de philosophie

rapport introductif de Boissy d’Anglas. Début juillet, au moment


de l’examen en première lecture du projet de Déclaration par la
Convention, il a par ailleurs publié dans La Sentinelle de Jean-
Baptiste Louvet, membre comme lui de la commission des Onze,
des Réflexions sur la déclaration des droits17 qui exposent les grands
axes du texte présenté à l’Assemblée et en précise les intentions.
Les réflexions de Daunou sont en partie une refonte du
premier chapitre de l’Essai sur la Constitution, édité en 1793, au
moment d’un autre débat sur la Déclaration. Or, entre ces deux
dates, Daunou, prend en compte l’expérience du Gouvernement
révolutionnaire et change radicalement son approche de la
Déclaration et du problème constituant. On le mesure par exemple
à la matière dont débutent ces deux imprimés. En 1795, Daunou
affirme ainsi, sans surprise, que la Déclaration « n’est pas une
loi, mais le recueil de maximes que le législateur se rappelle à
lui-même avant d’entreprendre ses travaux ». En revanche, au
début de l’Essai de 1793, il insiste sur la nécessaire précision des
termes qui doivent composer une Déclaration des droits puisqu’elle
sert de « loi à la loi elle-même » : « L’Assemblée constituante, dès
1789, voulut qu’une déclaration solennelle des droits de l’homme
et du citoyen précédât cette Constitution. Cette déclaration était
destinée à servir, en quelque sorte, de loi à la loi elle-même :
elle devait contenir une suite de principes immuables que la
Constitution ne put jamais contredire. » En 1793, il reproche à la
Déclaration de 1789 d’être incohérente, ambiguë et imprécise à
dessein, afin de laisser toute latitude à des mesures inégalitaires,
comme l’institution du suffrage censitaire :
On déclarait que le principe de toute souveraineté réside
dans la nation. Ainsi, l’on osait pas dire que la souveraineté
elle-même, une, indivisible, inaliénable, résidait toute entière
dans la nation seule. En n’attribuant au peuple que le
principe de tout pouvoir souverain, on ménageait à la

17 Il s'agit des numéros 9, 10, 11 et 15 de La Sentinelle des 14, 15, 16 et 20


messidor an III.

156
Yannick Bosc
Constitution les moyens de limiter arbitrairement les droits
de cité, de les réduire à la faculté de faire des pétitions, à
la faculté de préparer de loin, par des élections d’électeurs,
le choix de quelques mandataires ou de certains représentants
non-responsables. Bientôt, en effet, le souverain étendu sur
l’immense territoire de l’empire, y fut enchaîné, garrotté
dans chacun de ses membres : vous êtes tout-puissant, lui
disait-on, mais vous ne remuerez, ni pieds, ni mains.18

En d’autres termes Daunou incrimine en 1793 le procédé


dont il fera usage en 1795 mais en prenant alors soin de vider
la Déclaration de tout principe qui permettrait de condamner
l’usurpation de la souveraineté. Comme le projet de Déclaration,
les passages de l’Essai de 1793 qui sont repris en 1795 ont donc
été systématiquement amputés de toutes les références à la
nature et aux droits naturels.
La critique que formule Daunou en 1793 contre la
Constitution de 1791 est reprise en 1795 par Thomas Paine, le
seul opposant au projet de la commission des Onze qui ose
prendre la parole à la Convention. Contrairement à Daunou,
Paine persiste en effet à affirmer les principes qu’il avait défendus
contre Burke dans Droits de l’homme19.

En 1789 et 1793, suivant en cela les principes lockiens,


les Déclarations constituent l’état social qui a pour fonction de
garantir les droits naturels de l’homme. Cette garantie fonde la
légitimité de l’organisation sociale. Elle ne repose pas sur la
tradition, comme c’était le cas avec la royauté. Cette opposition
entre ces deux légitimités, l’une étant inscrite dans l’épaisseur du

18 DAUNOU, Essai sur la constitution, Paris, Imprimerie Nationale, 1793, p. 3


et 4.
19 Yannick BOSC, « Le conflit des conceptions de la république et de la liberté :
Thomas Paine contre Boissy d’Anglas », Républicanismes et droits naturels
à l’époque moderne. Des humanistes aux révolutions des droits de l’homme
et du citoyen, sous la direction de Marc Belissa, Yannick Bosc et Florence
Gauthier, Paris, Kimé, 2009, p. 101-115.

157
CORPUS, revue de philosophie

temps et l’expérience, l’autre dans les principes du droit naturel,


est la source de la célèbre polémique qui oppose Burke et Paine
en 1791. Quatre ans plus tard, Paine intervient de nouveau dans
le débat public au moment où cette fonction fondatrice du droit
naturel disparaît et où l’argumentaire de la critique burkienne
est réinvesti par la commission des Onze. La Constitution de
1795 n’est plus, comme ses devancières, légitimée par les
principes déclarés. Elle l’est par l’expérience, en particulier celle
que la Convention a tirée de « l’anarchie » du Gouvernement
révolutionnaire et, au delà, du processus qui l’a engendrée. Cette
expérience doit modeler la Constitution, et la Constitution doit
déterminer le contenu des principes déclarés.
Le 5 messidor an III-23 juin 1795, le discours que prononce
Boissy d’Anglas au nom de la commission des Onze sert ainsi
principalement à justifier les dispositions de la Constitution
censitaire à partir de l’expérience accumulée depuis 1789 et de
l’histoire :
Ah! c’est une grande entreprise que d’obtenir par la sagesse
un ouvrage que souvent on n’obtient que du temps ; mais,
puisque nous voulons devancer l’avenir, enrichissons-nous
du passé. Nous avons devant nous l’histoire de plusieurs
peuples ; nous avons la nôtre : parcourons le vaste champ
de notre révolution, déjà couvert de tant de ruines qu’il
semble partout nous offrir les traces et les ravages du
temps ; ce champ de gloire et de douleur, où la mort a
moissonné tant de victimes, où la liberté a remporté tant
de victoires. Nous avons consommé six siècles en six années.
Que cette expérience si coûteuse ne soit pas perdue pour
vous. Il est temps de mettre à profit les crimes de la
monarchie, les erreurs de l’assemblée constituante, les
vacillations et les écarts de l’assemblée législative, les forfaits
de la tyrannie décemvirale, les calamités de l’anarchie, les
malheurs de la Convention, les horreurs de la guerre
civile : c’est en méditant sur le tableau rapide des causes
de la révolution, des progrès de l’esprit public, de la
succession orageuse des opinions et des événements ; c’est
en vous rappelant le point d’où vous êtes partis, le chemin

158
Yannick Bosc
où vous avez été entraînés, la position dans laquelle vous
êtes, que vous pourrez assigner vous-mêmes le terme où
vous voulez arriver.20

C’est également à l’expérience engrangée au cours de ces


six années qui ont duré six siècles, qu’en appellent les députés
qui interviennent pour stigmatiser les dangers d’une Déclaration
et les « effets les plus désastreux » des « conceptions métaphysiques »
sur lesquelles elle repose :
[...]mais aujourd’hui, que l’expérience nous a si clairement
démontré jusqu’à quel point peuvent se multiplier les abus
de la fausse application des interprétations intéressées des
meilleurs principes théoriques ; aujourd’hui, que nous avons
si chèrement acheté la conviction de cette vérité de tous les
âges et de tous les climats, que, s’il n’est de gouvernement
durable que celui qui est basé sur la justice, il n’y a qu’un
gouvernement ferme qui puisse assurer la félicité publique ;
aujourd’hui que nous avons si péniblement acquis la
certitude que les plus heureuses conceptions métaphysiques
peuvent produire les effets les plus désastreux [...].21

S’il convient de laisser Thomas Paine philosopher dans ses


livres, car c’est un républicain sincère, il faut en revanche le
combattre en tant que législateur. L’expérience a en effet montré
que son « système » qui est identique à celui de Robespierre écrit
Louvet, « a toujours été le signal des incendies politiques, de ces
crises lamentables où le farouche despotisme de la multitude
brise tous les ressorts de la société. »22 Puisque la Déclaration
n’est pas une loi insiste Mailhe, « il est inutile d’en faire une, car
nous trouverons toujours les principes qu’elle renferme dans les

20
Le Moniteur, op. cit., p. 81-82.
21 Intervention de Rouzet le 16 messidor an III, Ibid., p. 149-150
22 La Sentinelle du 1er thermidor an III, n°26, p.103. Yannick BOSC, « Paine
et Robespierre : propriété, vertu et révolution », Robespierre, de la Nation
artésienne à la République et aux Nations, sous la direction de Jean-Pierre
Jessenne, Gilles Deregnaucourt, Jean-Pierre Hirsch, Hervé Leuwers, Villeneuve
d'Asq, CHRNENO, 1994, p. 245-251.

159
CORPUS, revue de philosophie

ouvrages de nos philosophes ; ils seront beaucoup moins dangereux


là qu’en tête de la Constitution, dont ils pourraient amener la
chute, car les écrits de nos sages n’exciteront jamais de guerres
civiles. »23

Dans les mois qui suivent le 9 thermidor, avant le débat


constitutionnel de l’Été qui l’amplifiera, des pamphlets réinvestissent
et diffusent la critique burkienne de l’abstraction des principes
du droit naturel. Elle vise en particulier Robespierre et inaugure
l’un des lieux communs les plus tenaces de la légende noire de
« l’incorruptible » qui serait enfermé dans les idées générales
et l’utopie. Selon ce récit, la Terreur est caractérisée comme le
moment où, au nom de la raison, « la table rase et métaphysique
de Locke » a engendré le nivellement :
N’est-ce pas le plus grand des préjugés que la prétention
de ramener les hommes à ce que l’on appelle la raison,
dégagés des passions, des erreurs, des foiblesses ? N’est-ce
pas le plus grand des préjugés que ce despotisme, qui,
sous prétexte de liberté, veut contraindre les hommes à
vivre autrement qu’ils en ont contracté l’habitude […].
N’est-ce pas le plus grand des préjugés que la prétention
de rendre toute plane et uniforme, de vouloir assimiler une
grande nation à la table rase et métaphysique de Locke,
toute prête à recevoir les impressions, les institutions que
le génie veut tracer dessus ? A quels désastres n’eut pas
conduit ce système d’uniformité ? On a voulu détruire le
commerce et les négocians, la jurisprudence et les légistes,
la médecine et les médecins, l’éducation et les écoles, la
religion et les prêtres ?24

Ce catéchisme politique thermidorien qui oppose l’expérience


à l’abstraction de principes générateurs de sophismes et

23
Le Moniteur, op. cit., p.497.
24 Joachim VILATE, Les mystères de la mère de Dieu dévoilés ; troisième
volume des causes secrètes de la révolution du 9 au 10 thermidor, Paris, an
III, p. 78.

160
Yannick Bosc

d’anarchie, est systématisé par Jeremy Bentham. Quelques semaines


après le débat constitutionnel, probablement en octobre 1795,
Bentham qui réside alors en France rédige Nonsense upon stilts,
un texte dans lequel il dissèque article par article la Déclaration
de 1789 et une partie de celle de 1795. Cet essai qui ne sera
publié qu’en 1816, dans une traduction très approximative
d’Étienne Dumont, radicalise au nom de l’utilité les opinions les
plus défavorables aux principes de 1789.
Ils ne savent pas de quoi ils parlent sous le nom de droits
naturels et pourtant ils les voudraient imprescriptibles :
imperméables à la puissance des lois, lourds des occasions
d’en appeler les membres de la communauté à se dresser
pour résister aux lois. Quel était donc leur objet en déclarant
l’existence de droits imprescriptibles, sans prendre soin de
spécifier à quelle marque on pourrait les reconnoitre ?
Celui-ci et pas un autre : d’exciter et d’entretenir un esprit
de résistance contre toutes les lois, un esprit d’insurrection
contre tous les gouvernements.25

L’article 2 de la Déclaration de 1789 ici visé énonce que « le


but de toute association politique est la conservation des droits
naturels de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la
sûreté et la résistance à l’oppression ». Pour Bentham, cet article
par lequel les droits naturels se présentent comme « des droits
légaux » et entrave donc tout gouvernement, constitue le « langage
de la Terreur » :
Les droits naturels sont une pure absurdité rhétorique, une
absurdité montée sur des échasses. Mais cette absurdité
rhétorique devient la vieille espèce des absurdités néfastes.
Car, dès qu’on se donne une liste de ces prétendus droits
naturels, ils se formulent de telle sorte qu’ils se présentent

25 Jeremy BENTHAM, L'absurdité sur des échasses ou la boîte de Pandore


ouverte..., (trad. Jean-Pierre Cléro et Bertrand Binoche), Bertrand BINOCHE
et Jean-Pierre CLÉRO, Bentham contre les droits de l'homme, Paris, PUF,
2007, p. 35.

161
CORPUS, revue de philosophie
comme des droits légaux. Et de ces droits, quels qu’ils soient,
il semble qu’il n’y en ait aucun dont un gouvernement
puisse jamais (dans le sens coupe-gorge du mot pouvoir),
en quelque occasion que ce soit, abroger la moindre particule.
En voilà assez sur le langage de la Terreur26

Bentham constate que la Convention thermidorienne a bien


saisi le danger que représente une Déclaration des droits naturels
pour un gouvernement, mais il lui reproche de ne pas être allé
jusqu’au bout de cette logique. Il considère ainsi que la Déclaration
de 1795, en particulier dans son article 1er qui évoque les « droits
de l’homme en société », n’est qu’un « faux-fuyant législatif »,
affichant « d’un côté, une conscience de l’absurdité de [la
Déclaration] qui l’a précédée et de la nocivité qui en a été le fruit ;
de l’autre, une détermination à ne pas le reconnaître ».
La tension que repère Bentham est une des manifestations
du changement de paradigme qui caractérise le moment thermidorien,
au cours duquel la culture lockienne qui avait fondé la Révolution
française disparaît des institutions et ne demeure que dans les
livres. La Convention se légitime par l’histoire de la Révolution
dont elle est issue et choisit simultanément d’en rejeter des
principes jugés terroristes. Aussi adopte-telle une Déclaration
formelle qui met à distance ces principes tout en l’inscrivant
dans l’histoire révolutionnaire. La nécessité de cette stratégie est
explicité par Daunou lorsqu’il répond aux députés qui demandent
la question préalable sur la Déclaration : « Nous sommes
aujourd’hui ce que nous étions le premier jour de notre session,
c’est-à-dire patriotes républicains. Ne donnez pas lieu aux
terroristes et aux malveillants de dire que vous avez foulé aux
pieds la charte des droits de l’homme et du citoyen »27.

26 Ibid., p. 34.
27 Le Moniteur, op. cit., p. 150.

162
Yannick Bosc

Ce travail d’ajustement de la convention thermidorienne28,


c’est-à-dire le passage d’un mode de justification à un autre,
prolonge et fait aboutir institutionnellement la tentative girondine
d’établir une Déclaration des « droits de l’homme en société »29. Il
implique l’élaboration de dispositifs théoriques et politiques qui
permettent de libérer les conceptions du social, en tout cas celle
des dominants, d’une emprise jusnaturaliste identifiée au peuple,
à la Terreur et au nivellement. L’utilitarisme de Bentham constitue
l’une de ces réponses. En Angleterre il est mobilisé par les whigs
afin de justifier le libéralisme, le droit naturel et Thomas Paine
étant abandonnés au mouvement ouvrier naissant30 et Locke
banni des universités anglaises31. En France, cette tâche est en
particulier prise en charge par les Idéologues qui, à l’image de
Daunou, sont largement associés aux Girondins et influencés par
l’historicisme de Condorcet32.

La science sociale contre les principes du droit naturel


Jean-Baptiste Say, ami de Bentham, considéré comme le
fondateur en France de l’économie politique libérale, circule dans
les cercles girondins et partage les mêmes réseaux que Daunou.

28 Yannick BOSC, « Mettre en minorité. La légitimité et le travail d’ajustement


de la Convention en l’an III », Minorités politiques en Révolution (1789-1799),
sous la direction de Christine Peyrard, Aix-en-Provence, Publications de
l’université de Provence, 2007, p. 79-96.
29 La Déclaration du 29 mai 1793 avait déjà rejeté toute référence aux droits
naturels et proclamait dans son article 1er : « Les droits de l'homme en
société sont l'égalité, la liberté, la sûreté, la propriété, la garantie sociale et
la résistance à l'oppression ». Voir Florence Gauthier, op. cit., p. p.98 et s.
30
Edward P. THOMPSON, La formation de la classe ouvrière anglaise, (1963),
trad., Paris, Éditions du Seuil, 1988.
31 Selon The Morning Post du 5 août 1795 cité par La Sentinelle, n°52, 27
thermidor an III, p.201.
32 Le 13 germinal an III-22 avril 1795, au nom du comité d'instruction
publique, Daunou demande et obtient l'impression de l'Esquisse d'un
tableau historique des progrès de l'esprit humain de Condorcet.

163
CORPUS, revue de philosophie

Il est l’un des fondateurs et des principaux rédacteurs de la


Décade philosophique, littéraire et politique, le périodique des
Idéologues. Au cours de l’été 1795 il y publie un article sur le
débat constitutionnel dans lequel il adopte le point de vue des
députés qui, au nom de l’expérience, jugent dangereuse la
présence d’une Déclaration des droits qui a été l’« instrument » de
Robespierre :
Ce n’est donc pas trop hasarder que de dire qu’une
déclaration des droits de l’homme, fort utile à l’époque de
la révolution, où il s’agissait d’établir des principes qui
renversassent dans l’opinion, l’ancien gouvernement, était
au moins superflue, à présent que les principaux de ces
droits sont reconnus et que l’énoncé des autres est inutile.
On dira peut-être qu’un usurpateur y trouverait un frein ;
mais l’expérience nous a appris qu’il pourrait aussi bien
s’en faire un instrument. Robespierre ne disait-il pas, en
s’adressant aux tribunes des jacobins : Peuple, on te trahit,
reprends l’exercice de ta souveraineté ? Peut-être suffirait-
il, pour servir d’introduction, de motif à la Constitution, de
lui donner simplement ce préambule : Le peuple français,
voulant assurer à chacun des individus qui le composent, la
tranquillité, la sûreté de sa personne et de sa propriété, et la
liberté compatible avec une grande association, a arrêté
d’organiser son gouvernement ainsi qu’il suit : – C’est là le
Arma virumque cano. Il n’était pas nécessaire de faire comparaître
l’Être-Suprême, comme témoin dans cette affaire. Ce n’est
point un serment ; c’est un contract fondé sur l’intérêt des
contractants, et révocable à leur volonté.33

Jean-Baptiste Say contribue également à la rubrique « science


sociale » de La Décade. Promue par Condorcet et Sieyès, la science
sociale est instituée à la fin de la Convention thermidorienne, le
3 brumaire an IV-25 octobre 1795, avec la création de l’Institut
national des sciences et arts où se diffusent les principes des
Idéologues. Prévu par l’article 298 de la Constitution de 1795,

33
Décade philosophique, 20 messidor an III, n°44, T.6, p.81.

164
Yannick Bosc

l’Institut est divisé en trois classes qui comprennent plusieurs


sections. La section « science sociale et législation » est la
troisième de la classe des sciences morales et politiques. Daunou
et Cambacérès en sont deux des membres. La plupart des
sciences, explique ce dernier, « n’ont pas pour objet la civilisation »
et n’ont sur elle qu’une « influence indirecte ». En revanche,
l’économie politique, la législation et la morale ont « la civilisation »
pour objet direct. Ces trois sciences forment « la science sociale »,
c’est-à-dire « la science de l’homme ». Cambacérès en précise les
attributs :
L’économie politique forme, par les arts, les liens de la
société ; la législation les maintient par les pouvoirs ; la
morale les confirme par les devoirs : de là le bonheur et le
but de la société et de la science sociale. En effet, le
bonheur social se compose de la jouissance des droits et
de la propriété. L’économie politique cherche les moyens de
prospérité ; la législation en donne la jouissance ; la morale
la garantit. L’économie politique, la législation et la morale
tendent donc au même but, celui de perfectionner les
relations sociales. Mais leurs moyens ne sont pas les mêmes :
l’une lie les hommes par l’intérêt, l’autre par l’autorité, la
troisième par le sentiment. L’économie politique considère
l’homme avec ses facultés physiques ; la législation, avec
ses droits ; la morale, avec ses passions : d’où l’on peut
induire que la science sociale n’est véritablement que la
science de l’homme34.

Au sein de la science sociale, telle que la définissent ses


promoteurs, l’économie politique est donc primordiale puisqu’elle
forme « les liens de la société ». Ces liens fondés sur l’intérêt sont
maintenus par la législation qui établit des droits que la morale
confirme en régulant les passions. La « jouissance des droits
et de la propriété » compose le bonheur social. Ces droits

34 CAMBACÉRÈS, « Discours sur la science sociale », 7 ventôse an VI [25 février


1798], Mémoires de l'institut national des sciences et arts – Sciences
morales et politiques, t. III, Paris, Baudouin, Prairial an IX, p. 10 et 11.

165
CORPUS, revue de philosophie

résultent du jeu réciproque des intérêts et non d’une éthique


politique fondée sur la liberté en tant qu’elle est réciproque, selon
les principes du droit naturel.
Jean-Baptiste Say s’inscrit dans cette anthropologie qui place
l’intérêt au cœur des relations humaines et établit l’économie
politique comme une science sociale totale. En 1799, dans Olbie
ou Essai sur les moyens d’améliorer les mœurs d’une nation, il fait
ainsi dépendre « la perfection de l’art social » non pas du respect
des droits naturels des hommes, mais « de la connaissance de
nos vrais intérêts »35. Connaître ses intérêts, écrit Say, est le
commencement de la morale, et « le premier livre de morale » est
un « bon traité d’économie politique »36 dont découlera l’harmonie
sociale. Le marché, conçu comme le régulateur des sociétés
humaines, se substitue ainsi aux principes du droit naturel.
Dupont de Nemours qui considère Say comme le fils spirituel
de Quesnay lui fait ce reproche en 1815 :
Vous avez trop rétréci la carrière de l’Économie politique en
ne la traitant que comme la science de la richesse. Elle est
la science du droit naturel appliqué, comme il doit l’être,
aux sociétés civilisées. Elle est la science des constitutions,
qui apprend et qui apprendra, non-seulement ce que les
gouvernements ne doivent pas faire pour leur propre intérêt
et pour celui de leurs nations, ou de leurs richesses, mais
ce qu’ils ne doivent pas pouvoir devant Dieu, sous peine de
mériter la haine et le mépris des hommes, le détrônement
pendant leur vie, et le fouet sanglant de l’histoire après
leur mort »37.

Dupont de Nemours ne mesure pas que l’abandon des


justifications jusnaturalistes ne signifie pas la réduction du champ

35 Jean-Baptiste SAY, Olbie, essai sur les moyens d'améliorer les mœurs d'une
nation (1799), publié dans les Œuvres diverses de Jean-Baptiste Say,
Charles Comte, Eugène Daire, Horace Say (éd.), Paris, 1848, p. 581-582.
36
Ibid., p.594.
37 Lettre du 22 avril 1815, Correspondance de Jean-Baptiste Say publiée dans
les Œuvres diverses de Jean-Baptiste Say, op. cit., p. 369 (souligné dans le texte).

166
Yannick Bosc

d’action de l’économie politique mais lui donne, au contraire, une


place hégémonique en devenant cette physique du social à
laquelle aspirait la physiocratie. En 1799, la science de la richesse
envisagée par Say est aussi celle des Constitutions dans
lesquelles l’intérêt définit la vertu politique.

Le 10 nivôse an VIII-31 décembre 1799, Say consacre un


de ses articles de la rubrique « science sociale » de la Décade
philosophique, à faire l’apologie des Quelques considérations sur
l’organisation sociale en général, et particulièrement sur la nouvelle
constitution, de Cabanis. Ce texte du 25 frimaire an VIII-16
décembre 1799 est présenté par Cabanis au nom de la commission
du Conseil des Cinq-Cents chargée conjointement avec celle du
Conseil des Anciens d’établir une nouvelle Constitution à la suite
du coup d’État de Bonaparte. Cabanis, physiologiste et philosophe,
beau frère de Sophie de Grouchy, la veuve de Condorcet, est
membre de la première section de la classe des sciences morales
et politiques consacrée à l’analyse des sensations et des idées. Le
25 frimaire, il justifie le coup d’État de brumaire et la Constitution
du 22 frimaire an VIII-13 décembre 1799 qui place le pouvoir
entre les mains de trois Consuls : Bonaparte, Cambacérès et
Lebrun. Elle a été rédigée par Daunou et largement influencée
par les idées de Sieyès.
Dans sa recension, Jean-Baptiste Say souligne que l’intérêt
du rapport de Cabanis réside en particulier dans le rejet du
dispositif jusnaturaliste : « il ne s’arrête pas à rechercher en quoi
consistent les droits des hommes antérieurement à l’état de
société ; il regarde l’état de nature auquel plusieurs philosophes
sont remontés comme une pure fiction de l’esprit qui nous
importe assez peu. »38 En effet, avant toute précision quand à la
nature de l’organisation constitutionnelle qui a été retenue, les
premières lignes du texte de Cabanis s’ouvrent au préalable sur
une critique des philosophes qui fondent leur réflexion politique
sur une norme fixée dans l’état de nature.

38
La Décade philosophique, 10 nivôse an VIII, p. 11.

167
CORPUS, revue de philosophie
Pour tracer l’histoire de la société civile, en remontant aux
causes qui déterminent sa formation, plusieurs philosophes
sont partis d’un certain état de nature dans lequel ils ont
cherché les fondements de la morale publique et privée,
ainsi que les principes qui déterminent et limitent les droits
de chacun et les devoirs de tous. Ces philosophes avoient
pensé que sans cela, l’on ne peut analyser exactement les
ressorts qui donnent le mouvement et la vie au système
social, ni surtout reconnaître dans ce qu’il fut jadis, et dans
ce qu’il est encore maintenant, ce qu’il peut et doit devenir
un jour. Mais cet état prétendu de nature, où les hommes
sont considérés isolément, et abstraction faite de tout
rapport antérieur avec leurs semblables, n’est qu’une pure
fiction de l’esprit : il n’a jamais réellement existé ; et bien
loin qu’il puisse nous fournir quelques lumières sur les
moyens de perfectionner la nature humaine et d’accroître son
bonheur, il est évident au contraire que plus elle s’en
éloigne, c’est-à-dire plus elle étend et règle avec sagesse les
relations sociales, et plus elle se rapproche de sa véritable
destination, ou du but que lui tracent ses facultés et ses
besoins39

Cabanis précise cependant qu’en dépit de leur méthode


contestable, ces philosophes « avaient sentis, quoique peut-être
un peu vaguement, que si l’on ne remontait pas aux droits
individuels, il était impossible d’établir solidement les droits
politiques […]. La société, poursuit Cabanis, n’est qu’une
abstraction quand on ne la considère pas comme la réunion d’un
nombre plus ou moins grand d’individus réfugiés dans son sein,
pour vivre plus tranquilles et plus heureux. Tels sont en effet les
éléments, les mobiles et le but réel de l’état social. »40 Cabanis
évoque les « droits individuels », et non les « droits naturels » qu’il
exclut, et assigne donc à la société des objectifs apparemment

39
CABANIS, Quelques considérations sur l'organisation sociale en général et
particulièrement sur la nouvelle constitution, Paris, Imprimerie nationale,
Frimaire an VIII, p. 7-8.
40
Ibid., p. 8.

168
Yannick Bosc

proches des principes lockiens en leur substituant la méthode de


la science sociale :
Mais en combinant les expériences faites jusqu’à ce jour
sur les grandes masses du genre humain, et faites, il faut en
convenir, presque toujours à ses dépends ; en les combinant
dis-je, avec les notions plus exactes que nous fournit
aujourd’hui sur la nature de l’homme, la philosophie
rationnelle et morale, il est possible d’obtenir des résultats
assez sûrs ; c’est-à-dire des résultats qui se rapprochent
de plus en plus du dernier degré de probabilité, seul genre
de certitude que comportent les sciences pratiques, surtout
celles dont l’homme moral est l’objet.41

Pour cela Cabanis part de l’expérience tirée de l’histoire et


de la connaissance des besoins physiques et moraux de l’homme
dont il déduit les principes de l’ordre social :
[…] les leçons de l’histoire, éclairée par une philosophie plus
forte et plus sûre, ont conduit les modernes à quelques
heureuses innovations. La liberté, qui n’était en quelque
sorte qu’un instinct généreux chez les anciens a été réduite
à une science véritable : l’égalité qui n’existait point parmi
eux, est devenue l’un des points fondamentaux de l’art
social. »42

Mais si l’égalité et la « science » de la liberté sont mises en


avant par Cabanis, il n’en définit pas le contenu. Il faut supposer
que la Constitution de l’an VIII, produit de cette « science
véritable », renseignera le citoyen. Cabanis déduit « des facultés
et des besoins de l’homme », dont le besoin de liberté, le fait que
« tout bon gouvernement doit être fort, parce qu’il ne peut sans
cela protéger toujours efficacement la liberté des individus ; mais
que cependant il doit être habilement et vigoureuse pondéré, pour
ne pas mettre en péril la liberté publique qui en est le garant »43.

41 Ibid., p. 13.
42
Ibid., p. 10.
43
Ibid., p. 9.

169
CORPUS, revue de philosophie

Ce gouvernement, fort et pondéré afin de garantir la liberté, est


en particulier rendu possible par les principes du « véritable
système représentatif » grâce auxquels le peuple « est la source
sacrée de tous les pouvoirs ; mais il n’en exerce aucun » :
Dans le véritable système représentatif tout se fait donc au
nom du peuple et pour le peuple ; rien ne se fait
directement par lui : il est la source sacrée de tous les
pouvoirs ; mais il n’en exerce aucun […] ; le peuple est
souverain, mais tous les pouvoirs dont sa souveraineté se
compose sont délégués ; il prend part à tout par sa
surveillance, mais ses passions ne peuvent jamais être
égarées par les agitateurs, et troubler la paix de l’État : en
un mot, il est libre, mais il est calme. »44

De l’application du « véritable système représentatif » qui


dépouille le peuple de la souveraineté, ce qui le rend « libre mais
calme », résulte une « démocratie purgée de tous ses inconvénients ».
« En 1792, note Cabanis, les Français étaient ivres de démocratie ;
maintenant, ils le sont peut-être d’idées toutes contraires. L’affreux
régime de 1793 et de 1794 nous a trop bien guéris de la première
ivresse »45 :
Voilà, dis-je, la démocratie purgée de tous ses inconvénients.
Il n’y a plus ici de populace à remuer au forum ou dans les
clubs : la classe ignorante n’exerce plus aucune influence
sur la législature, ni sur le gouvernement ; partant plus de
démagogues. Tout se fait pour le peuple et au nom du
peuple ; rien ne se fait par lui ni sous sa dictée irréfléchie :
et tandis que sa force colossale anime toutes les parties de

44 Ibid., p. 36.
45
Ibid., note 1 p. 38-39. Mais il est à craindre poursuit Cabanis qu'en dépit
de toutes les précautions prises « nous ne guérissions bientôt de la seconde »,
c'est-à-dire celle que procure l'ivresse d'un « exécutif vigoureux ». Cabanis
anticipe les désillusions des Idéologues vis à vis de Bonarparte. Voir Jean-
Luc Chappey, « Les Idéologues face au coup d’État du 18 brumaire an VIII.
Des illusions aux désillusions », in Politix, vol. 14, n° 56, 2001, p. 73 et s.

170
Yannick Bosc
l’organisation publique, tandis que sa souveraineté, source
véritable, source unique de tous les pouvoirs, imprime à
leurs différents actes un caractère solennel et sacré, il vit
tranquille sous la protection des lois ; ses facultés se
développent, son industrie s’exerce et s’étend sans obstacles ;
il jouit, en un mot, des doux fruits d’une véritable liberté,
garantie par un gouvernement assez fort pour être
toujours protecteur. »46

Avec la Constitution de l’an VIII, la science sociale


accouche donc d’un « véritable système représentatif » fait pour
une élite intellectuelle et économique, et non pour « les hommes
remuants », selon l’expression de Boissy d’Anglas, ce peuple jugé
dangereux et ignorant47 qu’il faut neutraliser avant de l’acculturer
aux valeurs des dominants. Les concepteurs de la Constitution
consulaire ont donc, d’une part, pris soin d’annuler, en
multipliant les votes indirects, tous les effets du suffrage universel
qui a été restauré ; ils ont d’autre part, placé la liberté illimitée
des propriétaires au cœur de l’ordre social que garantit la
Constitution :
Propriétaires et capitalistes entreprenants, vos possessions
vous sont garanties : le fruit de vos spéculations restera
entre vos mains ; il deviendra la juste récompense de vos
efforts : aucune entrave n’arrêtera l’essor de vos plans ;
aucune loi prohibitive ou rapace ne viendra les glacer, ou
les mettre à contribution.48

L’élimination des contraintes du droit naturel permet une


reconfiguration des catégories du politique de telle sorte que les
« démagogues » ne puissent s’en emparer pour subvertir l’ordre
social des « meilleurs ». L’usage que propose Cabanis des notions
de liberté, d’égalité, de souveraineté, de représentation, de démocratie,

46 Ibid., p. 27.
47
Sur la place du peuple dans ce texte de Cabanis, voir Jean-Luc Chappey,
op. cit., p. 68.
48
CABANIS, op. cit. p. 41.

171
CORPUS, revue de philosophie

en est un exemple49. La science sociale, qui se substitue à la


philosophie du droit naturel, redéfinit ainsi les notions mais
également le champ du politique qui est dès lors principalement
considéré comme celui de l’intérêt dont les lois s’imposent aux
hommes et organisent les sociétés. Comme celles de la physique,
ces lois doivent être découvertes, puis transmises à un peuple
ignorant qu’il s’agit ainsi d’éduquer au politique, c’est-à-dire à
une économie politique qui est aussi la science des Constitutions.
Le républicanisme de sens commun fondée sur des principes du
droit naturel est donc remplacé par celui des experts50 qui
justifient scientifiquement la liberté sans entrave du propriétaire
et la « purge » de la démocratie. Ainsi, à la critique du dispositif
jusnaturaliste qui est menée au nom de « la science » se superpose
une critique de classe qui en stigmatise les implications politiques :
l’« économie politique populaire »51, selon l’expression de Robespierre.
Yannick Bosc
GRHIS-Université de Rouen

49 Reinart BACH, « La démocratie purgée de tous ses inconvénients », in


Actuel Marx, 2002/2, n°32, p. 73-82.
50
Sur le rôle de Condorcet dans cette évolution, voir Yannick BOSC, « Liberté
et propriété. Sur l'économie politique et le républicanisme de Condorcet »,
in Annales historiques de la Révolution française, n°366, octobre/décembre
2011, p. 53-82.
51 Florence Gauthier, « De Mably à Robespierre. De la critique de l'économique
à la critique du politique », La guerre du blé au XVIIIe siècle. La critique
populaire contre le libéralisme économique au XVIIIe siècle, sous la direction
de Florence Gauthier et Guy Ikni, Montreuil, Editions de la Passion, 1988,
p.111-144.

172
VARIA

Corpus, revue de philosophie, n° 53, 2007. 179


CORPUS, revue de philosophie

Corpus, revue de philosophie, tient à remercier tout


spécialement Olivier Bloch de lui avoir confié la publication
de sa traduction du précieux article de Robert Philippson.

180
LA PHILOSOPHIE DU DROIT DES ÉPICURIENS
Traduction par Olivier Bloch de Robert PHILIPPSON
Die Rechtsphilosophie der Epikureer, dans Archiv für Geschichte
der Philosophie, Nouv.Sér. XXIII, 3, art. N° XII, et XXIII, 4, art.
n° XV = 1910, p. 289-337 et 443-446 – reproduit dans Id., Studien
zu Epikur und den Epikureern, Olms, Hildesheim, 1983, p. 27-89.

Épicure, qui, avec une remarquable ampleur de vue, s’est


soucié non seulement de fonder, mais de développer dans toutes
ses conséquences un nouvel édifice théorique, n’a pas non plus
négligé les questions politiques, qui depuis le temps des Sophistes
occupaient la pensée des Grecs. Comme dans tous les domaines,
il s’est, ici aussi, manifesté comme un penseur non pas sans
doute personnellement créateur, mais indépendant et la plupart
du temps conséquent. Qu’à ces questions comme aux autres il
ait cherché à répondre du point de vue de ses conceptions morales
fondamentales, cela va de soi, et l’on ne saurait lui en faire
reproche. Et si l’étroitesse de ces conceptions, sa méconnaissance,
surtout, des tendances du cœur humain à la sociabilité, a jeté
aussi une ombre sur l’image qu’il se fait de la vie en commun des
hommes, l’on n’en doit pas moins reconnaître qu’il a tenté
sérieusement, et non sans perspicacité, comme il l’avait fait dans
le domaine de l’éthique individuelle, de parvenir, dans celui de
l’éthique sociale, à partir de présuppositions unilatérales, à des
conceptions morales.
Ce fait est encore insuffisamment connu et reconnu1. Les
maigres fragments conservés de ses propres ouvrages qui se
rapportent à ces questions ont été rendus inintelligibles par les
déclarations de ses [290] adversaires, que l’on a prises pour des

1 Ainsi von Arnim, dans son Dion p.74, soutient à tort qu'Épicure a exclu
aussi la Politique de la Philosophie. Nous verrons qu’il n’en a exclu que la
pratique politique, du fait qu’elle repose non sur la théorie, mais sur
l’expérience, et menace la tranquillité d’esprit du sage.

Corpus, revue de philosophie, n° 64, 2013. 175


CORPUS, revue de philosophie

témoignages, alors qu’elles ne sont souvent que des conséquen-


ces tirées de ses thèses fondamentales, conséquences qu’il n’a
pas tirées lui-même et n’était pas tenu de tirer. Aussi est-il
heureux que, pour la connaissance de la théorie épicurienne du
Droit Public comme pour celle du reste de la doctrine, les papyrus
d’Herculanum, s’ils n’y apportent rien de nouveau, éclairent et
confirment néanmoins la tradition ancienne. Mon étude de la
diatribe de Polystrate : Peri\ a0lo/gou katafronhse/wj2 m’a conduit à
examiner de plus près ces questions. La matière étant cependant
trop riche pour être épuisée dans le cadre de mon travail d’alors,
je l’ai réservée pour en traiter en particulier. Comme on ne
pouvait exclure que les disciples d’Épicure eussent ici, comme
par exemple dans la Logique, parcouru une évolution, je parlerai
des opinions de l’École, dans la mesure où elles nous ont été
transmises, dans l’ordre chronologique. Je commence par le Maître.

I.
Notre connaissance de l’attitude d’Épicure par rapport à la
théorie de l’État repose pour l’essentiel sur les Ku/riai Do/cai. Les
sources de seconde main renvoient la plupart du temps à celles-ci
comme à l’ouvrage le plus connu d’Épicure. Or Usener (Epicurea,
p. XLIVsqq), approuvé par von Arnim (Pauly-Wissowa, onzième
demi-volume, p.140-141), a démontré avec certitude que ce recueil
de maximes ne provient pas d’Épicure lui-même, mais d’un
Épicurien postérieur, encore qu’il ait été composé peu après la
mort du Maître, et, de façon il est vrai peu adéquate, à partir de
ses œuvres3. Du fait que ces maximes sont détachées du contexte,
on ne peut les utiliser qu’avec prudence, une prudence dont on
comprend aisément qu’on ne l’ait pas mise en œuvre dans

2 Cf. mon article : « Polystratos’ Schrift ‘‘Ueber die grundlose Verachtung der
Volksmeinung” », Neue Jarbücher für das klass.Altertum etc. 1909, p.487
sqq.
3 Crönert (Kolotes und Menedemos p.24) lit dans le Papyrus 1005, col.VII,
l. 18-19 : e0ce/lecen de\ (sc. Zh/nwn) kai\ e0k tw^n e0ngegramme/nwn (Kuri/wn docw=n
e0ni/aj). Si cette restitution est exacte, Zénon lui non plus n’aurait pas
attribué le recueil à Épicure, et aurait tenu pour nécessaire d’opérer un tri.

176
Olivier Bloch traduit Robert Philippson

l’Antiquité ni dans les Temps Modernes, puisqu’on ignorait


l’origine du recueil. Les maximes qui nous intéressent peuvent
être issues de différents écrits d’Épicure, par exemple le Peri\ telw=n,
p. bi/wn, p. a0retw=n (en particulier le p. dikaiosu/nhj) et le p. basilei/aj,
ainsi encore que de Lettres. Ainsi s’expliquerait la concordance
de contenu entre les maximes 6 et 7, 37 et 38, 39 et 40.
[291] Déjà les Sophistes ont énoncé la thèse du Droit (to\
di/kaion) fondement de l’État. Comment Épicure entendait-il ce
concept ? C’est un vieux débat, qui remonte jusqu’au temps des
Sophistes, que de savoir si le Droit est d’origine naturelle (fu/sei)
ou repose sur une convention (qe/sei). Par elle-même, cette distin-
ction ne tranche rien en ce qui concerne la validité du Droit. Des
concepts juridiques peuvent être légitimes, qu’ils soient dérivés
ou non d’un décret de la volonté. Mais avec cette antithèse en
interfère une seconde, celle de la vérité objective (kat’a0lh/qeian) et
de l’opinion subjective (no/mw|). Dès lors que l’on avait identifié, ou
plus exactement confondu ces deux paires de concepts, il advint
que ceux qui contestaient l’origine naturelle de la moralité et
du Droit nièrent en même temps leur validité objective4. C’est ce
que firent déjà une partie des Sophistes, c’est ce que fit encore
Rousseau.
Qu’Épicure lui aussi ait nié l’origine naturelle du Droit, et
du même coup sa validité, c’est une opinion que l’on rencontre
fréquemment dans l’Antiquité comme aux Temps Modernes. C’est
ce qui est dit par exemple dans Sénèque, Ep.97, 15 (Usener fr.531) :
Illic dissentiamus cum Epicuro, ubi dicit nihil iustum esse natura.
Nous verrons que c’est là une mauvaise interprétation des paroles
du début de la Maxime 33 : Ou0k h]n ti kaq’e9auto\ dikaiosu/nh. Cependant
Usener lui aussi note à propos de cette Maxime : « Similia Aristippus
(vgl Laert.Diog II, 93, mhde/n te ei]nai fu/sei di/kaion) » et renvoie alors

4 Ainsi par exemple, dans l’écrit précédemment cité de Polystrate, l’adversaire


combattu col.XII6 et suiv. soutient que le kalo/n et l’ai0sxro/n n'existent pas
fu/sei, mais no/mw|, donc qu’on ne peut dire d’eux que kat’a0lh/qeian ei]nai, mais
que yeudw=j nomi/zesqai. De même Philodème, Rhetor. Sudh. I 147, 1-2 : peri\
tw=n fu/sei kai\ kat’a0lh/qeian sumfero/ntwn.

177
CORPUS, revue de philosophie

aux autres partisans de cette opinion5. Nous traiterons dans la


suite de la signification réelle des paroles d’Épicure qui font
difficulté ; que l’interprétation qu’on vient de voir soit complète-
ment erronée, c’est ce que montre la Maxime 31 : To\ th=j fu/sewj
di/kaio/n e0sti su/mbolon tou= sumfe/rontoj ei0j to\ mh\ bla/ptein a0llh/louj
mhde\ bla/ptesqai. Sans doute ne peut-on traduire avec Zeller III a 4 477
les paroles du début : « Le Droit est, de par sa nature même (Das
Recht ist seiner eigentlichen Natur nach) » ; car il fait ainsi de ce
qui est un complément de di/kaion une détermination adverbiale de
e0sti. Toutefois, même ainsi [292] Épicure reconnaîtrait qu’il y a
une fu/sij du Droit. Mais en réalité to\ th=j fu/sewj di/kaion signifie « le
Droit de nature » ou « le Droit Naturel », de même que, Maxime 7,
l’a0sfa/leia, entendue comme to\ th=j fu/sewj a0gaqo/n signifie « le Bien
Naturel », défini en opposition par exemple à la vertu, qu’il
considère comme un bien dérivé6. Par là Épicure admet donc une
origine naturelle du Droit, à l’inverse des nombreux philosophes
qui ramenaient son origine à qe/sij et no/moj. C’est en accord avec
cela que, Maxime 37 (Us.p.79, 16), il parle de h9 tou= dikai/ou fu/sij, et,
Maxime 37 (Us.80, 2) comme Maxime 38 (Us.80, 7), d’une pro/lhyij du
Droit (79,14 o9 tou= d. xarakth/r), ce qui, d’après sa terminologie, signifie
un concept naturel par opposition à la do/ca, « la représentation
arbitraire ». Que cette reconnaissance du Droit Naturel soit générale
chez les Épicuriens nous en trouverons la confirmation chez
Polystrate et Philodème. La suite montrera ce qu’est, aux yeux
d’Épicure, le contraire de ce Droit Naturel.
Mais Zeller fait selon moi un autre contresens sur les
paroles suivantes de la Maxime 31. Il traduit su/mbolon tou= sumfe/rontoj

5
Lorsque Kaerst, dans son excellent livre Hellenististiches Zeitalter II1 p.110,
dit d’Épicure : « Aucun droit n’existe par nature, mais n'est institué que
par des lois déterminées, qui procèdent des contrats » etc. (Alles Recht besteht
nicht von Natur, sondern wird erst durch bestimmte Gesetze, die aus den
Verträgen hervorgehen, geschaffen) etc., c’est qu’il a interprété, comme
nous le verrons, l‘opinion d'Épicure de façon entièrement erronée. Déjà la
Sententia Selecta qu’il cite lui-même, aurait pu le convaincre du contraire.
6 De même, Maxime 15 (cf Us.fr.202), o9 th=j fu/sewj plou=toj est opposé à
celui tw=n kenw=n docw=n, et Maxime 29 (cf. 30) ai9 fusikai\ e0piqumi/ai à celles
para\ kenh\n do/can gino/menai.

178
Olivier Bloch traduit Robert Philippson

(p.472) par « pacte au sujet de (Vertrag über) » etc. (ou encore


« une convention au sujet de ce qui est utile » – eine Uebereinkunft
über das, was nützlich ist). Cette interprétation n’est pas vraisemblable
ici, car on devrait trouver alors su/mbolon peri\ tou= s., comme,
Maxime 33 (Us.78,17), sunqh/kh u9pe\r tou= mh\ bla/ptein, et, Aristote
Pol. III chap.9 (1280a39) : su/mb. peri\ tou= mh\ a0dikei=n. En outre su/mbolon,
pris dans cette acception, désigne un pacte entre différents États,
ainsi chez Aristote, outre le passage précédemment cité, Pol. I
chap.1 (1275a10), fr.378 (1541a9sqq), fr.380 (1541b3). Dans notre
maxime par contre, su/ m bolon ne peut signifier que : signe,
expression, symbole, de même que nous trouvons chez Aristote
p. e9rmhn. chap.1 (16a4) : ta\ e0n th=| fwnh=| tw=n e0n th=| yuxh=| paqhma/twn
su/mbola.
Notre Maxime veut dire par conséquent : « Le Droit Naturel
est une expression de ce qui est utile pour éviter un dommage
mutuel ». Le contenu du Droit est donc to\ sumfe/ron, ou, comme
Épicure semble s’être exprimé dans un autre passage, h9 xrei/a
(cf. Us.p.319, note à la ligne 7 : xrei/a w3sper mh/thr e0sti\ tou= dikai/ou).
C‘est ainsi déjà que Socrate et, à sa suite, Platon dans le
Pro[293]tagoras, avaient défini de façon générale le Bien comme
l’Utile (cf. Zeller II a 23 p.125-6), et que le second dit encore dans
la République, 457b, où il parle de la participation des femmes
aux exercices physiques : ka/llista ga\r dh\ tou=to kai\ le/getai kai\
lele/cetai, o3ti to\ me\n w0fe/limon kalo/n, to\ de\ blabero\n ai0sxro/n.
L’utile, auquel Épicure ramène le concept du Droit, c’est
donc l’ensemble des dispositions qui contribuent à éviter un
dommage mutuel. Nous verrons dans la suite qu’il n’a pas limité
l’utilité de l’État à la garantie du Droit. Nous pouvons également
nous représenter comment il dérivait de son concept du Droit le
Droit Pénal et le Droit Privé. Un exemple d’une telle déduction
des règles de Droit nous sera fourni par Hermarque. Mais si, et
comment il a, en liaison avec sa définition du Droit, traité des
questions du Droit Public qui jouaient chez ses prédécesseurs un
rôle si déterminant, la répartition des pouvoirs publics, l’éducation
et autres questions de ce genre, l’état de la tradition ne permet
pas d’en juger. En revanche les maximes épicuriennes nous
fournissent encore une série d’importants éléments formels qui

179
CORPUS, revue de philosophie

déterminent la nature du Droit. Puisque le Droit, comme nous le


voyons également d’après la Maxime 31, repose sur une relation
de réciprocité (to\ mh\ bla/ptein a0llh/louj), il ne peut apparaître et
subsister que dans la société. La Maxime 33 développe cette idée
plus en détail. Le début de celle-ci, ou0k h]n7 ti kaq’ e9auto\ dikaiosu/nh,
a donné lieu à des interprétations erronées. Ces paroles ont été
en effet comprises comme si elles visaient à nier l’existence du
Droit Naturel : c’est ainsi que la proposition précédemment citée
de Sénèque, rapportant la pensée d’Epicure : nihil iustum esse
natura est, à juste titre, référée par Usener à la Maxime 33. J’ai
déjà dit qu’Usener partage l’interprétation erronée de Sénèque.
Comment il faut entendre en réalité ces paroles, c’est ce que
montre l’antithèse contenue dans ce qui suit : il n’y a pas de
justice absolue, au contraire la justice est relative sous un double
rapport. En premier lieu en effet, elle n’est pas une propriété de
l’Homme en soi, mais concerne le rapport des hommes entre
eux ; à cet égard il est possible que ce passage contienne une
polémique contre Platon, qui dans son livre sur la République la
tient également pour une vertu de l’homme isolé, et la définit
comme ta\ e9autou= pra/ttein. D’un autre côté elle est, dans son
ensemble, toujours soumise aux conditions locales. Nous trouvons
de même dans la Maxime 8 l’opposition de l’absolu et du relatif
exprimée à l’aide du [294] kaq’e9auto\ : Aucun plaisir n’est en soi
un mal, mais certains plaisirs se changent en maux relatifs du
fait des troubles divers qu’entraînent les causes qui les produisent.
Polystrate nous donnera une confirmation de notre
interprétation lorsque, pour réfuter la thèse de son adversaire,
qui soutient que les concepts établis de la moralité et autres
concepts de ce genre doivent être tenus pour artificiels, et non
pour naturels, parce qu’ils sont partout différents, il montre que
la relativité n’a pas pour effet d’ôter aux concepts leur caractère
naturel et légitime. Nous trouvons le même raisonnement que
chez Polystrate chez Aristote Eth.Nic.V, chap.10 (1134b25sqq) :
dokei= d’e0ni/oij ei]nai (ta\ di/kaia) toiau=ta (nomika/, et non fusika/), o3ti to\\

7
Sur le temps, vide infra, note 10.

180
Olivier Bloch traduit Robert Philippson

me\n fu/sei a0ki/nhton kai\ pantaxou= th\n au0th\n du/namin, w3sper to\ pu=r kai\
e0nqa/de kai\ e0n Pe/rsaij kai/ei ta\ de\ di/kaia kinou=mena o9rw=sin. Mais, dit
Aristote, il n’en est pas ainsi. Car ce qui est naturel peut aussi
être variable, comme, par nature, la main droite est la plus forte,
bien qu’il y ait aussi des a0mfide/cioi8.
Il n’y a donc jamais eu de justice absolue, au contraire la
Justice s’est, d’après la Maxime 33, formée dans les rapports
sociaux (e0n tai=j met’a0llh/lwn sustrofai=j). Puisque Épicure énonce
la thèse du Droit apparu naturellement, on peut fort bien admettre
d’emblée qu’il en juge de même à l’égard de la société humaine.
Quelques affirmations de ses adversaires paraissent s’inscrire en
faux contre cette idée. Mais, dans leur totalité, elles ne contiennent
aucune citation tirée des œuvres d’Épicure. Ainsi lorsque Lactance,
Div.Inst. III, 17, 42 (Us. fr.523), affirme : Dicit Epicurus … nullam
esse humanam societatem ; car l’adjonction sibi quemque consulere
fait apparaître la première proposition comme une conclusion de
Lactance. La phrase d’Arrien, Epict.dissert. I, 23, 1, e0pinoei= kai\
0Epi/kouroj, o3ti fu/sei e0sme\n koinwnikoi\, se présente bien comme une
citation littérale tirée des œuvres d’Épicure. Aussi lorsque nous
lisons, ib.II, 20, 6 (Us. fr.523) : ou3tw kai\ 0Epi/kouroj, o3tan a0nairei=n
qe/lh| th\n fusikh\n koinwni/an a0nqrw/poij pro\j a0llh/louj ktl, cela ne
peut signifier : « lorsqu’il la nie », mais : « lorsqu’il veut la supprimer »,
par exemple par des thèses telles que ou0de\ politeu/esqai to\n sofo/n.
Ce qui est sûr, c’est qu’Hermarque, cité dans Porphyre de [295]
Abstin. I, 7 (p.89, 22 sqq Nauck), parle également d’une affinité
naturelle qui lie les hommes entre eux, en raison de leur
ressemblance physique et morale, et aussi bien lui que Lucrèce
dépeint la condition primitive des hommes comme barbare sans
doute, mais non comme antisociale.

8
J’ai tenté de montrer, loc. cit., que Polystrate polémique ici contre les
Cyniques, qui, d’après les exemples qu’ils utilisent (pierre, or, et autres
semblables), se rattachent à certains Sophistes. L’exemple d’Aristote (pu=r)
se rencontre chez Sextus Empiricus. Il doit donc remonter plus haut que
les Sceptiques. La question reste posée de savoir si Aristote s’en prend ici
aux Sophistes ou également aux Cyniques. Peut-être faut-il penser à la
République de Diogène.

181
CORPUS, revue de philosophie

Si nous revenons maintenant à notre Maxime 33, nous y


trouvons encore deux déterminations importantes. Premièrement
la Justice se conforme aux conditions de lieu (kaq’o9phli/kouj dh/
pote a0ei\ to/pouj). Ce point reçoit de la Maxime 36 de nouveaux
éclaircissements. D’après elle il y a des éléments communs (koina/)
et des éléments particuliers (i1dia) du Droit (di/kaion). Le Droit
commun est le même pour tous les hommes, et que cet élément
commun ne se ramène pas, comme il le semble ici, au seul
caractère universel d’utilité dans la communauté, c’est ce que
nous voyons d’après le début de la Maxime 37, où il est dit : « Ce
qui s’avère utile dans les communautés porte la marque du
Droit, que cela soit ou non identique pour tous. » Car ce qui
s’avère comme étant l’Utile pour tous, ne peut plus être cette fois
le concept universel de l’utilité, mais doit consister en des
manifestations particulières du concept du Droit. L’affirmation de
Zeller (III a 3 p.457) : « Il n’y a donc pas de Droit universel et
immuable (Es gibt daher kein allgemeines und unumstössliches
Recht) » prête par conséquent pour le moins à confusion. Sans
doute a-t-il en vue ici le début de la Maxime 33 : ou0k h]n ti
kaq’e9auto\ dikaiosu/nh. Seulement il y est question non du di/kaion,
mais de la dikaiosu/nh, autrement dit de l’attitude subjective de
l’individu face à l’ensemble du Droit objectif. Or ce dernier
consiste non seulement en des droits de validité universelle, mais
aussi en des droits locaux historiquement constitués. De ce fait il
n’y a pas de Justice universelle et absolue, mais seulement une
justice déterminée selon les lieux. Autre est la justice des Perses,
autre celle des Grecs. Cela n’exclut pas que les Perses et les
Grecs aient aussi des Droits qui leur soient communs. Au reste
notre Maxime insiste expressément sur le fait que ce sont les
Droits particuliers qui sont conditionnés par les circonstances et
autres influences. Puisque ces particularités reposent également
sur des conditions naturelles, elles ne perdent pas le caractère
du Droit Naturel. Ce point nous sera, comme nous l’avons vu,
expressément confirmé par Polystrate. Aristote également distingue
un koino\j et un i1dioj no/moj (cf. Zeller II b 3, p. 646).
La dernière détermination de la Maxime 33 a également
donné lieu à méprise. Épicure en effet qualifie la dikaiosu/nh de

182
Olivier Bloch traduit Robert Philippson

« sunqh/kh [296] tij u9pe\r tou= mh\ bla/ptein h2 bla/ptesqai. » Nous lisons
déjà dans Platon, Rép. II 2, 358e-359a, que certains penseurs
voient dans des pactes visant à éviter les dommages mutuels
l’origine et l’essence de la Justice. Aristote (Pol.III, 9, 1280b sqq)
paraît faire allusion aux mêmes penseurs lorsque, cette fois encore
en accord, et au-delà, avec Épicure, il leur fait dire : gi/netai ga\r
h9 koinwni/a summaxi/a tw=n a1llwn to/pw| diafe/rousa mo/non : kai\ o9 no/moj
sunqh/kh kai\, kaqa/per e1fh Luko/frwn o9 sofisth//j, e0gguh/thj a0llh/loij
tw=n dikai/wn9. Il pourrait donc sembler qu’Épicure aussi ait considéré
que le Droit repose partout et originellement sur un pacte, comme
l’admet Gomperz Griech.Denker I2 317. On doit cependant d’abord
signaler, ici encore, qu’Épicure (comme les sources de Platon)
parle non du di/kaion, mais de la dikaiosu/nh. Comme le montre le
contexte, il s’agit de l’attitude de l’individu envers la communauté
juridique historiquement constituée dans laquelle il se trouve.
Mais dans celle-ci le Droit Naturel, comme nous le montrerons
plus amplement d’après Épicure, s’est transformé en Droit Positif
et a donc reçu le sceau du contrat10. Il convient ensuite de
remarquer le tij qui accompagne sunqh/kh11. La Justice est « une
sorte de contrat ». Si le Droit originel reposait déjà sur un contrat,
il serait qe/sei et non fu/sei, ce qui contredirait nos développements
précédents. Mais nous verrons qu’Hermarque, assurément d’accord
avec Épicure, enseignait que les hommes avaient, non sans
inconstance il est vrai, observé les préceptes du Droit, avant que
des Sages eussent fait instituer les lois. Lucrèce, V, 1019sqq, dit
également que, dès avant l’introduction du langage, les hommes

9
Je ne suis pas sûr qu’il résulte des paroles d’Aristote, comme le pense
Nestle, Neue Jahrb. 1909, p.11, que Lycophron ait lui aussi défini la loi
comme sunqh/kh.
10 Le h]n, il est vrai, surprend. Il peut s’agir du temps utilisé pour la définition
depuis Aristote, ou d’un renvoi à la conclusion d’une discussion précédente.
Mais peut-être cette phrase est-elle empruntée à une discussion sur l’origine
de la Justice ; la sunqh/kh correspondrait alors à l’état préhistorique, tel que
nous le trouverons plus bas dépeint chez Lucrèce.
11 Aristote dit lui aussi, avec plus de précision, Rhét. I chap.15, 1376a9 : kai\
o3lwj au0to\j o9 no/moj sunqh/kh ti/j e0stin.

183
CORPUS, revue de philosophie

tendaient à éviter de se porter tort mutuellement (vocibus et gestu


cum balbe significarent). Nous apprenons pourtant du même
Lucrèce que les Épicuriens considéraient déjà comme des contrats
ces sentiments du droit non encore exprimés en mots, [297]
puisqu’il est dit ib. V, 1025 : sed bona magnaque pars servabat
foedera caste. Nous devons donc admettre que par sunqh/kh tij,
dans cet état primitif, Épicure, comme Hobbes, voulait donner à
entendre un contrat tacite12.
La nature contractuelle du Droit détermine aussi les
limites de son champ de validité. Il n’y a ni juste ni injuste, dit la
Maxime 32, à l’égard des êtres vivants qui ne peuvent conclure
de contrats tendant à éviter de porter tort à autrui, pas plus qu’à
l’égard des peuples qui ne peuvent ou ne veulent conclure de tels
contrats. Aussi Épicure ne reconnaît-il pas le lien de sympathie
qui, d’après les Pythagoriciens et peut-être aussi les Cyniques,
nous unit aux bêtes, de même qu’Aristote nie pareillement qu’il y
ait un di/kaion à l’égard des bêtes (Eth.Nic.V chap.10, 1161b2-3).
L’idéal humanitaire des Stoïciens n'a pas plus de validité pour
lui. Sans doute lisons-nous dans Diogène d’Œnoanda fr.XXIV
col.II, 3sqq (J.William p.30) : kaq’e9ka/sthn me\n ga^r a0potomh\n th=j gh=j
a1llwn a1llh patri/j e0stin, kata\ de\ th\n o3lh\n perioxh\n tou=de tou= ko/smou
mi/a pa/ntwn patri/j e0stin h9 pa=sa gh= kai\ ei[j o9 ko/smoj oi]koj. William a
raison de réfuter dans la note à ce passage l’hypothèse d’Usener
(Rhein.Mus. t.47, p.444) selon laquelle Épicure se serait déjà servi
de cette idée pour donner un fondement objectif à son précepte
mh\ politeu/esqai, en faisant remarquer qu’Épicure ne justifie jamais
cette abstention autrement que par les tracas qu’amène avec elle
l’activité politique. Il pense à bon droit que ce rapprochement

12
C’est dans un contrat tacite de ce genre (sunqh/kh kai\ o9mologi/a) que, d’après
Socrate (Platon, Criton 52e), le citoyen se trouve engagé vis-à-vis des lois
de son État. Si Kaerst, Hell.Zeitalter, p.1091, n’avait pas escamoté l’exposé
de Lucrèce, et s’il avait tenu compte de celui d’Hermarque, il n’aurait pas
méconnu le caractère de ce quasi-contrat, qui n’avait à l’origine rien
d’absolument obligatoire, mais ne le devint que par l’institution des lois,
devenant alors un véritable contrat. L’ordre juridique apparaît, d’après
Épicure, comme le langage, par des voies naturelles ; ce n’est que plus
tard qu’ils reçoivent tous deux le sceau du conventionnel.

184
Olivier Bloch traduit Robert Philippson

d’avec le point de vue cynico-stoïcien appartient, de la part des


Épicuriens, à l’époque de l’éclectisme. Mais quand il ajoute :
quamquam concedendum est nihil eorum, quæ Epicurus dicit, cum
hoc placito pugnare, cela n’est pas tout à fait juste. Épicure en
effet, et tous ses disciples jusqu’à Philodème, pensaient que seule
la vie dans un État de droit donne au Sage la sécurité dont il a
besoin pour la conduite de sa vie. Peut-être Usener se référait-il à
Cicéron, Tusc.V 36, 108 : ad omnis casus facillima est ratio eorum,
[298] qui ad voluptatem ea referunt, quæ secuntur in vita, ut
quocunque hæc loco suppeditatur, ibi beate queant vivere. On peut
toutefois se demander si la source de Cicéron a pensé ici aux
seuls Épicuriens, et plus encore si cette conclusion appartient
aux tenants de la théorie du plaisir, ou à ladite source (qui,
d’après Hirzel, serait Philon).
La négation d’une Justice à valeur universelle résulte aussi
du début, déjà souvent évoqué, de la Maxime précédente : Il n’y a
pas (ou proprement : « n’y avait pas ») de Justice en soi. Elle
n’existe pas en effet à l’égard des peuples qui ne sont pas enclins
ou pas aptes à conclure des contrats de réciprocité. Ces deux
maximes semblent être par conséquent empruntées toutes deux
au même ouvrage (peri\ dikaiosu/nhj) et puisque dans la Maxime 32
aussi l’imparfait est employé tout au long, la conjecture que j’ai
précédemment émise, selon laquelle il s’agirait d’un exposé
descriptif de l’origine de la Justice, gagne en vraisemblance. On
doit faire ressortir encore que, de la théorie épicurienne du contrat,
telle qu’en traite la Maxime 32, résulte aussi la possibilité d’un
Droit des Gens.
Voici maintenant qu’à la place du contrat tacite intervient
au cours du développement social le contrat qui repose sur une
convention effective. C’est ainsi qu’apparaissent les no/moi et, avec
elles, une seconde catégorie de droits, les nomisqe/nta di/kaia
,
(Maxime 38 Usener p.80, 8 et Additamentum ad p.79, 13). Il
convient de remarquer que le développement du Droit coïncide
exactement avec celui du langage tel que le décrit la Lettre à
Hérodote §§ 75-6.
Les mots eux aussi sont apparus d’abord non par le fait
d’une institution, mais de façon purement naturelle, et de façon

185
CORPUS, revue de philosophie

différente dans chaque peuple en fonction des différences de lieu.


On a plus tard effacé les différences dans chaque langue nationale,
et inventé de nouveaux mots, en partie inconsciemment, en
partie consciemment. Nous voyons qu’ici aussi, Épicure refuse à
juste titre de voir dans les différences la preuve valable d’une
origine artificielle, mais les réfère à des conditions de lieu.
Le Droit Positif n’est cependant légitime que lorsque, et
tant qu’il est conforme au concept naturel (pro/lhyij, Us.p.80, 2
et 7) ou au caractère fondamental (xarakth/r) du Droit, selon
lequel il exprime ce qui est utile dans les communautés. Une loi
qui ne satisfait pas à cette condition n’est pas conforme à la
nature du Droit (79,16-17). De même ce qui s’avérait utile pendant
un certain temps était, tant qu’[299]il en a été ainsi, légitime,
même si cela a cessé dans la suite d’être utile13. Épicure fait
ressortir ce point pour s’opposer aux vains propos (kenai=j fwnai=j)
d’adversaires qui ont vraisemblablement considéré le Droit Positif
comme arbitraire et antinaturel en raison de sa variabilité. J’ai
déjà signalé plus haut (note 8) que ce sont selon moi les anciens
Cyniques qui sont combattus ici.
La distinction entre Droit Naturel et Droit Positif remonte
aux Sophistes. Certains d’entre eux, tel Critias, utilisaient cette
opposition comme plus tard les Cyniques, pour combattre le Droit
en vigueur. D’autres, tel Protagoras, cherchaient comme Épicure
à établir la concordance, pour l’essentiel, entre l’un et l’autre.
Aristote divise le Droit de façon analogue. Il distingue
(Eth.Nic.V, chap. 1, 1120a34sqq) to\ i1son di/kaion et to\ no/mimon di/kaion.
La dikaiosu/nh au sens large repose sur le premier : elle est la vertu
universelle, relative à nos semblables, qui attribue à chacun ce qui
lui est dû. La même vertu, dans son expression juridique, produit
le no/mimon di/kaion, qu’Aristote comme Épicure définit comme le koinh=|
pa=sin sumfero/n. Le politiko\n di/kaion est à son tour, d’après le
chap. 10 (1134b18sqq), une partie du no/mimon di/kaion (à la différence
du despotiko/n et de l’oi0konomiko/n). Ce politiko\n di/kaion correspond
au di/kaion d’Épicure, qui n’a pas besoin d’une telle épithète,

13 J'ai déjà signalé que les Maximes 37 et 38 concordent pour l’essentiel, et


qu’elles proviennent d’œuvres différentes d'Épicure.

186
Olivier Bloch traduit Robert Philippson

puisqu’il n’y a pour lui de Droit que dans la société. Il se divise


chez Aristote comme chez Épicure en fusiko/n et nomiko\n di/kaion
(ou sunqh/kh), Droit Naturel et Droit Positif. J’ai déjà mentionné
que, pour Aristote non plus, des écarts par rapport au Droit
naturel ne suppriment pas pour autant ce dernier.
Nous verrons comment, d’après l’exposé d’Hermarque, les
Sages qui établirent les lois cherchèrent à les garantir par des
prescriptions pénales. Les Épicuriens donnent donc l’intimidation
pour fonction au châtiment. C’est ce que, pour Épicure, établit la
Maxime 35, qui fonde l’efficacité de la menace pénale sur le fait
que le délinquant ne peut espérer rester caché, « même si pour
l’instant il le reste mille fois. Car on ne peut être sûr qu’il le
restera encore jusqu’à la mort. » Nous rencontrons pour la
première fois cette théorie de l’intimidation, accompagnée d’un
refus exprès de la fonction de représailles (ou0 tou= parelhluqo/toj
e3neka a0dikh/matoj timwrei=tai – ou0 ga\r to\ praxqe\n a0ge/nhton qei/h) dans
Platon, Protagoras 324b, où elle est attribuée à ce Sophiste : [300]
tou= me/llontoj xa/rin, i3na mh\ au]qij a0dikh/sh| mh/te au0to\j ou[toj mh/te
a1lloj o9 tou=ton i0dw\n … a0potroph=j e3neka kola/zei. Cependant, à la
théorie de l’intimidation se joint la fonction d’amendement14 (325a
dida/skein kai\ kola/zein …. e3wsper a2n kolazo/menoj belti/wn ge/nhtai) et
en second lieu la fonction de mise hors d’état de nuire (o3j d’a1n mh\
u9pakou/h| kolazo/menoj kai\ didasko/menoj w9j a0ni/aton o1nta tou=ton e0kba/llein
e0k tw=n po/lewn h2 a0poktei/nein). Épicure ne paraît pas avoir reconnu,
à côté de l’intimidation, la fonction d’amendement de la peine.
Du moins Hermarque, cité dans Porphyre, loc. cit. chap. 8, dit-il
des lois seulement ceci : les Sages les auraient introduites tou\j
me\n ei0j e0pilogismo\n tou= xrhsi/mou katasthsa/ntej tou\j de\ tw=| mege/qei
tw=n e0pitimi/wn kataplh/cantej.
Comme on le sait, Épicure, et c’est aussi pour préserver la
légitimité du châtiment, a rejeté le déterminisme de Démocrite, et
tenté de donner déjà un fondement physique au libre-arbitre dans
sa tristement célèbre hypothèse d’une déviation infinitésimale de
l’atome, lors de sa chute, par rapport à la verticale. Nous lisons

14 C'est ce que Gomperz n’a pas vu, loc.cit. I2, 359. Cf. NESTLE, Politik und
Aufklärung in Griechenland, Neue Jahrb. 1909, 1, p.4.

187
CORPUS, revue de philosophie

ainsi dans la Lettre à Ménécée 133 (Us., 65, 10) : to\ de\ par’h9ma=j
a0de/spoton, w=| kai\ to\ mempto\n kai\ to\ e0nanti/on parakolouqei=n pe/fuken.
De même Plutarque dit (De Stoic.Rep.34,1050c = Us. fr.378)
qu’Épicure a cherché à affranchir le libre-arbitre du mécanisme
perpétuel u9pe\r tou= mh\ katalipei~~n a0ne/klhton th\n kaki/an. C’est ce que
confirme encore Diogène d’Œnoanda, fr.XXXIII, col.III, 9sqq : to\
de\ me/giston : (argument en faveur de la déclinaison de l’atome)
pistwqei/shj ga\r ei9marme/nhj ai1retai pa=sa nouqesi/a kai\ e0pitei/mhsij kai\
ou0de\ tou\j ponhrou\j (e0ce/stai kola/zein suppl. Usener). Si donc Épicure
jugeait qu’il était besoin du libre-arbitre pour pouvoir maintenir
la légitimité du blâme et du châtiment des malfaiteurs, il devrait
avoir attribué également au châtiment une fonction de représaille.
La théorie de l’intimidation n’a pas en effet besoin d’une telle
hypothèse. Le système présentait-il ici une contradiction, ou
Épicure combinait-il ensemble les différentes fonctions du châtiment
(comme cela arrive aussi dans les temps modernes), c’est une
question que nous devons laisser en suspens.
Si, maintenant, nous avons vu que, pour que leur efficacité
soit garantie, les lois sont accompagnées de prescriptions pénales,
Épicure est néanmoins très loin d’admettre que l’on ne doit
s’abstenir d’agir injustement que par peur du châtiment. Cela
vaut, il est vrai, pour les gens privés de raison, pour [301] la
grande masse, mais jamais pour les Sages15. Hermarque, le
successeur immédiat d’Épicure, dont nous ne pouvons guère
supposer qu’il s’écarte du Maître dans une question si importante,
nous en donne le témoignage. Il dit dans Porphyre, loc. cit.
chap. 7 (90, 1sqq Nauck) : oi9 me\n parakolouqh/santej tw=| sumfe/ronti
tou= diori/smatoj ou0de\n prosedeh/qhsan a1llhj ai0ti/aj th=j a0neigou/shj
au0tou\j a0po\ th=j pra/cewj tau/th=j : oi9 de\ mh\ du/namenoi labei=n ai1sqhsin
i3kanhn tou/tou to\ me/geqoj th=j zhmi/aj dedi/otej a0pei/xonto tou= ktei/nein

15
Von Arnim lui aussi, dans Pauly-Wissowa, p. 1543-4, dit, de façon trop
vague : « Nous devons être justes, en partie par peur, en partie par un
calcul avisé des avantages qui s’y attachent ». L’homme raisonnable ne
doit l’être que pour la seconde raison. Il écrit à juste titre plus bas, ligne
63 : « Mais il est vrai que seuls les Sages pratiquent l’égoïsme avec tant de
virtuosité ; c’est pourquoi les lois sont nécessaires. »

188
Olivier Bloch traduit Robert Philippson

proxei/rwj a0llh/louj. [Wn e9ka/teron fai/netai kai\ nu=n e1ti sumbai=non. La


même explication est ensuite étendue à tous les délits en général16.
Mais alors la formule bien connue d’Épicure (citée dans
Stobée, Florilège 43, 139 = Us. fr. 530) fournit le même témoignage :
oi9 no/moi xa/rin tw=n sofw=n kei=ntai, ou0x o3pwj mh_ a0dikw=sin, a0ll’o3pw=j mh\
a0dikw=ntai. On ne peut assurément pas comprendre ces paroles,
avec Zeller a 4 4723, au sens où les Sages n’auraient eu en vue, en
introduisant les lois, que leur propre intérêt. Hermarque développe
en termes formels l’idée que les Sages ont au contraire institué
les lois eu égard aux masses privées de raison. Si donc nous ne
voulons pas tenir la formule pour apocryphe, nous devons
l’interpréter ainsi : « À l’égard des Sages, les lois n’ont pas été
instituées pour qu’ils s’abstiennent de l’injustice, mais pour
qu’ils en soient préservés. » Le Sage en effet n’a pas besoin de loi
ni de menace pénale pour s’abstenir de l’injustice17. Cette formule
arrachée à son contexte avait sûrement pour contrepartie la
thèse selon laquelle, à l’égard de la masse, les lois ont pour but
de leur éviter et de subir et de commettre l’injustice.
Mais voici que dans ce raisonnement limpide la maxime 34
introduit une confusion déplorable : (H a0diki/a ou0 kaq’e9auth\n kako/n,
a0ll’e0n tw=| kata\ [302] th\n u9poyi/an fo/bw|, ei0 mh\ lh/sei tou\j u9pe\r tw=n
toiou/twn e0festhko/taj kolasta/j. Déjà un commentateur bienveillant
comme Sénèque (fr.531) l’a interprétée ainsi : crimina vitanda esse,
quia vitari metus non posse. Certes les premiers mots sont clairs
et correspondent aux vues d’Épicure. De même qu’aucun plaisir,
d’après la Maxime 8, n’est en soi un mal, il n’en va pas
autrement de l’injustice. Ce sont seulement leurs conséquences
pénibles qui donnent à l’un et à l’autre ce caractère. Mais ici,
parmi ces conséquences, c’est exclusivement la crainte du
châtiment qui est mise en avant. Nous devons alors nous rappeler

16 Porph. loc. cit., p. 91, 2sqq : i9kanh\ ga\r h9 tou= xrhsi/mou kai\ blaberou= qewri/a tw=n
me\n fugh\n paraskeua/sai, tw=n de\ ai3resin : h9 de\ th=j zhmi/aj a0nia/tasij pro\j tou\j
mh\ proorwme/nouj to\ lusitelou=n.
17 Platon dit encore dans les Lois 875c de l’i9kano\j a1nqrwpoj : no/mwn ou0de\n a2n
de/oito tw=n a0rcon/twn e9autou=. Kaerst lui aussi (Hellen. Zeitalter p. 106) a mal
compris la formule d’Épicure.

189
CORPUS, revue de philosophie

l’indication fournie par Usener sur l’origine de ce recueil. Si en


effet notre Maxime prête à malentendu, cela vient sûrement de ce
qu’elle est arrachée à son contexte. Elle ne peut en aucune façon
signifier que l’on doit se garder de l’injustice seulement par crainte
du châtiment. Peut-être était-elle précédée des pensées que voici :
l’homme raisonnable se garde de l’injustice en considération du
préjudice qu’elle porte au bien public, préjudice qui l’atteint lui
aussi, la grande masse doit être intimidée par des châtiments.
« L’injustice en effet n’est pas en soi un mal (qui pourrait
empêcher la masse de la commettre), mais (pour elle) le mal réside
dans la crainte, toujours présente à l’esprit, de ne pas échapper
aux juges préposés à la répression de ce genre de délits. »
Une formule d’Épicure, souvent mal comprise, extraite de
ses Diapories (Us.fr.I8), trouve alors également dans ce qu’on
vient de dire son explication : « Le Sage fera-t-il quelque chose
d’interdit par les lois, s’il sait qu’il restera caché ? La réponse
simple à cette question n’est pas facile. » Zeller IIIa3 p.4482
interprète à tort les derniers mots (ou0k eu1odon to\ a9plou=n e0sti
kathgo/rhma) comme voulant dire qu’Épicure se refuse â envisager
cette question. Bien au contraire, s’il en a fait l’objet d’une
« Diaporie » et déclare qu’il n’est pas facile d’y répondre, c’est qu’il
a dû la traiter à fond. Cicéron, De Fin.II, 9, 28, ou peut-être sa
source, conclut témérairement de cette proposition détachée de
son contexte que le Sage, dans un tel cas, ferait selon Épicure
tout le mal possible. Ce qu’Épicure pense en réalité du Sage, nous
pouvons l’apprendre d’une formule (V.H2 VII, 21, co1.28, Us.fr.533)
qu’Usener a peut-être raison d’attribuer à Épicure en personne :
« Le Sage qui possède le Souverain Bien du genre humain (c’est-à-
dire la connaissance du vrai bonheur) est pareillement bon, même si
personne ne l’observe. » On pourrait peut-être objecter : si c’est
effectivement là l’opinion d’Épicure, il pourrait bien se passer de
déclarer que la réponse à la « diaporie » qu’on a citée [303] est
difficile et devrait au contraire déclarer tout simplement que le
Sage ne fera jamais rien contre les lois. Mais j’espère bien qu’ici
on s’apercevrait qu’il y a problème. Car il ne s’agit nullement
dans la « diaporie » du Bien ou du Juste, mais des lois, et nous
savons bien que Loi et Droit sont loin de coïncider toujours. S’ils

190
Olivier Bloch traduit Robert Philippson

sont en accord, il n’y a pour Épicure pas de doute que le Sage


observera la loi, quand bien même il pourrait savoir que
l’infraction resterait impunie. La réponse ne devient malaisée que
lorsqu’il y a contradiction entre loi et Droit Naturel. Au fond le
Sage doit sans doute mettre le Droit Naturel à plus haut prix que
des lois qui y sont contraires. Mais même dans ce cas le Sage
peut-il enfreindre les lois de la patrie ? On connaît bien le non
catégorique de Socrate à cette question. Il était de l’avis (Platon,
Criton 52d) que le citoyen, du fait même qu’il vit dans un État, a
convenu en pratique de vivre conformément aux lois. Comme
Épicure, il était de l’avis qu’il était de ce fait engagé dans un
contrat tacite (sunqh=kai kai\ o9mologi/ai). Sinon il aurait, c’est l’évidence,
pu s’exiler. Nous verrons que Philodème, dans sa Rhétorique, exige,
exactement comme Socrate, que l’on obéisse à toutes les lois de
son pays ou que l’on doive s’en exiler. Il est donc vraisemblable
qu’Épicure a lui aussi prescrit cette exigence aux Sages, et ce
indépendamment de la question de savoir si une infraction pourrait
ou non rester cachée. Il a néanmoins à coup sûr exprimé également,
à l’égard de cette question, sa conviction, que nous trouvons
formulée dans la Maxime 35, que l’hypothèse est impossible, car
on ne peut jamais acquérir la certitude qu’une infraction aux lois
reste cachée jusqu’au terme de la vie. On s’explique ainsi du
moins que lorsque les Stoïciens (cf. Cicéron De Officiis lII 9,
38-39) ont opposé aux Épicuriens le cas de Gygès, ceux-ci ont
répondu que ce cas était fictif et impossible18.
Les considérations précédentes ont montré que l’État est
en substance, aux yeux d’Épicure, un État de droit lorsqu’il a
pour fin d’empêcher des dommages mutuels entre ses citoyens
aussi bien qu’entre ces derniers et les ressortissants d’autres
États, dans la mesure où ceux-ci sont disposés à conclure des
pactes. Il suit naturellement de là qu’une seconde mission incombe
à l’État : la protection de ses citoyens contre les États et peuplades

18 Toute la « diaporie » se rapporte peut-être à la thèse empruntée aux


Sophistes au début du second Livre de la République de Platon, selon
laquelle le scélérat est heureux, pourvu qu’il puisse comme Gygès se garder
d’être découvert.

191
CORPUS, revue de philosophie

étrangers avec qui il n’existe pas de pacte. Qu’Épicure songe


également à cette mission, en témoignent les deux Maximes 39
et 40, dont le contenu assez consonant rend une fois de plus
vraisemblable qu’elles proviennent de livres différents. Toutes
deux appartiennent, comme le montre le temps utilisé, à un
exposé relatant l’histoire du développement du Droit. Elles sont,
semble-t-il, détachées de leur contexte, et par suite assez obscures.
Seuls les développements d’Hermarque et de Lucrèce nous rendront
clair le contexte dans lequel elles prennent place.
La Maxime 39, donc, déclare : « Celui qui établit la meilleure
organisation pour le peuple qui se sentait menacé par ses voisins
(to\ mh\ qarrou=n scil. e1qnoj a0po\ tw=n e1cwqen scil. e1qnwn) procéda de
façon à se faire des compatriotes de ceux (c’est-à-dire des peuples)
qui en étaient susceptibles, et quant à ceux qui ne l’étaient pas, à
éviter du moins d’en faire des étrangers. Mais avec tous ceux pour
lesquels il ne pouvait même pas réaliser ce dernier objectif, il
rompit tout commerce, et, pour autant que c’était utile, les
expulsa. »19. Ces propos, à la connaissance desquels Lucrèce nous
permet d’accéder de plus près, concernent vraisemblablement un
des législateurs patriarcaux. Après avoir organisé intérieurement
son propre peuple, il chercha à le protéger également vis-à-vis de
l’extérieur. Il chercha à réunir à son peuple les voisins qui s’en
rapprochaient par la langue, les mœurs etc. ; il conclut aussi des

19 Je ne comprends pas les notes critiques d'Usener relatives aux trois


premières lignes. P. 81, 1, les manuscrits donnent e0chri/sato, d'où Usener
conjecture : e0chre/sato, ce qui pourtant ne va guère avec ce qui précède
(mhde\ tou=to dunato\j h]n) ; seul H donne e0cori/sato, que s (Estienne) corrige en
e0cwri/sato. Cette dernière leçon me paraît avoir l'appui d'Hermarque,
loc.cit., ch.10 (p.93, l.2) : pro\j tw=n a0llofu/lwn e0corismo\n zw=|wn (cf. aussi l.8
e0cewsme/nwn tw=n a0llofu/llwn zw=|wn). On trouve du reste dans Hermarque
d'autres allusions à nos Maximes ou plutôt aux sources dont elles sont
issues : p.95, 17 sqq ei0 me\n ou]n h0du/nanto poih/sasqai/ tina sunqh/khn pro\j ta\
loipa\ tw=n zw}|wn u9pe\r tou= mh\ ktei/nein mhde\ ktei/nesqai cf. Maxime 30 : o3sa tw=n
zw=|wn mh\ e0du/nato sunqh/kaj poiei=sqai ta\j u9pe\r tou= mh\ bla/ptein a)lla\ mhde\
bla/p tesqai – 92, l.22 : e0n tai=j met’a0l lh/lw=n suntrofi/a ij (ou suntrofai= j
Nauck) = Maxime 33 e0n tai=j met’a0llh/lw=n sustrofai=j – (suntrofai=j dans
Hermarque est garanti par suntrefome/nouj l.18. Il y avait peut-être des
variantes dans Épicure). – 89, 2 oi0keio/thj cf. Maxime 40.

192
Olivier Bloch traduit Robert Philippson

pactes avec ceux qui en étaient moins proches, de façon à ce que


ceux-ci n’eussent pas le sentiment d’être des étrangers. Là où il
n’y put réussir, il rompit avec eux tout rapport, ou, dans la
mesure où cela lui sembla utile, les chassa hors des limites de
leur territoire20.
[305] La Maxime 40 affirme : « Tous ceux qui eurent le pouvoir
d’assurer leur tranquillité, particulièrement face à leurs voisins,
menèrent ainsi tous ensemble la vie la plus agréable, du fait qu’ils
possédaient ainsi la plus grande sécurité, et, du fait qu’ils avaient
acquis la façon la plus parfaitement appropriée (de conduire leur
vie), ils ne se lamentèrent pas de la disparition prématurée d’un
défunt, comme si elle dût être matière à compassion », puisque –
pourrait-on ajouter – dans ces circonstances la mort ne pouvait
survenir que comme un évènement naturel. I1 s’agit donc ici
encore d’un développement de philosophie de l’histoire, et ici
encore c’est pour la sécurité de la société et l’obtention du plus
grand bonheur possible que la protection contre les ennemis
extérieurs est requise.
Épicure assigne donc à l’État deux tâches : la première est
d’assurer le Droit à l’intérieur par le moyen d’une législation, la
seconde est de pourvoir à la sécurité face aux peuples étrangers
par le moyen de pactes ou d’une défense de vive force. La fin
suprême de l’État, c’est donc l’a0sfa/leia (cf. Maxime 13 : ou0de\n o1feloj
h]n th\n kat’a0nqrw/pouj a0sfa/leian katazeua/zesqai et Maxime 14 : th=j
a0sfalei/aj th=j e0c a0nqrw/pwn genome/nhj). Cette conception de l’État
est subordonnée de façon parfaitement conséquente à l’idéal moral
d’Épicure, l’a0taraci/a. Celle-ci sera atteinte en effet, intérieurement
par la limitation des désirs aux besoins naturels et nécessaires
ainsi que par l’affranchissement vis-à-vis de la crainte des Démons

20
J'ai sous-entendu une addition à ta\ du/n ata d’après le ta\ e1cwqen qui
précède. Je ne nie cependant pas que l’on puisse comprendre également
dans ces mots les fu=la du propre territoire du législateur, [305] fu=la que
celui-ci cherchait à rassembler autant qu’il était possible pour la résistance
contre les ennemis de l’extérieur. Il faudrait alors voir peut-être dans les
ou0k a0llo/fula des occupants plus anciens du territoire, comme les
périèques de Sparte.

193
CORPUS, revue de philosophie

et de celle de la mort, extérieurement par l’obtention de la


sécurité en face des hommes, que nous garantit l’organisation
de l’État. Dikaiosu/nhj karpo\j me/gistoj a0taraci/a est une formule
d’Épicure (Us.519)21.
Mais ce caractère quiétiste de l’Éthique épicurienne n’éclaire
pas seulement sa conception théorique de l’État, il éclaire aussi
son attitude pratique à son égard. Une des plus célèbres formules
d’Épicure est son La/qe biw/saj (Us.551). Si cette exhortation
s’entendait dans une acception universelle, Plutarque aurait raison :
la vie politique [306] serait supprimée. Mais le même Plutarque
rapporte, comme nous le verrons, que le disciple d’Épicure Colotès
considérait l’État comme une nécessité. Les considérations
précédentes suffisent à montrer qu’il en est de même pour
Épicure. Mais qui veut la fin veut les moyens. Et de fait Épicure
est bien loin de déprécier l’activité des hommes politiques.
La Rhétorique de Philodème nous en donne des témoignages
qui remontent pour une part à Épicure lui-même. Qu’il réprouve
les techniques oratoires des Sophistes, cela va de soi ; a-t-il
reconnu malgré tout dans l’éloquence des Sophistes un art, c’est
un thème de controverse parmi les Épicuriens récents, comme
nous le voyons d’après le livre II de la Rhétorique de Philodème.
Elle n’a en tout cas pour lui de valeur que comme introduction à
l’éloquence d’apparat ; pour l’activité de l’homme politique elle
n’est d’aucune utilité, Rhétorique de Philodème, Sudhaus Supplem.
p. 34, 20-21 : kai\ to\ th\n sofistikh\n peri\ me\n lo/gon grafa\j kai\
e0pidei/ceij te/xnhn ei]nai, peri\ de\ to\ di/kaj le/gein kai\ dhmhgorei=n ou0k ei]nai
te/xnhn (para\ toi=j a0ndra/sin, kaq’ou4j filosofou=men l.16-17). De même
dans l’Hypomnematicon Sudh.II, 247, 17sqq : th=| r9htorikh=| tw=n
sofistikw=n ou0 sumbe/bhken ei]nai politikh=| … kaqa/p er fanero\n e0k

21 Les trois derniers de ces supports de l’a0 taraci& a sont réunis dans la
Maxime 13 : Ou0qe\n o1feloj h]n th\n kat’a0nqrw/pouj a0sfa/leian kataskeua/zesqai
tw=n a1nwqen u9po/ptwn kaqestw/twn kai \u9po\ gh=j. – Il est curieux de constater
combien est proche du point de vue d’Épicure une formule de Schiller qui
repose bien entendu sur d’autres présuppositions : « Nous pouvons faire
de l’homme un demi-dieu, en cherchant par l’éducation à lui ôter toute
crainte. Rien au monde ne peut rendre l’homme malheureux, sinon
purement et simplement la crainte. »

194
Olivier Bloch traduit Robert Philippson

tou/twn, a4 9Epi/kouro/j fhsin e0n tw=| peri\ r9htorikh=j22. La politique elle-


même n’est pas un art au sens scientifique du terme. Car il lui
manque méthode et règles universelles23, elle repose au contraire
sur l’expérience, l’exercice et les connaissances historiques. Suppl.
p. 34, 23 : e1ti to\ th\n politikh\n e0n i9stori/a| kai\ tribh=| kaqesthke/nai,
texniko\n de\ mhde\n profe/resqai. (Cf. 33, 8 : th\n politikh\n lego/menhn u9po\
tw=n an0drw=n – les fondateurs de l’École – ou0 te/xnhn). C’est ce que
confirme aussi l’adversaire de Rhodes dans Philodème Suppl.
p. 45, 18 sqq : dokei=n au0tw|, fhsin, tou\j peri\ to\n 0Epi/kouron … mh/te
to\ politiko\n mh/te to\ dikaniko\n … me/roj th=j r9htorikh=j e1ntexnon
a0polei/pein, a0lla\ … mele/thj kai\ tribh=j fa/skein prosdei=sqai kai/ pwj
e00mpeirikh=j i9stori/aj. Et c’est ainsi en effet que nous lisons dans
l’u9pomnhmatiko/n Sudh.II, 241, I7sqq : toigarou=n kata\ tou\j a1ndraj
(les Maîtres) r9h/twr w9j e1sti kai\ o0no/mazetai/ pwj e1ntexnoj (?)24, o4j
politikh\n e0npeiri/an e1xei kai\ ta\ po/lesi sumfe/ronta kalw=j [307] oi{o/j
t’e0stin eu9ri/skein, fanero\n me\n poiei=tai 0Epi/kouroj dia\ pleio/nwn e0n tw=|
peri\ r9htorikh=j. C’est assurément une définition bienveillante et
pertinente de l’homme politique. Dans cet esprit nous trouverons
aussi chez Philodème une appréciation nettement positive des
grands politiciens de la Grèce.
A qui s’adressait, maintenant, l’invitation à vivre caché que
l’on vient de voir, une formule presque aussi fameuse, et souvent
citée, extraite du premier Livre du peri\ bi/wn, nous l’apprend : ou0de\
politeu/setai (o9 sofo/j) : « Le Sage ne s’occupera pas de politique. ».
Ou0de\ turanneu/sein, ajoutait-il selon Diogène-Laërce. Les motifs de
ce précepte ne sauraient être matière à doute. Le Sage aspire à la
paix de l’âme, la politique et le pouvoir le tirent du port tranquille

22 Comme nous le verrons, Épicure a par là, selon les excellentes explications
de von Arnim, consommé, à la suite de Platon et d’Aristote, et en
opposition à Nausiphane en particulier, le divorce entre philosophie et
rhétorique.
23 Que tout art doive présenter ces caractères, c’est ce qui ressort de Suppl.
p.34, 17 sqq et 35, 1 sqq.
24 Puisque d'après Epicure la politique ne saurait être un art, il ne peut avoir
parlé d'un r9ht / wr e1ntexnoj.. Peut-être e1np(rak).toj (O e0ni ….=oj). Cf Sudh.1,
226, 2 e0(mpra/k)tou dikaiosu/nhj.

195
CORPUS, revue de philosophie

de la philosophie vers la mer déchaînée de la vie politique.


Épicure a certainement envisagé à tous les points de vue la
portée de ces réflexions. Quelques fragments de ses écrits nous
en donnent également témoignage. To\n th=j a0taraci/aj ste/fanon
a0su/mblhton ei]nai tai=j mega/laij h9gemoni/aij, déclare une sentence
conservée par Plutarque (Us.556), une autre encore, transmise
par le même (Us.548) : To\ eu1daimon kai\ maka/rion ou0 xrhma/twn
plh=qoj ou0de\ duna/meij, a0ll’a0lupi/a ktl. C’est surtout Lucrèce (V,
1120-32) – mais ses développements renvoient en dernière analyse
à Épicure – qui a représenté en un tableau expressif comment
l’ambition, le fait de dépendre du jugement de la foule aveugle,
l’envie et la jalousie surtout troublent la vie des hommes
politiques25. Et à cela s’ajoute un second point, que nous
trouverons développé plus au long chez Philodème : le Sage est
inapte à l’activité politique. La réflexion philosophique où il s’absorbe
le détourne de la connaissance des choses pratiques. Il s’entend
encore moins à agir sur la foule. Ou0de/pote w0re/xqhn toi=j polloi=j
a0re/skein a4 me\n ga\r e0kei/noij h1resken, ou0k e1maqon : a4 d’h1|dein e0gw/, makra\n
h] th=j e0kei/nwn ai0sqh/sewj (Us. 187). C’est encore ainsi qu’il faut
comprendre l’éloge que Diogène-Laërce (X, 10) fait de lui : Th=j me\n
ga\r … pro\j patri/da fili/aj a1lektoj h9 dia/qesij : u9perbolh=| ga\r
e0pitikei/aj ou0de\ politei/aj h3yato. Car cet excès de modestie qui le
portait à se tenir à l’écart de la vie publique et où Diogène voit
une preuve de son incompar[308]able amour de la patrie, ne peut
sans doute résider que dans la conscience de son peu d’aptitude
à cette activité. Nous trouverons chez Philodème de plus amples
éclaircissements sur ce point. De même qu’il fuit le service de la
foule, il fuit celui des Grands. C’est ainsi qu’il exhorte Idoménée,
qui avait une activité politique – peut-être à la cour de Lysimaque
(cf. Us. p. 408), à s’affranchir de ces liens aussi vite que possible,

25
C'est à cela qu’a trait aussi la maxime 14, quelque peu obscure dans l’état
de la tradition : À la sécurité qui nous a été dévolue jusqu’à un certain
point vis-à-vis des hommes (du fait des institutions juridiques) sert dans
une certaine mesure de support (e0ce/reisij h@ Us.) ou de source la plus pure
la sécurité qui naît d'une conduite paisible et de l’isolement à l’écart de la
foule

196
Olivier Bloch traduit Robert Philippson

encore qu’en profitant d’une occasion convenable (Us. 133). Si


Idoménée aspire à la gloire, dit-il, ses lettres (celles d’Épicure) lui
en apporteront plus que tout ce qu’il révère et au nom de quoi il
est lui-même révéré (Us. 132). Qu’il estime qu’il ne convient pas
au Sage d’accéder au pouvoir souverain, nous en avons plus
haut déjà un témoignage (ou0de/ turanneu/sein).
Tout cela ne va pas cependant pour lui sans réserve.
Arrêtons nous d’abord au dernier point, à la valeur d’une
position de souverain. Nous trouverons chez Lucrèce, et pour une
part aussi chez Hermarque un exposé de philosophie de l’histoire
où l’on nous dépeint comment des souverains patriarcaux
introduisirent les institutions juridiques sous forme de loi, mais
comment par la suite un conflit s’éleva entre les détenteurs du
pouvoir et comment ils s’attirèrent la jalousie de la foule, jalousie
qui entraîna leur chute. L’activité des premiers apparaît comme
une activité louable, la vie des derniers comme malheureuse.
C’est à un contexte analogue, vraisemblablement à la source de
ces exposés (peut-être l’écrit peri\ basilei/aj) que se rattachent les
Maximes 6 et 7. La première dit : « En vue de se libérer de la
crainte vis-à-vis des hommes, était un bien naturel tout ce grâce
à quoi l’on (tou=to/ tij Meibom) pouvait en quelque manière se
procurer cela (la sécurité) ». Une glose à 'ec’w9=n précise a0rxh=j kai\
basilei/aj. Il y eut donc un temps (et les sources précédemment
citées nous permettent de le déterminer plus exactement) où
le pouvoir était un bien naturel. La seconde dit : « Plusieurs
voulurent acquérir honneur et gloire, parce qu’ils croyaient se
procurer la sécurité vis-à-vis des hommes » (cf. Lucrèce V, 1120-
21: at claros homines voluerunt se atque potentes, ut fondamento
stabili fortuna maneret, paraphrase presque littérale des paroles
d’Épicure). Si maintenant la vie de tels hommes fut sûre, ils
atteignirent de ce fait le bien naturel ; sinon ils ne possèdent pas
ce en vue de quoi ils aspiraient à cette fin, à l’origine en accord
avec la nature. » Le changement de temps est à noter (a0pe/labon –
ou0k e1xousin). L’aspiration au pouvoir était autrefois justifiée, parce
qu’elle conférait la sécurité de la vie, qui est le bien selon la
nature. À présent [309] il en va tout au contraire. Ainsi donc
le désaveu de toute ambition politique n’a chez Épicure rien

197
CORPUS, revue de philosophie

d’inconditionnel. Plutarque confirme lui aussi (Us.549) qu’Épicure


reconnaît que la gloire est source de certains sentiments de plaisir ;
nous pouvions tirer encore de la Lettre à Idoménée une conclusion
similaire. Et il nous est expressément confirmé (Us.555) qu’Épicure
donnait licence aux ambitieux et aux hommes avides de gloire
d’avoir, conformément à leur nature, une activité politique,
puisqu’ils seraient sans cela plus inquiets et malheureux, s’ils ne
suivaient pas leur inclination naturelle. Mais pour le Sage non
plus l’interdiction d’une activité publique n’est pas inconditionnelle.
« Il convient d’exposer », déclare une formule (Us.554), « comment
on garantira au mieux le but naturel de la vie, et comment
personne n’assumera spontanément les fonctions que confère la
foule. » C’est ainsi que le Sage, d’après Diogène (Us.576), exercera
aussi une fonction de judicature, il ira même à l’occasion (Us.579)
jusqu’à se faire le flatteur d’un tyran. C’est ce qu’explique une
sentence citée dans Lactance (Us.557) : « Qui aspire à la gloire et
au pouvoir doit honorer les rois ; qui ne supporte pas d’être
importuné, qu’il fuie le palais du roi. »
Ce n’était pas là que vision théorique26. Nous savons que
plusieurs disciples d’Épicure eurent une activité politique à la
cour des Diadoques. Il s’agit plus précisément de la cour des
Ptolémées, de celle des Séleucides et de celle de Lysimaque, donc
des princes avec qui Athènes fit alliance contre Antigonos et son
fils. Cela confirme 1’éloge que Diogène décerne au patriotisme
d’Épicure. Un témoignage externe attestant qu’Épicure réussit
effectivement à gagner 1’approbation de ses concitoyens pour sa
réserve en matière politique, et à atteindre ainsi le but espéré de
la sécurité extérieure, réside dans les statues d’airain que, selon
Diogène X, 9, la patrie lui érigea.

26
Il s’est lui-même abstenu de la fréquentation des Cours. C’est peut-être à
lui qu’il faut rapporter un fragment de la Rhétorique de Philodème (Sudh. I,
226 fr.2) : … e1gnwmen to/pouj u9pe\r th=j e0mpra/ktou dikaiosu/nhj kai\ th=j a1llhj
a0reth=j e1xwn diabebaiome/nouj, < e0c ?> w[n ta0nantiw/tata toi=j pragmatoko/poij
parakolouqei= : ou0de\ ta\ deu/tera plousi/ouj le/gwn o9 mhde\ basileu=sin e0ntugxa/nwn
mhde\ dh/moij, i3na mhde\ di’a0na/gkhn tou=to poh=| tw=n r9hto/rwn o3lon to\ bi/on qwpeu/ein
u9pomeno/ntwn. …

198
Olivier Bloch traduit Robert Philippson

Telle est à peu près l’image que les fragments conservés


des œuvres d’Épicure nous donnent de sa position théorique et
pratique envers l’État. Si je voulais encore aborder la conduite
sociale qu’Épicure et son École proposent pour pallier l’absence
d’activité politique : l’amitié, cela mènerait trop loin. On fera
seulement [310] remarquer que, dans le traitement philosophique
de ce concept, Épicure arrive aussi, à partir de présuppositions
purement égoïstes, à des déterminations qui sont à l’unisson des
exigences du plus haut altruisme.
Nous allons examiner dans la suite la contribution que les
théories de ses disciples et successeurs qui nous ont été
transmises nous fournissent en vue de confirmer et de compléter
les résultats acquis.

II.
Les fragments qui nous sont parvenus des œuvres de
Métrodore sont extraits, pour autant qu’ils concernent notre
objet, de quatre livres : le peri\ filosofi/aj, le premier Livre du peri\
poihma/twn, la Lettre à son frère renégat Tïimocrate, et surtout
l’ouvrage polémique pro\j tou\j a0po\ fusiologi/aj le/gontaj a0gaqou\j
ei]nai r9h/toraj, lequel est dirigé principalement, comme nous le
verrons, contre Nausiphane. Ces passages se rapportent moins
aux questions de Droit Public qu’à l’attitude des philosophes
envers la politique ; ils sont néanmoins importants dans la
mesure où ils confirment entièrement l’interprétation qui a été
donnée dans la précédente section de la position d’Épicure à
l’égard de ces questions.
De manière encore plus décidée que son maître, et avec la
façon qui lui est propre de pousser les antithèses à l’extrême,
Métrodore repousse pour le Sage la participation à la vie
publique. Ainsi dans les passages de la Lettre à Timocrate (Koerte,
Metrodori fragmenta Leipzig 1890, n° 39-41) où il use de
l’expression hardie : Il n’importe pas d’assurer le salut des Grecs
ni d’obtenir d’eux la couronne de vainqueur dans un concours de
sagesse, mais de manger et de boire, pourvu que ce soit – comme
il ajoute, pour éviter tout malentendu – sans dommage pour le
corps et de façon agréable. Il est dit de même dans Plutarque,
199
CORPUS, revue de philosophie

Contra Coloten 33, 1127b, qu’il a écrit dans le livre Sur la


Philosophie, persiflant (e0corxou/menoj) la politique : « Certains Sages,
par excès de suffisance, ont compris la fonction de la philosophie
de si excellente façon, qu’ils se sont précipités la tête la première
dans les mêmes passions, relativement aux principes de la vie et
de la vertu, que Lycurgue et Solon », et plus loin (ib. 1127c) :
« Aussi a-t-on bien le droit d’éclater d’un rire vraiment libre au vu
de tous les hommes et surtout de ces Lycurgue et de ces Solon ».
Plutarque a raison de conclure de là que Métrodore comme
Épicure voulait détourner ses disciples de toute activité publique ;
il a tort d’en conclure qu’[311] il insultait les plus sages des
Législateurs ; car toi= j Lukou/ r goij tou/ t oij kai\ So/ l wsin vise les
Sages mentionnés plus haut27, qui en appelaient à Lycurgue et à
Solon pour exiger la participation à la vie publique. C’est à
propos d’eux, les esclaves des circonstances extérieures, qu’il fait
sonner le rire de l’homme libre, qui ne compte que sur lui-même,
de même en effet qu’il écrivit un livre spécial peri\ tou= mei/zona ei]nai
th\ n par’h9 m a=j ai0t i/ a n pro\j eu0 d aimoni/ an th=j e0 k tw= n pragmatw= n
(cf. Koerte p. 540).
Il n’a pas plus que son maître sous-estimé la valeur de
l’État et des hommes d’État. C’est ainsi que dans son écrit contre
les Physiciens (Philod.Rhet. Sudh.II p. 242 ligne 5sqq) il appelle
la Politique (qu’il caractérise kata\ th\n sunh/qeian comme Rhétorique,
ib. lignes 35-36) du/namin, kaq’h4n e0k th=j tribh=j kai\ i9stori/aj tw=n
po/lewj pragma/twn sunormw|/h a1n tij ou0 kakw=j ta\ plh/qei sumfe/ronta.
Le même passage est rapporté plus en détail Suppl. p. 61, 3sqq,
mais la Politique y est expressément caractérisée comme e0mpeiri/a
politikh/28. Ici cependant lui est adjoint un second passage qui, si

27 Ce sont peut-être les partisans de Nausiphane, combattus par Métrodore,


qui sont visés par là ; il est dit de leur chef en effet (Philod.Rhet. II p. 33
col.XXXVII 1 sqq) qu’il célébrait les hommes d’État comme des bienfaiteurs
de l’humanité, et se sentait en même temps attiré vers les législations des
Anciens, lesquelles sont les sources de la Justice.
28 Philodème a, au début de sa polémique contre Nausiphane I, 283, l.1 sqq,
développé les différentes définitions de la rhétorique données dans ce

200
Olivier Bloch traduit Robert Philippson

je le comprends bien, déclare : « De tout ce que fournit l’observation,


qu’y a-t-il en effet qui soit aussi solidement établi que (les leçons
qu’on tire de) l’observation des penchants et des aversions ainsi
que des conclusions politiques tirées de l’histoire ? » Dans ces
passages l’utilité de l’expérience politique pour le bien public est
pleinement reconnue, et même placée aux côtés de l’observation
des faits, sur lesquels repose l’Éthique épicurienne (celle des
ai9re/seij et fugai/).
Et ces passages nous apportent encore un second
renseignement : Métrodore fonde la capacité politique sur
l’expérience et l’histoire, deux concepts qui ne se trouvent pas
encore chez Épicure (il propose à cette fin dans le passage du
Symposion Philod. Rhet. Suppl. p. 50, 12-13, tribh\ et sunh/qeia),
mais sans doute chez Aristote et expressément chez les médecins
empiriques29. Ce n’est il est vrai pas le lieu de pousser plus loin
l’examen de ce point. Quoi qu’il en soit on s’explique ainsi le
divorce que, comme Épicure, il consomme entre la politique et la
[3I2] philosophie (comme aussi la Physiologie) d’un coté, la
Rhétorique de l’autre. La politique est l’expérience pratique du
particulier, la philosophie (et la science de la nature) la connaissance
théorique de l’universel ; la Rhétorique est sans valeur pour la
pratique et pour la connaissance.
Mais que, dans le domaine du Droit aussi il règne un
plein accord entre Métrodore et son ami, c’est ce qu’atteste un
passage tiré du papyrus d’Herculanum 831, si Koerte a eu raison
de l’attribuer au premier. L’œuvre présente un caractère protreptique,
et pourrait fort bien être le peri\ th=j e0pi\ sofi/an porei/aj de
Métrodore. Comme Koerte a en tout cas raison de l’attribuer à un
ancien Épicurien30, elle garde sa valeur pour confirmer les idées

passage de Métrodore, et les a ainsi prises pour base de ses exposés qui
viennent ensuite.
29
Cf. ma Dissertation de Berlin, 1881, De Philodemi libro, qui est peri\ shmei/wn
kai\ shmeiw/sewn, p. 34-35.
30 On trouve encore des indices en faveur de l’attribution à un ancien
Épicurien dans la tolérance du hiatus, plus étendue que chez Philodème,

201
CORPUS, revue de philosophie

d’Épicure, même si elle n’est pas le fait de Métrodore. Le passage


col. XVI (Koerte p.588), dont je ne restitue qu’approximativement
le début, qui est perdu, déclare :
[Poiei= ga\r h9 filosofi/a (ou fusiologi/a) to\ kekaqa/r]qai l[o/g]w[n
blabe]rw=n kata/ ge a0fai/resin kenw=n o0re/cewn kai\ to\ a0sfalw=j
zh=n, oi[on paraskeua/zousa di/kai/on te kai\ panto\j a0pexo/menon
ai0sxrou= e1rgou kai\ tou= fu/sei kai\ tou= no/mw| …

Nous avons ici la distinction du fu/sei ai0sxro/n et du no/mw|


ai0sxro/n, comme chez Épicure celle du fu/sei di/kaion et du nomisqe\n
di/kaion, nous avons ici la recommandation, semblable à celle qui
nous est indirectement attestée pour Épicure, et que nous
retrouverons chez Polystrate et Philodème, d’observer également
les préceptes moraux établis par l’usage, ici enfin l’on fonde
l’a0sfa/leia, condition externe de 1’eu0daimoni/a, sur la dikaiosu/nh. Nous
ne retrouverons que chez les Épicuriens récents une mise en
relief aussi accentuée des conséquences morales tirées des
présuppositions hédonistes de 1’École.
Que la répugnance d’Épicure ait pour objet non l’État,
mais la participation du Sage à la vie politique, c’est ce dont son
disciple favori, Colotès, nous apporte lui aussi la preuve.
On sait que le Contra Coloten de Plutarque polémique
contre une œuvre de cet Épicurien. Celui-ci s’était tourné à la fin
contre la théorie politique d’adversaires qu’il ne donnait pas pour
des contemporains, et en qui Plutarque, ou plutôt sa source,
croyait reconnaître Bion le Cynique, et Antidore, qui était
vraisemblablement un transfuge du camp des Épicuriens [313].
Plutarque cite de cette polémique le passage suivant : To\n bi/on oi9
no/mouj ta/cantej kai\ no/mima kai\ to\ basileu/esqai ta\j po/leij kai\
a1rxesqai katasth/santej ei0j pollh\n a0sfalei/an e1qento kai\ qoru/bwn
a0ph/llacan : ei0 de/ tij tau=ta a0nairh/sei, qhri/wn bi/on biwso/meqa kai\ o9
prostuxw\n to\n e0ntuxo/nta mo/non ou0 kate/detai. Que les adversaires
soient des Cyniques, en témoigne la caractérisation de leur vie
comme qhri/wn bi/on. Or ce propos nous confirme la valeur que les

et dans la couleur rhétorique, telle qu’elle se manifeste pour une part


aussi chez Épicure et chez Polystrate.

202
Olivier Bloch traduit Robert Philippson

Épicuriens accordaient à l’État et aux lois. La sécurité (a0sfalei/a)


des hommes repose sur l’organisation de l’État. Par là se trouvent
réfutées les nombreuses affirmations des adversaires d’Épicure,
selon lesquelles celui-ci aurait voulu supprimer l’État et les lois.
Nous voyons en outre que monarchie et magistrature (basileu/esqai
et a1rxesqai) sont mises sur un même plan de valeur, qu’Épicure
n’a donc pas tracé de plan d’un État idéal, ce qui se comprend
aisément, puisque selon son idée, qui est assurément juste,
l’organisation de 1’État doit se conformer aux conditions ex-
térieures. Enfin l’on voit se dessiner ici avec plus de force des
lignes déterminées d’une philosophie épicurienne de la culture,
qui apparaissaient déjà en filigrane dans certains fragments des
œuvres du Maître : un état primitif de barbarie, et la fondation
d’un ordre social par le fait de législateurs et d’hommes d’État.
Mais c’est à Hermarque et surtout à Lucrèce que nous
devons l’exposé d’ensemble de cette théorie. A l’égard du second
on est il est vrai porté maintenant, à juste titre le plus souvent, à
admettre qu’à la base de sa présentation de la théorie épicurienne
se trouve un résumé de celle-ci datant d’une époque plus récente.
Mais, comme le montrent des transcriptions presque littérales
des formules d’Épicure (cf. supra), ce résumé se rattache de près
à la théorie du Maître.
Le tableau que nous donne Lucrèce, V 925-1027 et 1105-
1160, est le suivant : Épicure ne veut pas entendre parler d’un
âge d’or de l’innocence et du bonheur, d’où serait sortie la
génération présente au travers d’une dépravation graduelle des
mœurs, encore qu’il accorde aux temps primitifs certaines
supériorités. Chez lui, le développement suit, dans sa totalité,
une ligne ascendante. Il s’accomplit en cinq stades.
Les hommes des temps primitifs, vigoureux et résistants,
vivaient une vie errante à la manière des bêtes sauvages,
ignoraient l’agriculture et l’arboriculture, se nourrissaient des
dons spontanés de la terre et étanchaient leur soif aux fleuves et
aux sources, habitaient [314] bois et cavernes, ne connaissaient
pas l’usage du feu et ne portaient pas de vêtements.
Nec commune bonum poterant spectare neque ullis
Moribus inter se scibant neque legibus uti.

203
CORPUS, revue de philosophie

Ils s’unissaient d’amour libre. Ils triomphaient le plus souvent


des bêtes sauvages à coups de pierre et de massue. Il n’y en avait
que quelques-unes en face desquelles ils dussent se cacher dans
des repaires. L’obscurité nocturne n’éveillait point de peur en
eux ; ils savaient que le soleil reviendrait. Les bêtes sauvages leur
causaient plus de souci. Au reste l’inculture ne faisait pas plus
de victimes que n’en font à présent les conséquences de la
culture (925-1010).
Puis vient le second stade. Les hommes apprennent à
construire des huttes, à confectionner des vêtements avec des
peaux de bête, à se servir du feu, à pratiquer la monogamie et la
vie de famille, et deviennent plus délicats.
Tum et amicitiam cœperunt iungere aventes
finitimi inter se nec lædere nec_violari
(mh\ bla/ptein a0llh/louj mhde\ bla/pqestai)

Ils usaient pour se comprendre de la voix et des gestes.


Nec tamen omni modo poterat concordia gigni,
sed bona magnaque pars servabat fœdera caste

Il y aurait longtemps sans cela que le genre humain serait


anéanti (–1027).
Nous voyons donc qu’avec le commencement de la culture
la vie sociale se développe spontanément, et non du fait d’une
convention arbitraire. Le fu/sei di/kaion : s’épargner mutuellement,
apparaît.
C’est après deux digressions sur l’origine naturelle du
langage à partir des réflexes vocaux, et celle de l’usage du feu et
des rayons du soleil pour la cuisson des aliments, qu’est décrit le
troisième stade. Celui-ci est caractérisé par l’entrée en scène
d’hommes de bon vouloir, qui se signalaient par l’esprit et le
cœur (benigni ingenio qui præstabant et corde vigebant). En
qualité de rois, ils commencèrent à fonder villes et citadelles,
distribuèrent le bétail et la terre à leurs compagnons en fonction
de leur beauté, de leur vigueur et de leur intelligence. C’est l’âge
que nous pouvons définir comme patriarcal. La royauté, les
villes, les distinctions apparaissent. La première est entre les
mains des plus vénérables (1105-1112).
204
Olivier Bloch traduit Robert Philippson

Deux facteurs de destruction conduisent au quatrième


stade : la découverte des métaux précieux avec l’avidité qu’elle
engendre, puis l’éveil des passions brûlantes de l’ambition. Ce ne
sont plus les qualités personnelles, mais la richesse, qui confèrent
la réputation. Les notables cherchent [315] à se la procurer pour
acquérir considération et puissance. Mais la rivalité les affaiblit,
l’envie s’en prend précisément aux plus haut placés. La masse se
soulève. Les rois sont assassinés. Le pouvoir souverain échoit au
peuple (1142).
Alors apparaît en cinquième lieu l’État démocratique pourvu
de lois.
Inde magistratum partim docuere creare
iuraque constituere, ut vellent legibus uti.

Qui étaient ces gens qui « apprirent » et qui « instituèrent »,


cela n’est pas dit.
L’humanité se lassa du règne de la violence :
Sponte sua cecidit sub leges artaque iura.

C’est par un contrat volontaire (communia fœdera pacis


v.1155 = sunqh=kai) qu’ils établirent la loi et le droit. Car la
vendetta faisait plus de victimes que le châtiment légal (quia
periculosiores sunt inimicitiæ iuxta libertatem, dit Tacite, Germanie,
ch. 21). L’effet d’intimidation de la menace pénale est alors décrit
de la façon que nous connaissons. Aucun malfaiteur ne peut
espérer rester durablement inconnu. Beaucoup se trahissent
dans le sommeil et dans la fièvre.
C’est ainsi que Lucrèce décrit, dans l’accord assurément le
plus étroit avec son maître qu’il vénère comme un dieu, l’origine
de la civilisation politique, avec sans doute une tournure poétique
dans le détail à laquelle son modèle philosophique n’était ni apte
ni enclin. Cela nous conduirait trop loin de montrer comment la
poésie d’Hésiode et des Orphiques, les descriptions ethnographiques
d’Hérodote, les faits historiques du passé de la Grèce, ainsi que
1’extension des connaissances ethnographiques du fait des

205
CORPUS, revue de philosophie

expéditions d’Alexandre, ont influé sur cette théorie31, à laquelle


on ne peut cependant dénier une utilisation indépendante et
pénétrante des faits.
Or ce que Porphyre De Abstin.I, chap. 7-12, nous transmet
comme étant une théorie épicurienne, concorde pour l’essentiel
avec cette description de Lucrèce. Il s’agit dans ce livre du néo-
platonicien de la recommandation faite par Empédocle et les
Pythagoriciens de s’abstenir de manger de la viande et de tuer
les animaux. Les vues épicuriennes sont développées, d’après le
chap.26, à partir d’une œuvre d’Hermarque, le successeur immédiat
d’Épicure. J. Bernays (Theophrast über die Frömmikgeit, p. 8 –
cf. Zeller Illa3 369 en bas) a montré que ce passage est emprunté
aux livres d1Hermarque contre Empédocle, et ce de façon textuelle.
[316] Pour justifier l’attitude négative des Épicuriens sur cette
question, Hermarque donne un exposé extrêmement pénétrant
de l’évolution du Droit (genealogi/a, dit Porphyre). Il faut dire
cependant que ses explications ont principalement trait à
l’apparition de l’interdiction de l’acte de tuer, et par suite ne
présentent pas l’évolution du Droit de façon aussi détaillée que
Lucrèce.
Les anciens législateurs, est-il dit au début, ont déclaré le
meurtre impie en raison sans doute de l’affinité des hommes entre
eux qui repose sut leur ressemblance corporelle et spirituelle,
mais surtout parce que le meurtre est dommageable pour la vie
commune toute entière. Ceux donc qui gardaient présente à
l’esprit l’utilité de cette disposition n’eurent nul besoin d’autre
raison ; mais ceux qui ne pouvaient la reconnaître suffisament
s’en abstinrent par crainte du châtiment sévère qui punit le
meurtre prémédité. Il n’en est pas autrement aujourd’hui encore.
Les gens éclairés respectent spontanément l’interdiction, ceux
qui sont incapables de la comprendre le font par crainte de la
menace pénale établie par la loi, menace que certains ont
instituée à leur intention avec l’assentiment de la majorité.

31 Je viendrai dans la dernière section à parler d’une influence d’un autre


type.

206
Olivier Bloch traduit Robert Philippson

Après cette introduction est alors retracée l’évolution du


Droit Pénal. Le premier stade de l’inculture n’est évoqué qu’en
passant, par exemple au chap.9 (Nauck 92, 8sqq) : to\ ga\r a0noh/ton
th=j yuxh=j poiki/lwj paidagwghqe\n h]lqen ei0j th\n kaqestw=san h9mero/thta.
De même le second stade : tw=n a0lo/gwj au(tou= tou= xrhsi/mou
pro/teron ai0sqanome/nwn (chap.8, p.90, 19). L’exposé commence au
troisième stade, le stade patriarcal. Aucune disposition légale,
qu’elle soit coutumière ou de droit écrit, ne fut introduite de force ;
au contraire les usagers du Droit s’y soumirent spontanément,
car c’est par l’intelligence, et non par la force physique (fronh/sei
yuxh=j , ou0 r9w/mh| = ingenio et corde chez Lucrèce) et par un
assujettissement despotique que les législateurs (tine\j tw=n xariesta/twn
92, 19 = benigni Lucrèce) s’élevèrent au-dessus de la masse, en
amenant à une compréhension rationnelle (e0pilogismo/j) de l’utile
ceux qui l’avaient aperçu jusque là sans réflexion, mais l’oubliaient
souvent (polla/kij e0pilanqanome/nouj), en effrayant les autres par
des châtiments sévères. L’auteur souligne alors de la façon que
l’on connaît le but et la nécessité d’un châtiment rigoureux, mais
fait encore une fois ressortir que le châtiment serait superflu si
tous pouvaient saisir et garder présent à l’esprit (ble/p ein kai\
mnhmoneu/ein) d’égale façon l’utilité du Droit32 [317]. L’activité du
législateur correspond aux troisième et cinquième stades de
l’exposé de Lucrècë.
Suit alors une observation remarquable sous le rapport de
l’histoire du Droit au sujet de la punition de l’homicide involontaire
(a0kou/sioj fo/noj), où la théorie de l’intimidation se manifeste
sous une double forme, d’abord de façon plus procédurière,
dans le dessein d’éviter que les meurtriers intentionnels restent
impunis en se couvrant du manteau de l’absence d’intentions,
mais surtout pour limiter aussi le grand nombre des homicides
réellement involontaires. À cette fin l’on exigea des purifications
religieuses même pour les homicides exempts de peine (cas de
légitime défense), en vue d’empêcher les meurtres par le moyen

32 despo/zei ga\r, p. 91, 5. La leçon des manuscrits : a0nagka/zei ga\r despo/zein


a pour origine une glose a0nagka/ zei à despo/z ei. Aussitôt à la suite on
retrouve sunanagk/azei.

207
CORPUS, revue de philosophie

d’une crainte religieuse également. L’irréflexion humaine


demande en effet qu’on agisse sur elle de diverses façons. Ainsi,
au nom de l’utilité, Hermarque va jusqu’à admettre la menace de
châtiments divins, image dont la suppression est par ailleurs un des
buts principaux de la théorie épicurienne. Nous distinguons ici,
selon l’expression de Gomperz, une tendance conservatrice dans
l’épicurisme, tendance qui se manifeste aussi dans l’exigence
d’obtempérer aux lois de son pays, même si elles sont en
contradiction avec le Droit Naturel, et dans le conseil de prendre
part au culte religieux, bien que celui-ci soit dénué de sens aux
yeux d’Épicure.
C’est au chapitre 10 qu’Hermarque en vient à son thème
véritable. Par opposition à l’interdiction de l’homicide, l’utilité
exigeait que 1’on tuât les autres animaux dans certaines limites.
Sans ce moyen de défense il n’était en effet pas possible à
l’homme d’assurer son propre salut. Par là un nouveau point de
vue s’introduit dans le tableau de la communauté humaine,
point de vue que nous n’avons rencontré qu’en passant dans les
Maximes d’Épicure : la défense vis-à-vis des ennemis extérieurs.
Ou0 mo/non de\ xrh/simon h]n to\ xwri/zesqai mhde\ lumantiko\n poiei=n mhde\n
tw=n e0pi\ to\n au0to\n to/pon suneilegme/nwn pro\j to\n tw=n a0llofu/lwn
e0 c orismo\ n zw| / w n, a0 l la\ kai\ pro\ j a0 n qrw/ p ouj tou\ j e0 p i\ bla/ b h|
paragignome/nouj. S’épargner mutuellement entre frères de race
n’est donc pas seulement une fin en soi, mais aussi un moyen
utile à la défense contre bêtes sauvages et voisins hostiles. Car
l’impunité du meurtre réduirait le nombre des défenseurs.
[318] Nous saisissons cette fois encore, bien que d’un
nouveau point de vue, comment les hommes reconnaissaient
sans réflexion (a1logoj mnh/mh tou= sumfe/rontoj) l’utilité qu’il y a à
s’épargner mutuellement. Puis après une longue période, lorsque
les autres espèces animales et les dissidents furent expulsés
(e0c ewsme/n wn tw= n a0 l lofu/llwn zw/ |w n kai\ th=j paraspa/ s ewj), il
apparut certains hommes, qui voulurent faire obstacle plus
sûrement à ceux qui tuaient leurs frères de race et affaiblissaient
ainsi les possibilités d’assistance contre les ennemis extérieurs.
Ils introduisirent les lois qui sont maintenant encore en vigueur
dans les cités et les États nationaux avec l’assentiment spontané

208
Olivier Bloch traduit Robert Philippson

de la masse, lois qui décidaient de tuer sans merci tout ce qui est
nuisible et d’épargner tout ce qui est utile à la destruction des
précédents.
Le passage suivant traite alors en particulier de l’utilité
qu’il y a à tuer les bêtes. Même les bêtes inoffensives doivent être
tuées, du fait que leur grande prolifération les rendait et les rend
nuisibles, pour autant qu’elles ôtent ainsi à. l’homme sa nourriture.
On doit enfin contenir dans certaines limites les animaux
domestiques, qui servent à notre subsistance, et anéantir les
animaux sauvages.
Il traite pour finir au chapitre 12 des prescriptions concernant
la consommation de la viande. Ce sont encore l’utile et le nuisible
qui servent de points de vue déterminants pour distinguer ce qui
peut être mangé et ce qui ne doit pas l’être. Il combat avec la plus
grande vivacité l’idée que la moralité et la justice (kalo/n et di/kaion)
se règlent partout sur des opinions particulières, autrement dit
qu’il n’y a pas de koino\n kalo/n ni de koino\n di/kaion.
Les adversaires qui soutiennent cette these sont les mêmes
que ceux que combat Polystrate dans son œuvre précédemment
mentionnée et en qui je crois reconnaître les Cyniques, les
mêmes que ceux que déjà, me semble-t-il, réfutait Épicure
(cf. supra). Ils se voient opposer ici la même analogie que celle
dont use Polystrate : les règles d’hygiène, qui sont elles aussi
pour une part universelles, pour une part speciales : Kai\ ga\r ta\
paraplhsi/wj e0farmo/ttonta pa=sin ou0 kaqorw=si/n tinej. Il y a donc
des lois de validité universelle, comme nous l’avons vu d’après la
Maxime 36 ; or les uns les négligent, en les tenant pour a0dia/fora.
Ce sont les Cyniques qui sont visés à nouveau ; cf. Porph., I, 42
(118, 44) o4 dh\ kalei=n ei0w/qasin oi9 Kunikoi\ a0dia/fora et DIOG. VI, 105 :
ta\ de metacu\ a0reth=j kai\ kaki/aj a0dia/fora le/gousin (oi9 Kunikoi/).
D’autres – et ici ce sont les Pythagoriciens et Empédocle qui sont
visés – commettent l’erreur inverse : ils tiennent pour utile en
tout lieu ce qui ne l’est pas universellement et usent de pratiques
qui ne leur conviennent pas s’ils voient qu’[3I9] il y a de telles
pratiques qui présentent une utilité universelle. C’est ainsi que
nombre de peuples s’abstiennent de tuer les animaux et de

209
CORPUS, revue de philosophie

consommer de la viande dia\ to\ th=j xw/raj i1dion, interdictions que


nous n’avons pas à observer dia\ to\ mhde\ to\n au0to\n oi0kei=n to/pon.
Il dit finalement, en accord avec la Maxime 32 : Si l’on
pouvait conclure avec les animaux des contrats visant à s’épargner
les dommages mutuels, il serait bon d’étendre jusqu’à eux le
concept de la justice. Mais puisque l’absence en eux de raison
rend cette opération impossible, il faut en vue de notre sécurité
s’en tenir à la destruction.
L’importance de ce passage d’Hermarque saute aux yeux.
Il confirme la marche du développement du Droit, telle que nous
la trouvons chez Lucrèce, encore que dans ses grandes lignes
seulement. Il confirme ce que nous savons d’après Épicure lui-
même sur la fonction du Droit, sur sa nature contractuelle, sur
le Droit de validité universelle et le Droit particulier, sur la
fonction du châtiment, mais avec la remarque énergiquement
réitérée que la crainte du châtiment ne doit être motif à agir
conformément au Droit que pour les insensés. Il est confirmé
qu’Épicure ne conçoit pas l’État seulement comme État de droit,
mais en même temps comme protection contre les ennemis
extérieurs, voire qu’il trouve pour une part dans cette dernière
fonction le fondement de la première. Et d’après les prescriptions
particulières qui sont déduites du concept de l’utilité à l’égard de
la punition de l’homicide prémédité et de l’homicide par imprudence,
à l’égard du droit de tuer les animaux et les ennemis comme de
consommer de la viande, nous voyons que von Arnim (dans
Pauly-Wissowa, demi-volume II, p.154, 53) a tort de penser
qu’Épicure n’a pas fait la moindre tentative pour déduire le
contenu des normes morales33. Rien n’empêche d’admettre qu’il a
cherché dans le domaine du Droit Public pour d’autres concepts
juridiques encore des déductions analogues à celles que nous
trouvons ici. Sans doute, puisqu’il était à juste titre de l’avis
qu’une partie, et l’on peut ajouter la plus grande partie, des

33 « Dans ce raisonnement Épicure prend les normes morales elles-mêmes


pour une sorte de donné produit par l’usage et par la loi (Die sittllichen
Normen selbst nimmt E. bei diesem Raisonnement als etwas durch Brauch
und Gesetz Gegebenes). »

210
Olivier Bloch traduit Robert Philippson

normes juridiques, est déterminée par les conditions extérieures,


devra-t-on convenir qu’en tant que philosophe il n’avait pas lieu
de dépasser le niveau des prescriptions universelles pour en venir
aux particularités. Aussi bien son opinion était-elle que la
mission de donner des lois incombe spécialement aux hommes
d’État, non aux philosophes. Nous reviendrons sur ce point avec
Philodème.
[320] En ce qui concerne l’œuvre de Polystrate, second
successeur d’Épicure : peri\ a0lo/gou katafronh/sewj, je puis me
résumer puisque j’en ai traité en détail dans l’article cité. Dans la
question qui nous occupe elle sert essentiellement à confirmer ce
fait que les Épicuriens reconnaissaient l’origine naturelle, et par
suite la légitimité du Droit.
Il est vrai que le dédain qui est ici combattu porte surtout
contre le kalo/n et l’ai0sxro/n du sens commun. L’adjonction de h2 o3ti
dh/pote tw=n toiou/twn fr.7a2 et de ou1te a9plw=j tw=n toiou/twn
col. 12b2 montre cependant que le propos vaut aussi pour le
di/kaion, de même qu’Hermarque dit lui aussi (loc.cit. ch.12 –
94,22) : pa=n to\ kalo\n kai\ di/kaion. J’ai déjà montré plus haut
qu’Hermarque polémique contre les Cyniques, qui déclaraient
que les normes morales et juridiques établies n’obligent pas et
sont a0dia/fora (cf. supra p.294), parce qu’à leurs yeux il n’y en a
aucune qui soit de validité universelle (koina/). Les adversaires de
Polystrate, en qui j’ai cherché à faire reconnaître également des
Cyniques, contestent ces normes, parce qu’elles ne sont ni
naturelles (fu/sei) ni justifiées (kat’a0lh/qeian), mais artificielles
(qe/sei) et arbitraires (no/mw|). Les uns tirent pour cela argument de
ce que les bêtes n’ont point de tels concepts. Polystrate en appelle
contre cet argument à l’absence chez les bêtes de logismo/j, de
même qu’Hermarque les declare a1loga. Les autres, de même que
les adversaires d’Hermarque, prennent pour argument la diversité
des conceptions morales chez les peuples divers et chez les bêtes.
Polystrate, contre cet argument, insiste sur le fait que ces concepts
ressortissent au pro/j ti, mais que par là leur caractère naturel et
leur validité ne sont pas supprimés, de façon tout à fait
semblable à celle dont Aristote le montre (cf. supra). De même
dans l’induction tirée de l’analogie avec les u9gieina/ Polystrate est

211
CORPUS, revue de philosophie

en accord avec Hermarque. Ainsi cette œuvre confirme pleinement


notre interprétation de la Maxime 31 d’Épicure ; mais elle confirme
en même temps de façon générale l’attitude conservatrice
qu’adoptaient les Épicuriens à l’égard des conceptions populaires.

III.
Après Polystrate, dont l’ouvrage lui-même ne nous a été
conservé que par un coup de chance, s’ouvre une lacune de près
d’un siècle. Des trois scolarques suivants en effet : Dionysos,
Basilide, et Apollodore, écrivain fécond, il ne nous est rien resté.
Nous sommes d’autant mieux renseignés sur Zénon de Sidon et
ses disciples. Les relations personnelles de Cicéron avec eux font
en effet supposer que leurs écrits sont [321] les sources principales
de son exposition de la doctrine épicurienne, et la villa d’Herculanum
nous a livré dans leur majorité les œuvres de Philodème, qui
à leur tour sont pour une part des reproductions des cours de
Zénon.
Parmi les œuvres de Cicéron celle qui est de la plus haute
importance pour notre usage est le premier Livre du De Finibus,
dans lequel il a utilisé d’après Usener (p. 264) le résumé d’un
Épicurien récent de ses amis, d’après Hirzel (Untersuchungen zu
Ciceros Schriften II, 687sqq), Philodème34. De la justice, le défenseur
de l’épicurisme dit en effet dans ce livre, qu’elle ne peut pas plus
que les autres vertus être séparée du plaisir. De l’argumentation
qui suit à l’appui de la thèse qu’elle est une source de plaisir, je
retiens l’idée centrale que dans ce que son essence a de plus
intime elle apaise les cœurs, alors que l’injustice, avant même de
passer aux actes, fait perdre la paix de l’âme35. L’allusion à la
crainte du châtiment, et à celui-ci même une fois l’acte accompli,
ne fait bien entendu pas défaut. Mais au §51, parmi les
conséquences de l’injustice, à coté de la pœna legum, il est fait
aussi allusion à la conscientia facti et à 1’odium civium, et

34
À côté de Philodème, Cicéron (op. cit.II, 119) nomme cependant aussi
Sirmion.
35
Cf. Kur. Doc. 17 (O di/kaioj kai\ a0tarakto/tatoj o9 d’a1dikoj plei/sthj taraxh=j ge/mwn.

212
Olivier Bloch traduit Robert Philippson

l’auteur donne pour conséquences heureuses de la justice la


bienveillance qu’elle s’attire, et l’amour, qui est ce qui contribue
le plus au repos de la vie. Le passage se termine sur cette
declaration : Itaque ne iustitiam quidem recte quis dixerit per se
ipsam optabilem (kaq’e99auth\n ai9reth/n cf. Maxime 34, début) sed quod
iucunditatis vel plurimum affert. Nam diligi et carum esse iucundum
est propterea, quia tutiorem vitam et voluptatem pleniorem efficit.
Itaque non ob ea solum incommoda, quæ eveniunt improbis, fugiendæ
improbitatem putamus, sed multo etiam magis, quod cuius in animo
versatur, nunquam sinit eum respirare, nunquam requiescere.

La Maxime 34, d’après laquelle la crainte du châtiment


apparaît comme le seul motif d’éviter de mal agir, est donc ici
formellement récusée, tandis que l’accent est mis au contraire
sur l’amour et la bienveillance que l’on s’attire par la probité,
l’inquiétude intérieure et la haine auxquelles on s’expose par
l’attitude contraire. S’il est vrai, selon la conjecture de Crönert
(cf. supra, note 3) que Zénon a rejeté certaines des ku/riai do/cai,
les propos qu’on vient de voir dans la bouche d’un de ses
partisans permettent de ranger la Maxime 34 au nombre de
celles-là.
[322] Lorsqu’ultérieurement Cicéron, dans sa réfutation de
la théorie épicurienne des lois (De Legibus I §40sqq), fait dire aux
Épicuriens (chap.15, 42) : omnia iusta esse, quæ sancita sint in
populorum institutis aut legibus, il fournit lui-même dans la suite
la réserve qui s’impose : Si, ut eidem dicunt, utilitate omnia metienda
sunt. Car les lois existantes doivent être mesurées à l’utilité, et ne
sont justes que si elles s’accordent avec elles.
Si je passe maintenant aux papyrus d’Herculanum, je puis
tout d’abord renvoyer à une formule (XI2 col.XII, 14sqq) extraite
d’un ouvrage éthique édité par Comparetti et qu’Usener (p.LI)
attribue à bon droit à un Épicurien récent. Il est dit ici, en plein
accord avec Hermarque : tou\j a1fronaj kai\ mh\ duname/nouj u9po\ tw=n
a0lhqinw=n pei/qesqai paraggelma/twn [approximativement : dei=sqai tou=
kata\ tou\j no/mouj fo/bou]. Ici encore la crainte du châtiment prise
pour motif à agir droitement est limitée aux insensés.

213
CORPUS, revue de philosophie

Une image claire de la conception néo-épicurienne de l’État


nous est fournie par l’ouvrage que Sudhaus est bien fondé à
désigner comme étant le cinquième Livre des (Rhtorika/ de
Philodème, ouvrage qui renferme une comparaison critique entre
Rhétorique et Philosophie, et tente d’apporter la preuve que les
philosophes (les Épicuriens bien entendu) s’adaptent mieux que
les orateurs à la vie politique. Ces derniers, est-il dit, même s’il
veulent le bien, succombent sous la jalousie, et finissent en exil
ou même dans les supplices. Il en va autrement des philosophes.
Certes Philodème estime lui aussi que le mieux est que le Sage
ne participe pas à la vie politique. Tou= … diokei=sqai po/lin h0moirhko/tej
a0gapw=men (Sudh. I 234, 16). Car oi9 plei=stoi … tw=n politeusame/nwn
u9po\ tw=n politw=n e0ktrafe/ntej (engraissés) w3sper bo/ej kateko/phsan
ei0 mh\ kai\ xei=ron o3sw| tou\j me\n ou0 di’e1xqran a0poktei/nousi mo/non, tou\j de\
dia\ mi=soj e1sxaton toiau=ta diatiqe/asin (I 234, 6sqq). Et (II, 158
fr. 19, 6sqq) Ei0 ga\r qelh/seie/ tij a3pan ti e0peciw\n diakopei=n, ti/ fili/aj
e0sti\n polemiw/taton kai\ dusmenei/aj a0pergastikw/taton, politei/aj a2n
eu1roi dia/ te to\n fqo/non to\n pro\j tou\j a0leifome/nouj e0pi\ tau=ta kai\ th\n
e9ka/stote diafwni/an e0n toi=j ei0shgoume/noij kai\ tou\j a0gwnoqou=ntaj ou0
mo/non i0diw/taj a0lla\ kai\ dh/mouj kai\ dikasth/ria plh/qouj. Cette
ingratitude de la foule est illustrée (II, 147, 28sqq) par les
exemples bien connus de Thémistocle, d’Alcibiade, et de Callistrate.
[323] Du fait même que le philosophe se tient à l’écart de la vie
politique, il s’acquiert et conserve la bienveillance de ses concitoyens.
En effet (II, 155, 9sqq) Ka2n oi9 filo/sofoi/ ge mh\ politeu/wntai,
mega/lwj tai=j patri/si bohqou=si tou\j ne/ouj dida/skontej a0ei\ pei/qesqai
toi=j no/moij w9j e0pi\ swteri/a| keime/noij. )Alla\ paidi\ a0na/gkh katamaqei=n,
ka2n mhde/nej w]si no/moi, mh\ yau/ein a0diki/aj, o4n tro/pon ou0de\ puro/j, w9j
a0mfote/rwn o0leqri/wn u9parxo/ntwn fu/sei (II, 133, 19) Ou3tw filo/sofoi
e0k kakw=n metasth/santej xariesta/touj tou\j politeuo/menouj ou0k e0xqrou\j
a0lla\ fi/louj e1xousi ka0kei=no men\ polla/ te kai\ mega/la dia\ tw=n oi0kei=wn
w0felou=ntej kai\ dh\ kai\ tou\j pro\j h9ma=j diaferome/nouj kai\ a0llotriw/tata
diakeime/nouj. Ainsi donc les philosophes sont non-politiques sans
doute, mais point non-patriotes. Car ils servent leurs concitoyens
en ce qu’ils forment leurs fils à l’obéissance aux lois, et leur
prêtent assistance autrement encore. Ils s’acquièrent ainsi l’amitié
de tous. Cf. encore II, 162, 6 : !Allwj de\ kai\ tau=ta prosqeteo/n, o3ti

214
Olivier Bloch traduit Robert Philippson

sofoi\ kai\ filo/sofoi kat’a0lh/qeian ou1te pa/ntaj a0pexqtreu/ontaj e1xousin


a0nqrw/pouj, e0n h9suxi/a| baqei/a| kai\ dikaiosu/nh| [pano]si/w| (?) kai\ fili/a|
pisth=| katazw=ntej : ou4j d’a2n [e0xqtro/]tera kai\ sxw=sin, ou0 dia\ panto/j,
e3wj kai\ dia\ panto\j e0rxome/nouj pra/u+nousin : ou1te ga\r o3lwj a1nqrwpo/n
tina bla/ptousin … Comme Hermarque, il explique que l’obéissance
des Sages envers les préceptes de la Justice est une obéissance
volontaire, et non imposée par des lois dont le Sage n’a nul besoin.
I, 233 dei= … panti\ me\n no/mw| peiqarxei=n e0cepistame/non kai\ peri\ e9auto\n
keime/nouj … mo/non de\ peiqarxei=n e0k tou/tou tou\j a0nqrw/pouj toi=j te
sumbolai/oij kai\ toi=j a1lloij nomi/smasin mh\ dia_ tou\j no/mouj a0lla\ dia\
to\ th=| po/lei sumfe/ron, ka2n mhdei\j u9pa/rxh| no/moj (cf. II p. XXI à propos
de p. 233, 30). Les convictions légalistes et démocratiques modérées
des Épicuriens, que nous pouvions déjà constater chez Épicure,
trouvent leur expression dans ces phrases et sont confirmées
par le passage suivant (II, 156, 19sqq) : tou\j no/mouj tw=n po/lewn
o0ligarxikou\j kai\ kaqo/lou ponhrou\j o1ntaj.
Il prend également la défense de nombre de philosophes
contre le reproche d’avoir montré leur manque d’amour de la
patrie en l’abandonnant et en séjournant à l’étranger (II, 145
fr.III) : ils sont retenus à Athènes par la foule passionnée de
philosophie, par le charme des conférences et des écoles qui s’y
tiennent, à Alexandrie par les nécessités de la vie, à Rome par les
intérêts de leur patrie.
Nous constaterons plus loin que les philosophes prennent
également motif de leur peu de qualification pour éviter la
politique. Mais Philodème [324] ne veut pas plus qu’Épicure les
en écarter totalement, et il trouve ces belles paroles, qu’on pourrait
aujourd’hui encore donner pour devise à tous les hommes politiques
(I 234 col.IV) : ei0 … tw=| nikh/santi ka/llistoj periti/qetai ste/fanoj h9
th=j patri/doj eu1noia, kai\ to\n nikw/menon a0nagkai=on eu] pra/ttein. Koina\
ga\r ta\ th=j koinh=j patri/doj e0sti\n a0gaqa/ (col.VIII) 0Ea\n d’a0potu/xwsin,
ou0k a0ganaktou=sin, ei0 kaqa/per poime/noj pro/bata kai\ bouko/lou bo/ej
ou3twj a1fronej faulw=| ma=llon prose/sxon, a0lla\ toi=j o0li/goij a0re/skonta
le/ gein ai9r ou= ntai … e1 r gw| d’a0 mu= mon plei=s ton a0p odido/a sin ou0d e\

215
CORPUS, revue de philosophie

douleu/o ntej a0qro/oij au9toi=j e9no\j e9ka/stou bouleu/o ntai kurieu/ein36.


C’est ainsi qu’en effet Critolaos est également critiqué (II, 155,
3sqq) filo/sofon politeuo/menon ou0k e0w=n metalamba/nein th=j ktizome/nhj
po/lewj.
Mais une importance particulière revient au passage I 253,
35 – 260, 11. Les philosophes encouraient le reproche de voir une
immoralité et une injustice foncières là où rien de tel n’apparaissait
à la masse. Ils donnaient de ce fait l’impression de mépriser les
lois existantes et d’être en quête d’autres lois37. Mais quand
même ils auraient la faculté d’en inventer d’autres, c’est peine
perdue. Car ils ne sauraient faire de leurs trouvailles aucun usage,
puisque les États ne les adopteraient pas, et qu’eux-mêmes ne
resteraient pas impunis, s’ils y conformaient leur conduite …
(254, 25). Mais les philosophes de notre École soutiennent que le
Juste, le Bien et le Beau ne sont rien d’autre que ce que se figure
la masse. Ils ne se distinguent de celle-ci qu’en ce qu’ils se le
représentent non seulement par sentiment (paqhtikw=j), mais de
façon réfléchie (e0pilogistikw=j), et ne l’oublient pas souvent (mh\
polla/kij au0tw=n lh/qhn labei=n)38, mais le mesurent toujours aux
avantages39 qui sont à compter au nombre des biens authentiques.
Les moyens que nous envisageons pour atteindre aux biens
suprêmes [325] ne sont pas ceux qu’envisage la masse, par
exemple magistratures, activités publiques, soumission de peuples
étrangers, etc. (mais – doit-on ajouter par la pensée – absence de

36 Si je comprends bien les derniers mots, ils font écho à Télès (Hense p. 16,
13-14 : su\ me\n pollw=n kai\ h9bw/ntwn basileu/eij, e0gw\ d’o0li/gwn kai\ a0nh/bwn
paidagwgo\j geno/menoj kai\ to\ teleutai=on e0mautou= : et p. 3, 8 (d’après Bion
cf. ibid. p. XXX) : su\ me\n a1rxeij kalw=j e0gw\ de\ a!rxomai, fhsi/, kai\ su\ me\n pollw=n
e0gw\ de\ e9no\j toutoui=+ paidagwgo\j geno/menoj.
37
C’est là le thème du peri\ a0lo/gou katafronh/sewj de Polystrate. Nous voyons
maintenant pourquoi il se trouvait dans la bibliothèque de Philodème.
38 Cf. Hermarque, loc. cit. 90, 10sqq e3neka tw=n a0sullogi/stwn ei0j e0pilogismo\n
tou= xrhsi/mou katasth/santej a0lo/gwj au0tou= pro/teron ai0sqanome/nouj kai\ polla/kij
e0pilanqanome/nouj et 93, 9-10 e0pilogismo\n – ou0 mo/non a1logon mnh/mhn.
39 Il faut sans doute lire [su/]mfora au lieu d’[a0d]ia/fora, puisque les lois se
mesurent à l’utilité et qu’a0dia/fora n’est pas un terme épicurien.

216
Olivier Bloch traduit Robert Philippson

douleur, culture, faculté de se suffire à soi-même, vie cachée et


autres biens pareils). Nous reconnaissons de même la validité
des idées que la masse forme du Juste et du Moral d’après les
concepts naturels (prolh/yeij) qu’elle aperçoit, mais à l’égard des
réalités qui s’accordent à ces concepts, nous nous séparons de
l’opinion de la masse. (Comme elle nous voyons dans l’acte d’éviter
les dommages mutuels la pro/lhyij du Juste, mais lorsqu’il s’agit
de savoir ce qui est dommageable pour la communauté, nous
sommes souvent d’un autre avis qu’elle). Il y a malheureusenent
ici une lacune, où se trouvait peut-être un développement instructif
dans l’esprit de ma parenthèse. L’accent est mis finalement sur le
fait qu’en dépit des désaccords dans la vie et les actes la masse
se place néanmoins sur le même terrain (e0n tau0tw=| stre/fontai) que
les Épicuriens.
(P. 256) Les hommes d’État au contraire sont, conme les
philosophes précédemment mentionnés, opposés aux conceptions
traditionnelles du Droit et des bonnes mœurs, puisqu’ils cherchent
toujours à les modeler d’après leurs concepts. (Encore une lacune!)
Mais nous, nous n’avons rien à voir avec les contempteurs des
institutions établies. Car, indépendamment du fait que nous ne
méprisons pas les opinions qui se règlent sur les concepts naturels,
comment pourrions-nous nous mettre dans une situation pareille
(à celle de ces philosophes et hommes politiques) si nous définissons
le Juste etc. de façon conforme à sa nature véritable, puisque
d’une part le Juste leur est utile à eux aussi (à la masse), et non
pas seulement à nous, qu’il soit ou non conçu comme tel (par
eux), puisque d’autre part les lois véritables (que nous proposons)
ne sauraient apporter les avantages promis par leurs inventeurs,
si nous ne les établissons pas en conformité avec les leurs
(e0kei/noij)40 ? (Autrement dit, les préceptes juridiques que nous
donnons sont en premier lieu utiles à la communauté toute
entière, et sont en second lieu en accord avec les institutions
traditionnelles, quand bien même la masse ne les reconnaît pas
pour telles). Car le chaud lui aussi reste chaud, et le froid froid,

40
Le point d’interrogztion doit être placé après la ligne 15.

217
CORPUS, revue de philosophie

même lorsqu’on affirme que l’on ne comprend pas sa vraie


nature. Et la critique, 1’approfondissement et l’invention des lois
ne peuvent être qualifiées d’inutiles, si les lois proposées sont
réellement meilleures, quand bien même les cités ne les acceptent
pas et que de ce fait leurs inventeurs risquent leur vie. Car il
n’importe en rien à ceux [326] qui sont véritablement en bonne
santé que d’autres n’adoptent pas leur hygiène. (Ici j’abrège).
Une source de confusion vient de la thèse soutenue par de
nombreux philosophes, qui prétendent que le Juste et le Beau se
différencieraient de leurs contraires par l’usage et la convention,
mais que de l’élaboration de ces concepts, susceptibles de se rap-
porter à tous les cas, nous n’aurions pas la moindre idée. Mais
nous soutenons, nous, que partout, depuis les temps les plus
reçulés, sujets et gouvernants se sont figuré de façon semblable
ce qui est juste et moral par nature41, en sorte que, vues sous cet
angle, les choses ne changent nullement, mais que le domaine de
ce qui leur est opposé, c’est-à-dire de leurs contraires, est sus-
ceptible cependant de changer dans une certaine mesure suivant
les régions et les circonstances.
Philodème reconnaît donc lui aussi la fu/sij du di/kaion et
distingue comme Épicure (Max. 36) des koina\ di/kaia et des i1dia
di/kaia. Mais que, à son avis aussi, les nomisqe/nta di/kaia ne
correspondent pas toujours au concept du Droit Naturel, c’est ce
que nous apprend la suite.
(P. 259, 33sqq). Nous observons aussi les lois qui, chez
quelques peuples, ne sont, pour des raisons quelconques, pas
conformes au Droit Naturel, en demandant que l’on s’exile des

41
59, 21 sqq ei0j a3pantaj ou0d’[[oi[o/n t’ei]]
[nai th\n u9]po/lhyin. [h9mei=j de fa-_]
[men kaq &]ou3sper [to/pouj e0k]
[tw=n a0]nwta/tw [xro/nwn ta\
[paro/m]oia toi=j te (ou ge) [peiqome/-]
[noij] kai\ toi=j dun[ame/noij]
th\n fu/sei dikai/ou k[ai\ ka-]
lou=] xw/[r]an e1xein.
Cf. la leçon II p.XXI, Sudh.: a0di/-kou, mais on trouve ta\ e0nanti/a dans la suite.

218
Olivier Bloch traduit Robert Philippson

cités si l’on ne croit pas pouvoir y bien vivre, ou que l’on se


montre bienveillant pour ses concitoyens en faisant preuve d’une
parfaite sociabilité42 et en observant strictement non seulement
la lettre des lois, mais aussi les préceptes qui leur sont similaires,
même si cela reste caché à tous, avec joie et non sous la
contrainte, fermement et sans balancer. J’ai déjà fait observer
plus haut que nous tenons ici la réponse d’Épicure à sa Diaporie,
qui posait la question de savoir si le Sage fera quelque chose de
contraire aux lois, à supposer qu’il puisse le faire en secret.
Comme Socrate il donnait une réponse négative même à l’égard
de lois injustes, puisqu’il les a acceptées du fait qu’il demeure
dans l’État. Nous discernons [327] en même temps dans cet
exemple ce qu’Épicure entend par un contrat tacite (sunqh/kh tij).
Si nous considérons encore une fois le texte, nous voyons
qu’aux yeux de Philodème le philosophe de son École s’attirera la
bienveillance des citoyens par une obéissance inconditionnelle à
l’État et aux lois, ainsi que par son attitude d’ami du peuple et
par les services qu’il rend à toute la communauté. Car bien qu’en
raison de l’inconstance, de la jalousie et de l’ingratitude de la
masse il ne tienne pas pour convenable de participer à la vie
publique, il ne s’y dérobera pourtant pas dans tous les cas, et à
cet égard son absence d’ambition personnelle et son véritable
amour de la patrie lui est d’un grand secours, et même s’il
n’exerce pas une telle activité, il rendra service à sa patrie en
formant la jeunesse au respect des lois, en se livrant à la critique
et au perfectionnement théorique de celles-ci, que cette critique et
ce perfectionnement trouvent ou non audience auprès de la masse.
Il y a une autre raison, déterminante, de l’attitude d’abstention
politique du philosophe : son peu d’aptitude à cette activité. Ce
point vient en discussion, comme on l’a dit plus haut déjà, dans
le sixième Livre de la Rhétorique de Philodème, lors de la critique
qu’à la suite de Métrodore il exerce contre les prétentions politiques
des Physiciens, de Nausiphane en particulier. Contredisant presque
le cinquième Livre, c’est aux hommes politiques qu’il accorde le

42 Je restitue la ligne 39 conformément au h2 de la ligne 37 : [h2 xari/zesqai toi=j


poli/taij tw=| o9milhti]kwta/touj ei]nai.

219
CORPUS, revue de philosophie

plus de qualité pour l’activité publique. Ou0d’o9 sofou= lo/goj ei0j


o1xlon kai\ dh=mon (Sudh. II, 12, 8-9) « le discours du Sage ne porte
pas non plus sur la foule et le peuple ». 28,7sqq. Dio/per ou0d’e0a/n ti
be/ltion o9 sofo\j e1xh| le/gein, oi9 polloi\ sunerou=sin, ou0de\ tou/tw|
xrh/sontai. Ou0 ga\r kata\ to\ e0narmo/tton tou= sumfe/rontoj ei0j ta\ pro\j
th\n po/lin diafe/rei o9 tou= sofou= lo/goj tou= th\n politikh\n e1xontoj, a0lla\
kata\ to\ pro\j th\n i0dia\n di&a/qesin a0nh=kon. L’orientation égoïste de
l’idéal de vie épicurien s’exprime ici à découvert. 29 (col.19), 1 :
a0potetuflwme/nhj de\ th=j tou= tuxo/ntoj yuxh=j pro\j th\n ai1sqhsin au0th=j
(approximativement : th=j kat’a0lh/qeian xrei/aj) ou0de\n i0sxu/ei (scil. o9
sofo/j) pro\j tou\j pollou/j : a0ll’ou0k au0toi=j (toi=j polloi=j) e0la/ttwma
tou=t’e1stin, ei0 mh/ tij, o3ti ou0k e1fusan tou= a0ri/stou bi/ou dektikoi/,
(l’absence de virgule dans l’édition Sudhaus est une inadvertance)
bou/loito le/gein e0la/ttwma. 30,7 le Sage n’assumera ni commandement
militaire ni pouvoir politique; car celui qui a l’esprit lent ne s’y
laissera entraîner en aucun [328] cas, celui qui a l’esprit plus vif
(et qui, en soi, y serait fort propre) s’abstient de toutes les choses
qui ne contribuent pas à la béatitude, à moins que celles-ci
ne viennent guérir les inconvénients résultant de ce genre de
mauvaises opinions, et s’il y participe, ne le fait que dans la
même mesure où il participe aux métiers (texnw=n) qui servent aux
besoins, acceptant dans chaque cas les charges publiques
(dhmiourgh/mata) qui lui reviennent. Ces dernières signifient sans
doute les charges telles que celles de sénateur et de juge, auxquelles,
d’après Épicure lui aussi, le Sage ne doit pas se dérober.
Par opposition au Sage, il est dit du spécialiste de l’action
politique (II, 18, 7sqq) qu’il connaîtra mieux l’opinion de la masse.
II, 41, 1sqq. Kai\ ga\r i0dew=n (des lois)) ai9 me/n ei0si koinai\ pa/ntwn, ai9 de\
kata\ po/leij kai\ e1qnh koinai/, a0lla\ ta\ polla\ (se règle) kai\ kat’au0to\
<to\> (Sudhaus kaq’au9to\) tou= politikou= i1dion kai\ to\ toi=j plh/qesin
xrh/simon. Mais le Physicien ne connaît pas le kaq’e3kasta. – Le sens
est : le Droit Positif, à côté de nombreuses prescriptions de
validité universelle ou au moins valables pour l’État tout entier,
en comporte qui ne se règlent que sur l’intérêt de l’homme
politique ou les besoins de la masse. L’homme d’État doit donc,
s’il veut que ses propositions aient du succès, porter son regard
sur le particulier, alors que le philosophe a en vue l’universel.

220
Olivier Bloch traduit Robert Philippson

Cette différence se trouve ensuite précisée en ce sens que la


méthode de l’homme d’État repose sur l’expérience pratique
(tribh/, mele/th) et le savoir historique (i9stori/a), celle du philosophe
sur la déduction et l’induction {sullogismo/j et mnh/mh tou= o9moi/ou kai\
a0nomoi/ou kai\ ta0kolou/qou43).
Enfin il nous a été conservé encore quelques passages
importants de l’Hypomnèmatikon de Philodème qui éclairent
l’attitude de son École envers l’État. Comme dans le deuxième
Livre de sa Rhétorique il développe ici aussi son point de vue sous
la forme d’une critique du Stoïcien Diogène de Babylone et du
Pérlpatéticien Critolaos. Si, comme on l’a déjà relevé, nous avons
emprunté au livre II de sa Rhétorique ses développements tirés
des livres des anciens Maîtres, l’Hypomnèmatikon pourra nous
exposer ses propres vues, dont il affirme au reste avec force ici
encore l’accord avec les leurs. Il explique à nouveau que la
Sophistique est sans doute un art, mais sans utilité pour
l’homme d’État, que la Politique, par contre, loin d’être un art,
repose sur 1’exercice ainsi que sur l’expérience pratique et [329]
historique, que comme telle elle possède cependant sa valeur. Le
principe général nous est énoncé ainsi (Sudh.II, 203, 14) : tou=
=kalou= xa/rin prose/rxesqai dei= tai=j politei/aij. La p.245, 6sqq, nous
donne une définition explicite de la politique : (H gou=n politikh\
u9polamba/netai e0npeiri/a tij ou]sa tw=n no/mwn kai\ yhfisma/twn kai\ tribh\
e1mpraktoj tou= kai\ ta\j prostasi/aj a0nade/xesqai tw=n po/lewn. Ceux
qui dès lors possèdent cette aptitude, mais non l’éloquence, ne
sont pas orateurs il est vrai, mais sont des hommes d’État parce
qu’ils th\n kata\ ta\j po/leij e0npeiri/an me\n e1xousin kai\ i9stori/an kai\
pollw=| mei/zw tw=n r9hto/rwn no/mwn kai\ yhfisma/twn kai\ proso/dwn kai\
ei0sforw=n te kai\ tw=n a1llwn, o3sa pro\j dioi/khsin a0nh/kei po/lewj, kai\
dh=ta kai\ prostatou=sin tw=n patri/dwn. Beaucoup d’hommes d’État
n’eurent pas de formation rhétorique, mieux, beaucoup n’eurent
pas d’éloquence du tout; mais les grands orateurs eurent tous
une formation d’homme d’État. Il parle alors de ces hommes
d’État avec la plus grande considération. Quand Diogène affirme

43
« ta0ko/louqa » = Sudh.II, 31, 1 (exigé par sunewrakw/j).

221
CORPUS, revue de philosophie

qu’il n’y a jamais eu d’homme d’État impartial et désintéressé, il


explique (209, 21sqq) : pollou/j kai\ pragmatika\ sumbebouleuke/nai
kai\ dia/noian e0mbriqeste/ran e1xonta kai\ meta\ parrhsi/aj pollh=j
pepoliteu=sqai kai\ pepolemhke/nai toi=j ta\j nemh/seij tw^n koinw=n
ei0shgoume/noij, kai\ ta\j i9stori/aj e0do/c amen h9mi=n marturh/sein. Si
l’adversaire leur reproche de n’avoir pas consacré de temps, de
peine ni d’argent à leur fonction, et de n’avoir pas pris conseil
auprès des connaisseurs, c’est-à-dire des philosophes, il récuse
ce reproche. Kai\ ga\r po/non kai\ polla\j a0sxoli/aj kai\ kakopaqi/aj
u9pomemenh/kasin oi9 gennai=oi tw=n r9hto/rwn e0k diadoxh=j e0sxhko/tej to\
diapre/pein e0n tai=j patri/si … Dunh/setai de/ tij komi/zein Qemistokle/a
to\n nuktereu/ontoj tou= strathgou= peripatou=nta kai\ kaqeu/dein ou0k
e0w/menon u9po\ tou= Miltia/dou tropai/ou kai\ Perikle/a to\n xa/rin tou=
kalw=j politeu/esqai plei/sthn a0sxoli/an e0penhnegme/non a0kousth\n de\
geno/menon tw=n kaq’au9to\n sofw=n, zhlou=nta tou\j progo/nouj, oi4 kai\
eu0genou=j kai\ th=j !Iwnoj h]san oi0ki/aj, kai\ Dhmosqe/nhn to\n kai\ Pla/twni
kai\ Eu\bouli/dei lego/menon parabeblhke/nai …. kai\ panpo/llouj e9te/rouj
kai\ nu=n xro/nw| kai\ dapa/nh| kai\ po/noij kai\ maqh/sei pro\j th\n e0pifa/neian
a0fiknei=sqai zhtou=ntaj. On ne saurait alléguer contre eux la
défaveur de la masse ; car des philosophes, tel Socrate, l’avaient
eux aussi éprouvée (cf en partic. p.208, 27sqq). Le Stoïcien a tort
d’affirmer que le Philosophe est le vrai homme d’État, le vrai
général et le vrai orateur : o9 ga\r …. Peisi/stratoj kai\ Kleisqe/nhj
r9h/torej u9ph=rxon kai\ Qemistoklh_j o9 tw=n a9pa/ntwn strathgikw/tatoj
kai\ [330] Periklh=j44 o0 tosou/toij a0gaqoi=j th\n po/lin kosmh/saj tw=n
]Aqhnai/wn ei0j du/namin kai\ plou=ton kai\ th\n e0n a0nqrw/poij do/can kai\
Pausani/aj o9 th\n e0n Plataiai=j ma/xhn brabeu/saj kai\ Ki/mwn o9 e0n
plei/stoij a0gwnisa/menoj to/poij e0pidei/caj …. pw=j eu] tij a2n au0ca/noi
th\n du/namin tw=n politw=n kai\ )Alkibia/dhj o9 tw=n Lakedaimoni/wn kai\
pa/ntwn Peloponnhsi/wn krath/saj …. Il n’est guère pensable que
Philodème ait dispensé cet éloge en prenant le contrepied de son
maître. Si donc celui-ci, au témoignage de Plutarque (Usener
558sqq), faisait peu de cas des hauts faits de Thémistocle et de
Miltiade, cela ne peut avoir eu trait à leur appréciation en tant

44 De même 227, 3 0All’ou}n a1n Periklh=n mh_ le/gwmen a0nekto_n polei/thn, ou0k oi}da,
ti/na tw=n e0n toi=j a1stesin a0gaqo_n e1legen ei}nai.

222
Olivier Bloch traduit Robert Philippson

qu’hommes d’État, mais seulement à l’évaluation de leur activité


en regard du but suprême de la vie.
Importants encore sont les passages où il explique, contre
le Stoïcien, que 1’homme d’État n’a pas besoin de la philosophie,
ainsi 22, 10 sqq : ou0 mo/non, fh/sw, tw=n r9hto/rwn, a0lla\ kai\ tw=n ta\j
po/leij katoikou/ntwn ou0k o0li/goi xwri\j filosofi/aj r9h/torej gego/nasi
politikoi/ (cf. 225, 20 sqq). Avec plus de force encore 267, 31 sqq :
para\ d’h9mw=n o9mologei/sqw kai\ tou=to sugxwrei/sqw to\ mhde\ a0potelei=n
poleitikou\j th\n filosofi/an. Il est vrai (p.271, 30 sqq) que l’homme
d’État ne contribuera au salut de l’État et au sien propre qu’à la
condition d’associer à sa capacité pratique de la valeur morale, et
ainsi il est clair qu’outre la disposition morale la philosophie peut
le favoriser en général et dans le détail de façon exceptionnelle.
C’est pourquoi le livre se clôt sur cette belle définition : celui-là
pourrait s’avérer bon orateur et bon homme d’État qui possède
en grande quantité, autant que cela est possible au commun des
mortels, humanité, droiture, équilibre moral et en particulier
sang-froid fondé sur une disposition naturelle, éducation, et la
souplesse d’esprit qui résulte de ces qualités. De tels hommes
apportent aux États beaucoup de grands bonheurs, et à eux-
mêmes plus de bien parfois que les particuliers, souvent aussi
cependant, comme le montre l’expérience, une foule de maux
(p. 271, 30sqq), et ainsi, pourrions-nous ajouter dans l’esprit de
l’École, pour le Sage qui aspire à la paix de l’âme, c’est bien la vie
de simple particulier qui serait la plus recommandable.

IV.
L’analyse des passages des écrits épicuriens relatifs à
notre objet a prouvé que les vues fondamentales du [331] Maître
sur l’État et l’attitude du philosophe à son égard se retrouvent
sans altération chez ses successeurs. Du développement même
de la théorie, dont pour une part nous n’avons pris connaissance
en termes exprès que par des sources récentes, nous trouvions
déjà l’amorce dans des fragments des œuvres du chef de l’École,
si bien qu’on doit le considérer pareillement comme procédant de
celui-ci, d’autant plus que la Rhétorique de Philodème repose
pour une bonne part sur des œuvres d’Épicure et de Métrodore.
223
CORPUS, revue de philosophie

On peut tout au plus accorder que les représentants récents de


1’École ont atténué les rudesses auxquelles recouraient souvent
les plus anciens pour faire ressortir contre d’autres Écoles les
présuppositions essentielles de leur théorie, et que – en plein
accord au demeurant avec les idées de ces derniers –, ils ont mis
l’accent sur les conséquences conciliantes qui se tiraient de leurs
concepts fondamentaux.
Essayons donc de résumer en un tableau synthétique les
résultats de cette analyse.
Le Droit est un chapitre de la Morale. L’idéal de celle-ci
doit être le point de départ de celui-là. Le Souverain Bien réside
aux yeux d’Épicure dans le bonheur individuel. Partant du plaisir
comme étant le bien authentique, il le définit plus précisément,
dans un glissement de concepts psychologiquement scabreux,
qui s’explique peut-être par la double influence des théories
démocritéenne et cyrénaïque, comme absence de douleur ou
tranquillité d’esprit (a0taraci/a). Une présupposition de cette
dernière est la sécurité à l’égard des perturbations extérieures,
l’a0sfa/leia. Elle est garantie par l’État. La sécurité peut être troublée
d’un côté par les empiétements des personnes appartenant à la
même communauté, de l’autre par les bêtes sauvages et les
ennemis extérieurs. La sécurité vis-à-vis des premières nous est
donnée par l’ordre juridique, la sécurité vis-à-vis des seconds
l’est par la capacité de la communauté à se défendre contre eux.
C’est en ces deux tâches que consiste la fonction de l’État.
Le Droit est ce qui est utile à la communauté, il est plus
précisément tout ce qui contribue à empêcher les dommages
mutuels entre les personnes qui la composent. Cela veut dire
déjà qu’il n’y a de Droit que dans la communauté. Il repose à
l’origine sur un contrat tacite, qui stipule d’éviter tout dommage
mutuel. Son origine est une origine naturelle, puisque sans lui
une communauté, mieux, la subsistance du genre humain, est
inimaginable. Aussi son concept de base est-il universellement
valable (kat’a0lh/qeian, pa=sin koino/n). À partir de ce concept de base
se sont développées les prescriptions juridiques particulières [332].
Parmi celles-ci il en est qui sont également de validité universelle,
par exemple, selon Hermarque l’interdiction du meurtre volontaire

224
Olivier Bloch traduit Robert Philippson

et involontaire des personnes appartenant à la même communauté,


selon Lucrèce le droit de propriété, le droit matrimonial et le droit
familial. D’autres droits apparaissent sous l’influence de conditions
locales et autres, et n’ont donc qu’une validité limitée, tout en
étant, à l’intérieur de leur champ de validité, non des conventions
arbitraires, mais des créations naturelles. D’après Hermarque,
l’interdiction de manger de la viande appartient à ce groupe.
À la suite des communautés lâches des temps primitifs,
dans lesquelles commence la formation du Droit, se développe
l’État patriarcal de la tribu, à la suite de celui-ci les monarchies
des États nationaux et les États-cités démocratiques. Au lieu du
contrat tacite apparaît, au moins dans les dernières, la convention
qui repose sur les décisions du peuple, au lieu du Droit Naturel
le Droit Positif. Celui-ci trouve la mesure de sa légitimité dans le
concept naturel fondamental du Droit qu’on a énoncé. Ce n’est
qu’autant et aussi longtemps qu’elles lui correspondent que les
lois remplissent la fonction en vue de laquelle elles ont été
établies. Le citoyen d’un État n’en est pas moins tenu à
l’obéissance envers toutes les lois, du fait que, en demeurant
délibérément au sein de la communauté étatique, il les a
avalisées au moins tacitement. Si avec Épicure on appelle Justice
le rapport du sujet juridique à l’ensemble des droits et lois en
vigueur, il n’y a pas alors de Justice en soi : elle est toujours
conditionnée par le Droit Positif, qui dépend de son côté des
conditions de lieu et de temps. Ce qui est juste dans un État
peut être injuste dans un autre.
Les lois s’accompagnent de prescriptions pénales, afin
d’empêcher qu’elles ne soient transgressées. La fonction du châtiment
est donc l’intimidation45. La menace pénale remplit cette fonction
du fait de la crainte qui lui est indissolublement liée. Car aucun
délinquant ne peut espérer passer inaperçu jusqu’à sa mort.
Ainsi l’injustice n’est sans doute pas un mal en soi – car il n’y a
que la douleur qui en soit un – mais elle est un mal du fait de
l’inquiétude qu’occasionne en permanence la crainte du châtiment.

45 Il fonde le droit de punir sur le libre-arbitre, ou plutôt, comme Kant, il


postule celui-ci au nom de celui-là.

225
CORPUS, revue de philosophie

Bien entendu le Sage n’a nul besoin de la menace pénale pour


s’abstenir de l’injustice. Il pratique la justice en considération de
son utilité [333] pour la communauté, et par conséquent pour
lui-même. Il la pratiquerait même si – hypothèse assurément
impossible – il pouvait compter que son action reste inaperçue en
permanence, et la pratiquerait même, pour la raison qu’on a
donnée plus haut, à l’égard de lois qu’il tient pour injustes. Il
n’est donc pour lui besoin de lois que pour le protéger de
l’injustice des insensés.
Des contrats sont également possibles d’État à État ; à
côté du Droit national il existe un Droit des Gens. Au contraire, à
l’égard des animaux qui ne peuvent conclure de contrats, et des
peuples qui ne le peuvent ou ne le veulent pas, il n’y a pas de
rapport de Droit. Dans cette mesure encore on ne peut parler de
Justice en soi. C’est dans la défense contre ces ennemis que
consiste la seconde tâche de l’État. L’interdiction du meurtre de
tout compatriote sert aussi à cette dernière fonction, dans la
mesure où elle préserve l’État contre l’affaiblissement de sa force
de défense.
Nous ne trouvons pas de différence entre le Droit Privé et
le Droit Public, le Droit Pénal en particulier. De même nous ne
trouvons traitée un peu plus précisément la question du Droit
Politique qu’en liaison avec l’histoire de l’évolution du Droit. La
distinction entre États nationaux (e1qnh) et Etats-cités (po/leij),
ainsi qu’entres monarchies (basilei=ai) et États à magistratures
(a0rxai/) est du reste mentionnée. L’o1xloj est à plusieurs reprises
opposé d’une façon telle au dh=moj qu’il semble qu’Épicure incline
vers une démocratie modérée. Cela concorderait avec le régime
alors en vigueur à Athènes et avec l’attitude bienveillante d’Épicure
à son égard. Il est dit à plusieurs reprises qu’une royauté qui
repose sur la crainte ne peut subsister. La Monarchie doit être
traitée à fond dans le peri\ basilei/aj. Étant données les relations
amicales d’Athènes et de l’École épicurienne avec les Séleucides,
les Ptolémée et Lysimaque il n’est pas imaginable qu’il ait
combattu la royauté en soi. Peut-être sa critique de la Tyrannie
était-elle dirigée aussi contre Antigonos et sa Cour.

226
Olivier Bloch traduit Robert Philippson

D’ordinaire, si tant est qu’il ait poussé ces questions jusque


dans le détail, Épicure se sera contenté de traiter des Droits
universellement valables que l’on peut déduire immédiatement du
concept du Droit, puisque les Droits, législations et constitutions
particuliers n’ont qu’une valeur limitée et se dérobent donc à
toute discussion générale. Que le philosophe ait vocation à criti-
quer et à proposer des lois, Philodème en témoigne expressément.
[334] Quant aux rapports du Philosophe avec l’État, on a
déjà mentionné le précepte d’obéissance inconditionnelle envers
les lois. Le Philosophe satisfera à ses devoirs de citoyen autant
qu’il est nécessaire. Il évitera de briguer des magistratures et de
figurer aux assemblées du peuple. En effet 1’ambition qui est liée
à cette activité, la jalousie qu’elle excite, et les dangers qu’elle
entraîne, troublent la paix de l’âme à laquelle aspire le Sage.
Celui-ci en outre, du fait de son orientation vers l’universel, a
d’autant moins vocation à l’activité publique, qui exige la
connaissance du particulier. Mais cette interdiction n’est pas
inconditionnelle. La participation à la vie publique est même à
conseiller aux ambitieux en particulier, puisque la tendance
insatisfaite est source de plus d’inquiétude que l’engagement
public lui-même. Le Sage réparera son abstention par une stricte
obéissance aux lois, par une attitude amicale envers ses
concitoyens et envers le chef d’État, par des propositions
théoriques en vue de l’amélioration des lois et en formant la
jeunesse au respect des lois.
Une appréciation de la théorie qu’on vient d’exposer doit
naturellement se placer au point de vue éthique de l’auteur. Qu’il
ait vu dans l’utilité le but du Droit et certainement aussi de
l’État, c’est une opinion qu’il partage avec l’ensemble de la
philosophie grecque. Il n’y a non plus là rien de décisif, puisque
l’objet de 1’utilité peut être aussi la moralité. Il va néanmoins de
soi qu’un philosophe qui professe que le plaisir est le souverain
bien ne peut reconnaître aucune fonction morale à l’État. Du fait
de son strict individualisme, qui n’admet pas la moindre
tendance sociale, on comprend qu’il ne tienne pas 1’État, comme
Platon et Aristote, pour une création ayant sa valeur propre, qui,
à coté de l’individualité, mérite qu’on y accorde ses soins. En cela

227
CORPUS, revue de philosophie

cependant les Stoïciens sont pour l’essentiel d’accord avec lui.


Seul le bonheur de l’individu est pour lui une fin, et le bonheur
consiste pour lui, pour autant qu’il reste conséquent avec lui-
même, dans le plaisir qui découle de la satisfaction des besoins
nécessaires et de l’affranchissement de tout trouble extérieur et
intérieur. Le plaisir de l’esprit n’est pour lui qu’un bien au
second degré, dans la mesure où il consiste dans l’espérance et
dans le souvenir de ces biens immédiats. Il est donc parfaitement
logique qu’il donne pour fonction à l’État d’assurer ces biens
originels et dérivés ; il est moins nécessaire qu’il limite cette
assurance à la protection du Droit et à la défense contre les
ennemis extérieurs. Il aurait pu faire rentrer aussi dans cette
perspective des institutions de prévoyance [335] et des tâches
d’éducation. Peut-être l’idée que les besoins du Sage sont limités
et qu’il peut les satisfaire aisément lui-même le portait-elle à
attacher peu d’importance à l’assistance fournie par l’État ;
l’éducation physique, elle, aura été requise à ses yeux en tant
que moyen de rendre les citoyens aptes à la défense. Quant à la
culture générale, il ne lui accordait, comme on en a divers
témoignages, aucune valeur. L’éducation civique incombait pour
lui, comme Philodème nous l’apprend, au philosophe, en tant
qu’il est le seul à être qualifié pour cela. Il ne pensait pas que la
masse fût apte à une connaissance élevée. L’on comprend par là
qu’il ait limité la fonction de l’État dans le sens qu’on a dit. Nous
pourrions encore rappeler ici qu’un penseur humaniste comme
Wilhelm von Humboldt, du moins dans son œuvre de jeunesse
Von der Grenzen der Wirksamkeit des Staates, qui se situe avant
sa propre activité politique, voulait, se plaçant au point de vue
de l’individualisme strict, borner l’action de l’État à la protection
du Droit, et qu’une telle conception, connue sous le nom de
manchesterienne, était jusqu’à une époque récente la conception
dominante dans les cercles libéraux.
Épicure fait preuve de bon sens en ce que, à l’inverse des
tendances cosmopolites de l’École cynico-stoïcienne, il a pleinement
saisi la nécessité de l’État, et en outre en ce qu’il reconnaît dans
l’État, le Droit et les mœurs un produit du devenir naturel, et
donc une réalité rationnelle. En effet, si fortes que soient en lui

228
Olivier Bloch traduit Robert Philippson

les tendances individualistes de 1’hellénisme, l’antique tradition


hellénique d’amour pour la Cité et l’État n’est pas encore
complètement éteinte chez le fils du clérouque attique. Eu égard
à l’état où se trouvait alors la psychologie des peuples, on peut
qualifier d’ingénieuse sa théorie de l’évolution de l’humanité. Elle
prouve que le fils de l’instituteur n’était nullement étranger lui
non plus aux connaissances historiques.
On doit de même lui accorder que le Droit, pris dans son
ensemble, est toujours un Droit conditionné. Il n’y a pas d’État
idéal ni de Droit idéal, il n’y a jamais qu’un Droit fait pour cet
État et pour cette époque. Le but du Droit n’en reste pas moins
une règle de valeur universelle pour chaque Droit particulier. En
ce sens, la distinction qu’il fait entre Droit Naturel et Droit Positif
est elle aussi importante et exacte. Il occupe en quelque sorte
une position intermédiaire entre l’École rationaliste et l’École
historique.
Qu’il considère l’intimidation comme étant la fonction du
châtiment, c’est une conséquence de son concept du Droit.
L’injustice porte tort à la sécuri[336]té de la société, et doit donc
être empêchée. C’est ce que réalise la menace pénale, dont il
surestime sans doute l’action. Si nous trouvons chez Hermarque
évoquée aussi l’action d’amendement du châtiment, elle n’apparaît
néanmoins qu’à l’arrière plan. L’homme raisonnable n’en a pas
besoin, l’homme déraisonnable ne peut être qu’intimidé, non
amendé. C’est ainsi qu’il approuve même la peine de mort, qui
est incompatible avec la fonction d’amendement. Mieux, il va
jusqu’à admettre pour la masse les moyens d’intimidation religieux,
qui sont cependant pour le Sage dénués de sens. Puisque, pour
fonder le droit de punir, il postule le libre-arbitre, il donne
l’impression de voir également dans le châtiment une expiation
de l’injustice. Nous ne possédons il est vrai aucune autre preuve
à l’appui de cette idée.
Le conseil de se tenir à l’écart de la politique est lui aussi,
dans les limites où il le donne, et du fait de la justification qu’il
en apporte, légitime du point de vue où il se place. Qui a pour
idéal l’équilibre spirituel peut d’autant moins trouver son salut
dans les menées ambitieuses et périlleuses de la vie publique que

229
CORPUS, revue de philosophie

la pensée philosophique ne le qualifie pas pour l’activité politique.


Déjà Platon et Aristote mettaient la vie théorique au-dessus de la
vie pratique ; le Portique partage ce point de vue. La situation
politique de la Grèce à cette époque est une seconde raison qui
fait comprendre cette attitude d’abstention politique. Que, en
même temps que ce rejet de la politique pratique, il ait rejeté de
la façon la plus décidée la confusion de la Philosophie avec la
Rhétorique et la Sophistique qui était largement répandue dans
les Écoles de son temps, c’est une attitude dont, comme nous le
verrons, von Arnim a eu raison de faire ressortir le mérite.
On peut donc tenir la Philosophie du Droit d’Épicure pour
une conséquence logique de ses présuppositions éthiques46. La
critique devra s’attaquer à celles-ci. Leur caractère partiel et
contradictoire n’est pas difficile à établir.

V.
[337]
J’ai déjà signalé à l’occasion les points d’accord entre
Épicure, dans ses conceptions de Philosophie du Droit, avec
d’autres penseurs. Jusqu’à quel point il se rattache dans ce
domaine à des prédécesseurs, c’est une question à laquelle je ne
me risque pas à répondre dans toute son étendue. Je voudrais
seulement, en guise d’appendice, préciser ses rapports avec
Démocrite et son École.
Hirzel a été le premier à tenter, dans la première Partie de
ses Untersuchungen zu Ciceros philosophischen Schriften, d’apporter
contre Zeller la preuve qu’Épicure a pris Démocrite pour point de
départ non seulement dans sa Philosophie de la Nature, mais

46 Lorsque Kaerst, loc .cit .§ 111, insiste sur l’insuffisance de l’utilitarisme à


fonder l’idée de Droit, je suis sur ce point pleinement d’accord avec lui.
Lorsque par contre il prétend que la philosophie épicurienne ne fait pas la
moindre tentative pour déduire de ses présuppositions une obligation
effective, il me semble que c’est une erreur. Le caractère obligatoire du
Droit repose sur l’utilité qui lui est liée universellement et nécessairement.
L'homme sensé se sent donc obligé par l’idée de Droit même sans
contrainte légale

230
Olivier Bloch traduit Robert Philippson

aussi dans sa théorie de la connaissance et dans son Éthique. À


l’égard de la première, j’ai déjà adopté dans ma Thèse le point de
vue de Hirzel ; Natorp, dans ses Forschungen zur Geschichte des
Erkernitnisproblems in Altertum, a reconnu cette relation, mais a
insisté, si j’ose dire, plus que de raison, sur les oppositions avec
Épicure. Pour l’Éthique, Natorp encore a signalé de façon
remarquable dans son Ethika des Demokritos la parenté des deux
penseurs.
Or il me semble qu’il en va aussi de même pour les
conceptions de Philosophie du Droit.
[433] Déjà la Maxime B.I74 (Diels) de Démocrite montre
l’accord des deux penseurs sur les principes : o9 me\n eu1qumoj ei0j
e1rga a0ei\ fero/menoj di/kaia kai\ no/mima. Droit et Loi sont, tout comme
chez Épicure, à la fois distingués et mis sur le même plan ; leur
obéir est caractérisé comme une conséquence et sans doute aussi
comme un facteur de l’harmonie spirituelle, idée semblable à
celle dont nous avons trouvé l’expression chez les Épicuriens
récents. Comme chez eux, on évoque en contrepartie l’angoisse
perpétuelle et le tourment intérieur que l’acte injuste entraîne à
sa suite : $Oj d’a2n kai\ di/khj a0logh=| … de/doike kai\ e9wuto\n kaki/zei. Si
l’exposé de la théorie démocritéenne qu’on trouve chez
Épiphanias (Diels A 166) est exacte (voir ci-dessous note 46), il se
rangeait comme Épicure du côté de ceux qui défendaient la fu/sij
du di/kaion (a1dikon de\ to\ e0nanti/on th=j fu/sewj), tandis qu’Aristippe
combattait cette thèse (cf. Diogène-Laërce II, 93 mhde/n te ei]nai
fu/sei di/kaion … a0lla\ no/mw| kai\ qe/sei). Il célébrait la loi (Maxime
B.248) comme bienfaitrice de l’humanité, et prônait, là aussi en
accord avec Épicure, (Maxime B.47) l’obéissance envers la loi et
l’autorité47, non point cependant par crainte, mais par [434]
sentiment du devoir (Maxime 41). À la place de ce dernier il est
vrai, Épicure aurait mis la connaissance de l’utilité. Comme

47 L’affirmation d’Épiphanias (A 166) : e0pi/noian ga\r kakh\n tou\j no/mouj e1lege kai\
ou0 xrh\ no/moij peiqarxei=n to\n sofo/n, a0lla\ e0leuqeri/wj zh=n, ne peut donc être
exacte, ou du moins la fin tout au plus peut l’être en ce sens que le Sage
n’a pas besoin de lois, opinion que nous avons trouvée chez Épicure, et
que nous trouverons chez Délmocrite.

231
CORPUS, revue de philosophie

celui-ci, Démocrite pose que l’on doit éviter le mal, même si l’on
passe inaperçu ; seul le motif, la honte intérieure, serait rejeté
par le premier. Comme Épicure il célèbre le bonheur qu’il y a à
appartenir à un État bien administré (Maxime B.252) : po/lij ga\r
eu] a0gome/nh o1rqwsi/j e0sti, kai\ e0n tou/tw| pa/nta e1ni, kai\ tou/tou sw|zome/nou
pa/nta sw/|zetai kai\ tou/tou diafqeirome/nou ta\ pa/nta diafqei/retai.
Qu’il ne soit pas loin pourtant du la/qe biw/saj d’Épicure,
c’esi ce que montre le fragment 3 : To\n eu0qumei=sqai me/llonta xrh\ mh\
polla\ prh/ssein mh/te i0di/h| mh/te cunh=|.
L’essentiel est cependant qu’il limite, comme Épicure, la
fonction des lois à empêcher les dommages mutuels. La Maxime
B.245 dit en effet : ou0k a2n e0kw/luon oi9 no/moi zh=n e3kaston kat’i0di/hn
e0cousih/n, ei0 mh\ e3teroj e3teron e0lumai/neto (= mh\ bla/ptein a0llh/louj).
Il s’accorde encore avec lui en ce que l’homme raisonnable
n’a pas besoin des lois pour agir avec justice (Maxime B.181). Il
se tourne de même contre Empédocle et les Pythagoriciens en
avançant que la destruction des bêtes nuisibles n’est pas
coupable et contribue à l’intérêt général (Max.B.257). Et il justifie
également ainsi la destruction des hommes s’ils sont ennemis
(Max.258-260).
Comme Métrodore, cité dans le peri\ oi0konomi/aj de Philodème,
il recommande la bonne tenue du train de maison, comme dans
ce passage il vante les mérites d’une aisance modérée. Il rejoint
Épicure dans la répugnance à l’égard du mariage et de la procréation
(cf. A.170 et B. à plusieurs reprises). Il s’élève cependant au-
dessus de lui en reconnaissant que les tendances sympathiques
sont la meilleure garantie pour l’accomplissement des fonctions
de l’Etat (B.255 et 261). Cette fonction de l’État repose cependant
bien, chez lui aussi, non sur les exigences du bien public, de la
po/lij, mais sur les intérêts particuliers.
Il me semble donc que l’accord des deux philosophes en ce
domaine porte sur l’essentiel. Les divergences sont orientées dans
le même sens que celles qui séparent leurs théories éthiques, et
peuvent s’expliquer à partir de là.
Il reste cependant encore un point à discuter. Si nous
avons trouvé des concordances fondamentales entre Épicure et
Démocrite dans leurs conceptions dogmatiques du Droit, une

232
Olivier Bloch traduit Robert Philippson

parenté plus grande encore apparaît entre Épicure et Protagoras


dans leur généalogie de l’État du point de vue de la philosophie
de l’histoire. En effet les explications [435] que Platon, dans son
Protagoras, met dans la bouche de celui-ci, concordent d’une
façon extrêmement remarquable avec les conceptions que nous
avons trouvées plus en détail sur le même sujet chez Lucrèce et
Hermarque. Protagoras suppose lui aussi un état primitif de
barbarie. Le premier progrès de la civilisation est amené chez lui
aussi par l’utilisation du feu à des fins techniques. À ce premier
progrès se rattachent les acquisitions ultérieures : croyance aux
Dieux, langage, construction d’habitations, vêtements, chaussures.
Mais les hommes vivent encore en habitat dispersé, sans cités,
servant de proie aux bêtes sauvages. Avec l’art politique leur
manque aussi l’art militaire. L’étape suivante est celle de la
fondation des Cités. Maintenant encore cependant les hommes
ne s’abstiennent pas de se porter tort mutuellemen (h0di/koun
a0llh/louj). Ce n’est qu’avec l’introduction de la honte et de la
justice48 (réalisée dans le mythe par Hermès sur l’ordre de Zeus)
qu’apparaît la vie politique. Le meurtre des concitoyens tombe
sous le coup du châtiment. Que Protagoras trouve lui aussi dans
l’intimidation (ainsi que dans l’amendement) la fonction du châtiment,
nous le savons. Il tient lui aussi pour critères du Juste l’utilité et
la réciprocité (327b). Il rend compte lui aussi de la diversité des
droits par leur relativité, et en appelle, comme les Épicuriens, à
l’analogie du sain et du malsain (334 sqq). Chez lui aussi l’État
naît, non du sentiment communautaire, mais de la pression des
besoins individuels.
Je ne veux pas entrer dans le détail des passages du
Théètète relatifs à Protagoras, parce qu’on peut se demander
jusqu’à quel point ce ne sont pas des conséquences tirées par
Platon de la thèse de Protagoras qui leur sert de fondement. Ici
encore cependant, c’est, comme chez les Épicuriens, le Sage qui
persuade les citoyens de l’utilité de la Justice (167c), et Platon
attribue la thèse selon laquelle les di/kaia ne sont pas naturels à

48 Ai0dw/j est le sentiment du ka/lon et de l’ai0sxro/n, Di/kh celui du di/kaion et de


l’a1dikon.

233
CORPUS, revue de philosophie

ceux o3soi mh\ panta/pasin to\n Prota/gorou lo/gon le/gousi (172b). Que
Protagoras ait philosophé sur l’a0kou/sioj fo/noj de la même façon
qu’Hermarque, le fragment A 10 (Diels) nous l’apprend.
Puisqu’il est donc indubitable qu’Épicure s’appuie sur les
théories de Protagoras que rapporte Platon, la question se pose
de savoir comment celles-ci lui ont été transmises. À moins que
Platon ne les ait librement imaginées, – ce que je ne crois pas –,
elles pourraient avoir été tirées d’œuvres de Protagoras qui
auraient également servi de source à Épicure. Or je tiens pour
vraisemblable que Protagoras a effectivement exprimé des pensées
semblables, peut-être [436] dans ses a0ntilogi/ai49. Etant donné
cependant le procédé de Platon qui consiste à combattre en même
temps des contemporains dans ses grands prédécesseurs, je crois
qu’il a emprunté à un tel contemporain le détail du développement
de ces pensées. Et je présume qu’il s’agit de Démocrite. Qu’entre
lui et Protagoras en effet il y ait des convergences aussi dans le
domaine politique, Nestle l’a mis justement en relief récemment
(Politik und Aufklärung in Griechenland, Neue Jahrb. XII p. 8).
Ainsi leurs idées sur la loi et le châtiment se ressemblent-elles.
Je crois trouver de plus un écho du mythe de Protagoras et de sa
théorie de 1’introduction des lois chez le démocritéen Anaxarque.
Lorsqu’en effet celui-ci voulut consoler Alexandre de la mort de
Clitus, il développa l’idée que le roi est placé au-dessus des
opinions humaines, puisqu’il représente lui-même la source du
Droit. D’après Plutarque (Alexandre, chap.52), il disait Th\n Di/khn
e1xei pare/dron o9 Zeu\j kai\ th\n Qe/min, i3na pa=n to\ praxqe\n u9po\ tou=
kratou=ntoj qemito\n h0=| kai\ di/kaion, et chez Arrien Anab. IV, 9, 7, il
poursuit en termes semblables : kai\ ou]n kai\ ta\ e0k basile/wj mega/lon
gigno/mena di/kaia xrh=nai nomi/zesqsai prw=ta men\ pro\j au0tou= basile/wj,
e1peita pro\j tw=n a1llwn a0nqrw/pwn. Nous nous souvenons que dans
Platon, Protagoras fait de Di/kh et d’Ai0dw/ un cadeau de Zeus aux
hommes, et que d ’après Lucrèce les rois furent les premiers
introducteurs des lois.

49 Diels (p. 538, 1.7 note) a raison, me semble-t-il, d’admettre que peri\ th=j e0n
a0rxh=| katasta/sewj est un titre forgé ultérieurement.

234
Olivier Bloch traduit Robert Philippson

On trouve également des échos du mythe de Protagoras


dans les Egyptiaca d’Hécatée d’Abdère. Ainsi y est-il dit p. 460,
9sqq Diels : e1qesan de\ kai\ no/mouj u9pe\r dikai/sosunhj, ou4j ei0j 9Ermh=n
a0nh/negkan. Ligne 39sqq : des descendants humains des Dieux
auraient gagné l’immortalité dia\ su/nesin kai\ koinh\n a0nqrw/pwn
eu0ergesi/an (Lucrèce : benigni, ingenio qui præstabant), w[n e0ni/ouj kai\
basilei=j gegone/nai. Certains prêtres estiment (l.47) que prw= t on
3Hfaiston basileu=sai puro\j eu0reth\n ge/nomenon. Il me semble que dans
ce roman intellectuel des idées philosophiques qui viennent de
Protagoras et peut-être de Démocrite, et se retrouvent chez
Épicure, sont attribuées aux Égyptiens.
À ce propos, je voudrais encore revenir en quelques mots
sur le passage, mentionné ci-dessus p.296, du Livre II de la
République de Platon. Les développements de Glaucon et d’Adimante
sur la question de savoir si c’est la justice ou l’injustice qui est
un bien doivent être sans aucun doute, si on les prend dans leur
ensemble, et compte tenu de la façon plaisante dont l’auteur les
met en relief, [437] mis au compte de Platon. Toutefois les fasi/
et les le/ gousi répétés attestent que dans le détail de ces
développements il est fait usage d’idées empruntées à autrui,
librement combinées aux autres. Or la remarque, faite en 357b,
que les h9donai\ o3sai a0blabei=j kai\ mhde\n ei0j e1peita xro/non dia\ tau/taj
gi/gnetai a1llo h2 xai/rein e1xonta sont un Bien en soi, a déjà une
résonance épicurienne. Mais nous savons que la théorie du
plaisir n’était pas non plus étrangère à Démocrite. Plus loin, en
359a, l’origine du Droit est rapportée à des contrats stipulant
d’éviter les dommages mutuels. Ces déterminations elles aussi :
nature contractuelle du Droit, délimitation négative de son contenu,
nous les savons épicuriennes, et nous trouvons la seconde au
moins chez Démocrite ; mais rien n’empêche de lui attribuer aussi
la première. Sans doute l’équivalence inconditionnelle établie
dans la suite entre le di/kaion et le no/mimon ne correspond-elle pas
aux vues d’Épicure. On ne peut guère l’attribuer non plus à
Démocrite, même si nous ne nous fions pas au passage
d’Épiphanias. Mais elle peut être le fait d’un infléchissement dû à
Platon. L’objection opposée à la supériorité de l’injustice en
365c : ou0 r9a|d/ ion a0ei\ lanqa/nein kako\n o1nta est elle aussi à la fois

235
CORPUS, revue de philosophie

épicurienne et démocritéenne. Lorsque enfin on rejette l’argument


selon lequel l’injuste ne pourrait échapper à la vigilance des
Dieux au nom de l’hypothèse qu’il n’y a pas de Dieux ou qu’ils ne
se soucient pas des affaires humaines, la seconde hypothèse, et
la renonciation à un châtiment divin de l’injustice, correspondent
pleinement aux vues d’Épicure. Mais nous ne trouvons pas plus
chez Démocrite que le commandement d’agir avec justice soit
motivé par une référence à la récompense et à la punition divines.
Il serait donc fort possible que les idées exposées ici par Platon,
dans la mesure où elles revêtent une couleur épicurienne,
remontent à Démocrite.
Ces dernières conjectures, je le reconnais volontiers, ne
représentent que des possibilités ; mais nous reviendrons sur
un terrain solide si nous examinons le rapport de Nausiphane à
Épicure. C’est en lui que nous trouverons le véritable intermédiaire
entre le Maître et le disciple, y compris dans les domaines de
l’Éthique et de la Philosophie du Droit. Avec la Rhétorique de
Philodème sa figure se dessine désormais de façon plus nette à
nos yeux.
Démoerite avait déjà avancé dans sa Tritoge/neia (Diels I2
p. 385, 25sqq) que l’eu] le/gein est le second présent qu’apporte la
fro/nhsij. Nous savions déjà d’après Sextus (Adv.Math. I, 2) que
Nausiphane avait rassemblé autour de lui de nombreux disciples
et qu’il s’adonnait avec ardeur aux disciplines intellectuelles
(maqh/mata), mais surtout à la Rhétorique. La même conclusion
ressort [438] également des invectives dont Épicure, d’après le
même passage de Sextus précisément, et d’après les indications
dont nous fait part Diogène-Laërce, X,7, couvrait son professeur
dans la Lettre aux amis de Mitylène, que celle-ci soit ou non
authentique. Ce point est désormais pleinement confirmé et
élucidé dans le détail grâce à Philodème. Nous voyons par ce
dernier que Nausiphane a exposé aussi son attitude à l’égard de
l’art oratoire sous forme écrite, soit dans un livre spécial, soit
(comme l’admet implicitement Diels I2, p. 463, l.41) dans son
Tri/pouj à propos de la Tritoge/neia de son Maître mentionnée ci-
dessus. Son sentiment était que l’étude de la nature, telle qu’il la
cultivait dans l’esprit de Démoerite, pouvait produire de bons

236
Olivier Bloch traduit Robert Philippson

orateurs. C’est contre cette opinion, défendue également par


d’autres Physiciens, peut-être ses disciples (Sudhaus, Rheinisches
Museum, vol. 48 p. 334-5, suppose à juste titre qu’il faut y ranger
aussi Timocrate, le frère de Métrodore), que se dressa Métrodore
dans un ouvrage intitulé : Pro\j tou\j a0po\ fusiologi/aj le/gontaj a0gaqou\j
ei]nai r9htoraj (Philodème, Rhet.I, p. 54)50. C’est à cet ouvrage que se
rattache (d’après la conjecture certaine de Sudhaus, ib. p. 333) la
section du Livre de la Rhétorique de Philodème que Sudhaus
indique être le Livre VI, dans laquelle l’auteur combat les
Physiciens. Cependant, alors que l’éminent éditeur suppose que
seules les colonnes XXIX à XLVIII sont dirigées contre Nausiphane,
H. von Arnim, dans sa lumineuse Introduction à Dion p. 46,
attribue déjà, avec l’accord de Diels, les colonnes 1 (XI)-XXVIII
elles aussi à la polémique contre Nausiphane, et je crois de mon
côté qu’il faut chercher le début de cette polémique dans la partie
perdue de la colonne I, en sorte que les colonnes II-X lui
appartiendraient elles aussi51. La démonstration de cette hypothèse
nous conduirait ici trop loin.
[439] Or il est remarquable que, précisément dans sa
polémique contre Nausiphane, Philodème laisse voir la parenté

50 Que seuls Nausiphane et ses partisans soient combattus dans cet ouvrage,
c’est ce que montrent les paroles de l’Hypomnèmatikon de Philodème
(Sudh., II, 242, 32) : toi=j ei0j tou\j peri\ Nausifa/nhn e1nprosqe parateqei=sin (à
savoir, par Métrodore).
51
Seules les col.XXIV, 16 – XXV, 8 combattent un autre adversaire, dont le
nom a disparu après les mots d’introduction : Kai/toi Nausifanei/oij o3moioj o9
lo/goj e0stin ... L’épisode se clôt nettement comme tel avec : 0All’ou3toj me\n
xaire/tw. Dans la partie conservée cet adversaire est d’abord caractérisé
par son refus de l’i9stori/a, refus qui, d’après 16, 12 et XXXVI, 4, s’introduit
chez Nausiphane de façon douteuse et seulement peut-être à l'occasion
de la polémique contre les Épicuriens, qui exigeaient pour les hommes
politiques la connaissance de l’i9stori/a Il est caractérisé en second lieu par
la thèse suivante : le Physicien peut persuader n’importe quel peuple
(XXV, l.6 [pei/q]oi a1n), tandis que Nausiphane exige que l’orateur tou=
plh/qouj katama/qoi tou\j e0qismou\j [439] (XXV l.18-19. Peut-être l’auteur de
cette contre-critique est-il Timocrate. La colonne 15 appartient-elle à cet
épisode, la question doit rester posée.

237
CORPUS, revue de philosophie

d’Épicure avec celui-ci. Nous nous limitons naturellement ici à


l’Éthique et à la Politique.
Les caractères essentiels de l’Éthique de Nausiphane sont
contenus dans le passage (XII, 2sqq – p.8 Sudh.) que déjà von
Arnim (loc.cit. p.51) a attribué à juste titre à celui-ci
To\ suggeniko\n52 te/loj, o3per e0stin h3desqai ka0paqei=n53, a0ll’ei0 me\n
e1sti tij a1nqrwpoj, pro\j tou=to fe/retai kai\ xwri\j th=j ou/twn prosdoki/aj
ei1t’a0lo/gwj ei1te lelogisme/nwj ou1te diw/kein toi=j o3loij ou0de\n ou1te
feu=gein ma=llon d’ou0de ta zw=|a a1llon e0pide/xetai tro/pon. Nausiphane
considère donc le plaisir et l’absence de douleur comme une fin
suprême naturelle54. Tout homme se tourne immédiatement vers
elle, avec ou sans réflexion, et sans elle ni l’homme ni les
animaux ne rechercheraient ni ne fuiraient quoi que ce soit. Les
sentiments de plaisir et de déplaisir sont donc les seuls appâts et
les seuls motifs qui soient proposés à la volonté. Nous savons
que Démocrite disait déjà dans le peri\ eu0qumi/hj (fragm.4 Diels) :
te/ryij … kai\ a0terpi/h ou]roj (= te/loj) tw=n sumfo/rwn kai\ a0sumffo/rwn.
Et le démocritéen Diotimos à la suite de Démocrite considère
comme critères ai9re/sewj kai\ fugh=j ta\ pa/qh. Ainsi donc si Nausiphane
s’accorde avec Démocrite sur les concepts fondamentaux, il
s’accorde avec son propre élève le plus souvent jusque dans les
expressions. 3Hdesqai et mh\ a0lgei=n sont pour ce dernier aussi le
te/loj et l’a0gaqon\ suggeniko/n (Usener p.63 l.1) ou su/mfuton (ib. l.3),
a0po\ au/thj (th=j h9donh=j) katarxo/meqa pa/shj ai9re/sewj kai\\ fugh=j (l.2-3).
Il enseigne lui aussi que les animaux obéissent aux mêmes
instincts fondamentaux (cf. par ex. Us. Fragm.398). Tous deux
s’accordent cependant à exiger que l’on ne choisisse pas n’importe

52 Texte de von Arnim p. 51. Cf. col. XXIII l.14 (Sudh. p. I7) et 8, 2 (p. 10)
tou=to o4 bou/letai h9 fu/sij.
53 Telle est la leçon que je préférerais, aussi près que possible de la graphie
|QEIN. Sudhaus : « pei/qesqai kai\ pei/qein ? », – von Arnim : h3desqai kai\ mh\
KAPH|
a0lgei=n, d’après XVII, 13sqq, où Philodème reprend ces mots. Mais kai\ mh\
a0lgei=n est trop loin de la graphie. Sur le a0paqei=n voir ci-dessous.
54 Cf. aussi col.XVIII, 14sqq (dans la réfutation de Philodème) : ei1te de\ kai\
tau0to\n a0ei\ tw=| fusikw=| te/loj doqei/h, pro\j o3ti sfrodro/tata w3rmhken (ce à quoi il
– Nausiphane – est enclin de la façon la plus décidée).

238
Olivier Bloch traduit Robert Philippson

quel plaisir ni qu’on évite n’importe quel déplaisir, mais que l’on
soumette l’un et l’autre à la critique en considération de leurs
conséquences. Philodème, col.IX, 4sqq, dit de Nausiphane : th\n
dia/gnwsin w[n ai9rete/on kai\ feukte/on pro\j to\n politiko\n bi/on fe/rwn, et
Épicure lui-même [440] (loc.cit. 63, 13 sqq) : th=| me/n toi summetrh/sei
kai\ sumfero/ntwn kai\ a0sumfo/rwn ble/yei tau=ta pa/nta (h9dona\j kai\
a0lghdo/naj) kri/nein kaqh/kei. De la même façon Démocrite exige lui
aussi, d’après Stobée (Diels, 383, 45--6) diorismo\j kai\ dia/krisij tw=n
h9donw=n, exigence qui est confirmée par de nombreux fragments.
Mais cet accord s’étend plus loin encore du côté des
principes comme du côté des conséquences. Si j’ai eu raison de
restituer ka0paqei=n comme je l’ai fait ci-dessus, je crois que sous ce
mot n’est pas seulement compris le négatif mh\ a0lgei=n, mais un
état de bonheur positif. Que Nausiphane ait effectivement défini
comme te/loj l’a0kataplhci/a, nous le savons d’après le fragment
d’Apollodore (Diels p. 465, 41). Or nous lisons col.XXXI 2, à la
suite du passage où on parle du goût de Nausiphane pour
l’activité politique : ou0d’e1oiken (mais cela ne convient pas), ei1 tij
th=j h9suxi/aj e0piba/lletai qewri/a oudeni\ sunergou=nta. Cette théorie de
l’h9suxi/a doit correspondre à l’exigence de l’a0kataplhci/a et elle
trouverait son expression dans l’a0paqei=n évoqué ci-dessus. C’est
ainsi déjà que Nausiphane, d’après Apollodore (voir ci-dessus)
associait l’a0kataplhci/a à l’a0qambi/h de Démocrite, et celle-ci à son
tour ne fait qu’un avec le mot par lequel Démocrite désigne la
plupart du temps sa fin éthique, l’eu0qumi/h, l’équilibre spirituel
(cf. Natorp, Ethik des Demokrit p. 95). Et nous pouvons suivre
plus loin encore le développement de ce concept. Diogène-Laërce
(IX, 60) dit du disciple de Démocrite Anaxarque : ou[toj dia\ th\n
a0paqi/an … Eu0daimoniko\j e0kalei=to. L’élève de celui-ci, qui fut aussi le
maître de Nausiphane, Pyrrhon, donnait pour conséquence à son
doute l’a0taraci/a (Zeller III a4 p.505 A3) ou a0pa/qeia (ib.A5). Timon
lui aussi caractérisait cet état comme une vie r9h=sta meq’h9suxi/hj
(ib. A4). Ainsi donc les concepts, attestés pour Nausiphane,
d’a0kataplhci/a, d’a0pa/qeia et d’h9suxi/a s’avèrent être des héritages
issus de l’École de Démocrite et de Pyrrhon. Et étant donnée
l’admiration que, au témoignage d’Antigone de Carystos, il portait
à l’attitude d’esprit du second (Diels p. 462 l.36-7), on peut

239
CORPUS, revue de philosophie

admettre qu’il donnait à ces concepts une acception peu éloignée


de l’acception quiétiste que leur donnait le Sceptique. Or Nausiphane
lui-même, dans le passage cité plus haut, atteste qu’Épicure
admirait pareillement le style de vie (a0nastrofh/) de Pyrrhon. Et
de fait il est suffisament connu qu’Épicure trouvait lui aussi son
idéal de vie dans l’absence de douleur et la paix de l’âme
(a0taraci/a) (cf. Zeller loc. cit. p. 455). Ajoutons à cela [441] que
Nausiphane aussi bien qu’Épicure considère cette paix de l’âme
comme un résultat de l’étude de la nature, qui avant tout libère
l’âme des visions chimériques. C’est ainsi que Nausiphane dit,
d’après Philodème col. XLIV, 18-19 : kai\ karpo\n (à savoir de la
méthode philosophique) ou0 misqo\n a0lla\ kenw=n docw=n a0pallagh/n.
Mais l’idée d’Épicure est identique : la Physiologie a pour rôle de
nous libérer des visions chimériques et des vains désirs (cf. Zeller
loc. cit, p. 396 A. 1). D’après tout cela il est au plus haut point
vraisemblable qu’Épicure a, dans l’Éthique aussi, pris appui sur
son professeur. Si pourtant Philodème XXXI 4sqq, et ce assurément
à la suite des premiers chefs de l’École, qualifie la théorie de la
tranquillité de Nausiphane de ou0deni\ sunergou=sa, mh\ o3ti au0tw=| tw=|
bi/w| tw=n kekthme/nwn peripoiou=sa to\ a1riston h2 troph\n pro\j to\
be/ltion, nous allons en apprendre tout de suite les raisons.
À l’inverse de la maxime bien connue d’Épicure : ou0
politeu/setai o9 sofo/j, il semble que Nausiphane ait engagé le Sage
à s’occuper non seulement de Rhétorique, mais aussi de Politique.
J’ai dit « il semble », parce que les passages qui touchent à cet
aspect de sa théorie ne fournissent pas de résultat absolument
indubitable. Lorsque, Vol.Herc.IV2 f. 206 (Usener p. 414)55, un
adversaire des Épicuriens dit : meta\ tau=ta pro\j th\n te/xnhn ti/ dh\
le/gousi a0ll’h2 « filo/sofoj a0nh\r ou0 politeu/setai ; » di’o4 dh\ a1rxontai
makrw=j h2 pro/j to/n Dhmokri/teion Nausifa/nhn diama/xontai, il est
possible que la polémique des Épicuriens ait été dirigée simplement
contre l’intérêt porté par Nausiphane à la Rhétorique (te/xnh). Et il
en va de même des passages de la Rhétorique de Philodème qui
renvoient directement à Nausiphane. Ils ne sauraient exclure

55 Crönert, Memoria Herc. p. 5, sur la base de l'écriture, attribue aussi cette


colonne à la Rhétorique de Philodème.

240
Olivier Bloch traduit Robert Philippson

tout à fait l’hypothèse que Nausiphane, s’il assignait au Sage


la tâche de s’occuper de Rhétorique et de Politique du point
de vue théorique ainsi que d’enseigner ces deux disciplines, en
abandonnait néanmoins la pratique à l’orateur. Toutefois il est
vrai que la réfutation de Philodème donne en maint passage une
autre impression. Examinons les principaux passages qui font ici
problème.
C.XIII et c. 4 (Sudh. p. 4-5) Philodème explique que l’orateur
s’attire nécessairement la haine de la foule. Suivent alors (c. 4,
10) ces paroles importantes : 3Oqen kai\ Nausifa/nhj ou0k a0pe/dra :
le/gei ga\r proairh/sesqai to\n sofo\n r9htoreu/ein h2 politeu/sesqai. [442]
« Nausiphane ne s’y soustrayait pas non plus, car il disait que le
Sage préfèrerait avoir une activité oratoire ou politique ». Il est
clair que la phrase prise dans ce contexte ne donne alors aucun
sens. Il est en effet impossible que, de la haine de la foule contre
les hommes politiques, on ait déduit la nécessité d’une activité
politique. Aussi croyais-je d’abord devoir prendre h2 dans le sens
comparatif : « le Sage préférera avoir une activité rhétorique plutôt
que politique ». Mais si j’ai trouvé des références à l’appui de
ai9rei=sqai h2, je n’en ai pas trouvé pour proairei=sqai h2 (sans ma=llon).
Cependant c’est surtout la suite qui me semble parler contre
cette interprétation. Après une lacune viennent en effet des
paroles qui portent à conclure que Nausiphane conseillait de
n’avoir une activité rhétorique et politique que lorsqu’on a affaire
à des gens capables et bien disposés (eu0fuei=j et pro/qumoi), restriction
à laquelle font aussi allusion les paroles de c. XII, 11 sqq. Si
nous nous représentons cette réserve comme une condition
adjointe à la phrase citée plus haut (et la lacune permet une telle
restitution), alors tout est parfaitement en ordre : le Sage ne se
produira en public que s’il a affaire à des gens honnêtes et bien
disposés. Ainsi s’explique aussi en effet l’objection de Philodème
qui suit immédiatement, et qui est pleinement fondée : ou0k eu0fuei=j
gou=n oi9 polloi\ pro\j pa/saj meqo/douj peiqou=j ou0de\ pro/qumoi.
Il en va semblablement du second passage important
c.XXX l.11sqq. Il est dit à cet endroit : Il (le Physicien) pourrait
certes affirmer que, pour autant qu’il le veuille bien (ai9re/sei), il
possède l’aptitude (à la Politique) ; mais cette volonté ne s’appli-

241
CORPUS, revue de philosophie

quera à des aptitudes que dans la mesure où elles sont bonnes.


Il est dit ensuite : Pw=j ou]n me/llei th\n du/namin e1xwn tou= politeu/esqai
kalw=j ou0xi\ kai\ boulh/sesqai ; Il serait possible que cette question
introduise la réfutation de Philodème. Mais l’interprétation de
Sudhaus, qui l’attribue encore à Nausiphane, me paraît plus
vraisemblable. En effet à cette interprétation s’accorde aussi la
remarque de Philodème, dans la colonne suivante : cela n’est
pas convenable (il s’agit assurément de l’activité politique) pour
quelqu’un qui propose une théorie de la tranquillité. Nous voyons
donc que dans les deux passages qui viennent d’être étudiés le
Sage est invité à avoir une activité politique ; mais c’est, dans le
premier, sous une réserve fort prudente, dans le second sous la
forme d’une question qui se rattache à la déclaration selon
laquelle, pour autant qu’il en ait l’ai9re/sij, le Sage possède
l’aptitude à cette activité. Et Philodème déclare expressément
plus loin (XXXI, 12sqq) que celui-ci trouvera là une grande
difficulté, puisque (par sa théorie) il n’est nullement contraint de
se produire en public [443] ni d’agir pour 1’intérêt particulier de
sa patrie.
Dans la c.XXXVI, 6sqq, la restitution est douteuse.
Philodème a expliqué que le Sage doit se limiter à sa félicité
individuelle. Puis, d’après Sudhaus, il continue : Kai\ kata\ tou=q’o9
r9hqei\j (à savoir Nausiphane) kai\ a0fue/j ti meqodeu/ei, o3ti zhtw=n, ei0
nomoqhsi/aj h2 strathgi/aj h2 politikh=j oi0konomi/aj o9 sofo\j a0llotri/oj, ou0de\n
ei0de/ pw th=j sofi/aj a0gaqw=n … a0lla\ pa=n h9ghsa/menoj ei]nai to\ ti/mion kai\
a0cio/logon e0n tai=j para\ tw=n pollw=n do/caij kai\ mnh/maij e0pi\ politikai=j
dino/thsin h2 tai=j kenw=j kompoume/naij a0retai=j kai\ kaloka0gaqi/aij e0pi\
tau=q’h0xe/nai to\n a2riston proei/lhye sullogismo/n. Au lieu de cela von
Arnim (p. 47) écrit l.6e-8a : w9j a0fue/j ti56 a0podeiknu/wn a0reth/n.
Cette dernière lecture donne un sens un peu plus positif. Elle ne
tranche cependant pas non plus la question de savoir si
Nausiphane a voulu parler ici d’un intérêt seulement théorique
porté à ces tâches politiques, ou aussi d’un intérêt pratique.
Toutefois puisque Philodème lui-même, comme nous l’avons vu

56 Von Arnim lit xrh=ma au lieu de ti, mais alors la ligne atteindrait 24 lettres,
alors que le maximum est de 21.

242
Olivier Bloch traduit Robert Philippson

dans une précédente seetion, ne refusait pas aux Sages le droit


de faire œuvre de législateur théorique, sa polémique doit sans
doute avoir été dirigée contre une invitation à faire de la politique
pratique. L’éloge de ceux qu’on nomme des politiques et celui des
antiques législations c.XXXVII 1sqq paraît tendre aussi à engager
le Sage à avoir une activité politique. Par contre, c. 23, 1sqq,
celle-ci est recommandée non au Philosophe, mais à l’orateur,
comme une activité digne de lui, et le passage de Métrodore
c. 32, 8sqq, ne parle que d’une activité critique du Physicien en
face de l’homme politique. Mais l’hésitation trouve son expression
la plus nette c. XLV, 12sqq, si je comprends bien le passage. Il
était question dans le passage de Métrodore de la différence entre
les Politiques et les Philosophes. Il est dit alors : a3ma me\n tw=| zh/lw|
tw=n toiou/twn (des Politiques) tau=ta (les tours de force oratoires)
prosepoh/qhsan (les Physiciens), a3ma d’e0ni/ote ou1 fasin ei]nai tou/touj
(les Philosophes) politikou\j, w3st’e0piqauma/zein th=j poi/aj e3cin tw=|
filoso/fw| fasin u9pa/rxein politikh=j. À cette idée correspond bien
aussi la phrase, c.34 : [to\n fusiko\n57 th\n g’e3cin e1xein th=j te/xnhj
kata\ to\ ei0rh]\me/non [444] fh/sei tij, ka2n mhde/pote r9htoreu/sh| dia\ to\ mh\
prosie/nai toi=j koinoi=j : Tout ce passage n’aurait aucun sens, à
moins que Nausiphane n’ait supposé que le Sage ne se produirait
pas en général en public.
D’après tout cela la vérité me semble être que Nausiphane
tient la Physique pour la meilleure école de Rhétorique et pense
qu’elle est susceptible aussi de procurer des connaissances
politiques, mais que, s’il ne considère pas qu’une activité poli-
tique personnelle sous certaines conditions soit indigne du Sage,
il ne l’exige pas non plus de lui formellement. Il est donc bien
loin, comme le pense Sudhaus, de voir l’idéal du Sage dans
une activité d’intérêt public. Comme le fait justement ressortir
Philodème, cela cadrerait mal avec l’idéal éthique du quiétisme
qui est le sien. Mais comment arrive-t-il à plaider, si prudemment
que ce soit, en faveur de la politique ? Comment pouvait-il, lui

57 Qu’il s'agisse du physicien, et non, comme dans la restitution de Sudhaus,


de l’orateur, c'est ce que montre dans la suite notre passage col. XLVII
3sqq : pw=j ou0xi kai\ th\n r9htorikh\n tw=| fusikw=| fh/somen a0kolouqei=n.

243
CORPUS, revue de philosophie

qui était le défenseur de la Philosophie Naturelle, prendre fait et


cause pour la Rhétorique, et avancer la thèse scabreuse à
démontrer que la première était le meilleur chemin pour mener à
la seconde ?
Le chapitre liminaire du Dion de von Arnim nous donne la
solution de l’énigme. Il y a montré que Nausiphane fait partie des
philosophes post-socratiques qui, vu les conditions qui étaient
alors celles de l’éducation de la jeunesse, ne croyaient pas pouvoir
entrer en concurrence avec la Sophistique autrement qu’en
introduisant la Rhétorique dans leur système. Dès lors était-il
bien obligé aussi, en contradiction avec son Éthique, à tout le
moins de ne pas refuser pour les philosophes l’activité politique à
laquelle il préparait ses élèves. Que cette concession à la
tendance de son temps lui ait permis d’obtenir le succès
souhaité, c’est ce que prouvent les relations qui nous instruisent
des nombreux élèves qu’il attira à lui. Il pouvait du reste toujours
s’autoriser de la valeur que son maître Démocrite attribuait à l’eu]
le/gein, ainsi qu’au fait que celui-ci avait lui aussi déclaré qu’une
participation modérée à la vie politique n’était pas indigne du
penseur. Son professeur, Pyrrhon, semble n’avoir pas lui non
plus rejeté complètement la sophistique. Antigone de Carystos en
effet rapporte à son sujet (loc.cit.) : e1n te tai=j zhth/sesin u9p’ou0deno\j
katefronei=to dia\ to\ e0c odikw=j le/ g ein kai\ pro\j e0 rw/ t hsin, et
immédiatement après il est dit : o3qen kai\ Nausifa/nhn h1dh nea/niskon
o1nta qhraqh=nai. C’est bien ainsi que celui-ci, en plein accord avec
l’éloge précédemment fait de son professeur, déclare aussi dans
Philodème c.XLIII, 1sqq : o9 ga\r makrw=| lo/gw| kai\ suneirome/nw|| kalw=j
xrw/menoj a1rista xrh/setai kai\ tw=| dia\ e0rwth/sewj kaloume/nw| kai\ o9
tou/tw| ka0kei/nw|
[445] Par suite de cette propension de Nausiphane à la
sophistique on s’explique suffisamment l’hostilité d’Épicure à son
égard, que les injures qu’il est censé avoir proférées contre lui, et
qui culminent dans le reproche de la kau/xhsij sofistikh/, soient
authentiques ou non. Conformément à l’idée développée par von
Arnim, Épicure s’appropria la séparation nette entre Sophistique
et Philosophie qu’avaient opérée Platon et Aristote. La Rhétorique
lui paraissait, comme nous le savons, dépourvue de valeur pour

244
Olivier Bloch traduit Robert Philippson

les philosophes, et il lui semblait inopportun pour eux de faire de


la politique pratique, parce que cette activité trouble la paix de
l’âme à quoi ils visent, et exige des connaissances particulières,
que le philosophe, qui tend à l’universel, ne peut comme tel
se procurer. Aussi réprouvait-il le mélange contradictoire que
Nausiphane avait fait des deux domaines.
Il me semble bien que von Arnim se trompe en émettant
l’avis (p.63) que Nausiphane fonde « la politikh\ du/namij non pas
sur la science éthico-politique, mais sur la capacité formelle dans
le discours et la conduite du dialogue » (die p.d. nicht auf ethisch-
politische Wissenschaft, sondern auf das formale Können in Rede
und Gesprächsführung), et qu’« il ne semble pas y avoir pour lui
de science politique » (eine politische Wissenschaft scheine es für
ihn nicht zu geben). Il a, justement, montré lui-même d’excellente
façon comment, selon Nausiphane, le Politique doit ramener le
cas particulier au suggeniko\n te/loj et faire ainsi saisir clairement
à ses auditeurs le concept de l’utile. Et Philodème nous rapporte
expressément (c.XXV, 12sqq) que selon Nausiphane a0po\ fusiologi/aj
e1sti th\n politikh\n e0mpeiri/an kai\ th\n deino/thta paragi/nesqai, ei1per
o9moi/wj prosla/boi, le/gei, th\n tw=n politikw=n pragma/twn e0mpeiri/an
kai\ tou= plh/qouj katama/qoi tou\j e0qismou\j w9j kai\ th\n fusiologi/an o9
fusiko/j.
Jusqu’à quel point il a développé la théorie politique, cela
ne ressort pas des quelques indications que nous apporte
Philodème. Elles suffisent néanmoins – et c’est bien l’essentiel
pour notre objet – à établir le large accord qui existe à cet égard
entre lui d’une part, Démocrite et Épicure de l’autre. Ainsi pour
1’équivalence entre les di/kaia et les sumfe/ronta e0n tai=j koinai=j
suno/doij (c.XXIV, 3sqq) ; cf. Épicure, k.d. 36 : to\ di/kaion … sumfe/ron
… ti h]n e0n th=| pro\j a0llh/louj koinwni/a|. Ainsi pour l’opposition (qui,
il est vrai, concerne ici le discours) (c. 18, 11sqq) entre le pla/sma
keno/n d’une part, la fu/sij tw=n pragma/twn et la sunh/qeia de l’autre,
qui correspond à la distinction des nomiqe/nta di/kaia et des fu/sei
di/kaia chez Épicure (voir ci-dessus p.298-299). Même le concept
de la sunh/qeia n’est pas sans rapport avec la pro/lhyij épicurienne

245
CORPUS, revue de philosophie

et encore que Nausiphane, influencé par ses prédécesseurs


sophistiques, semble d’après c. 22 avoir eu beaucoup plus d’égards58
pour les opi[446]nions de la foule que son élève, celui-ci est fort
loin cependant, comme nous le montre surtout l’œuvre conservée
de Polystrate, d’avoir méprisé par principe les opinions du peuple.
Enfin 1’appréciation positive des hommes politiques et des antiques
législations, que nous trouvons attestée pour Nausiphane c. XXXVII,
1sqq, se retrouve, nonobstant la réfutation de Philodème, chez Épicure
et chez Philodème lui-même (cf. ci-dessus p. 329), de même que
Démocrite lui aussi (Diels fragm.156) recommande d’apprendre l’art
politique à l’école d’hommes tels que Parménide, Mélissos et autres.
On est donc bien en droit d’admettre qu’Épicure est, en
tant que penseur politique aussi, issu de l’école démocritéenne.
Outre cela, comme je l’ai indiqué à diverses reprises, se font
saisir des influences péripatéticiennes qui sont à noter aussi
dans d’autres domaines, là où il s’écarte de Démocrite. Quant
à bâtir un État rationnel, comme l’a fait Platon, et comme l’a
vainement tenté Aristote, ni les défauts ni les qualités de son
système ne donnaient à Épicure motif de le faire.
J’ai p. 300 laissé en suspens la question de savoir si
Épicure, en fondant le droit de punir sur le libre-arbitre, a en vue
une théorie des représailles. Étant donnée son allure morale, une
telle théorie ne peut guère se concilier avec la perspective
utilitaire du philosophe. Or on me fait remarquer, du côté des
juristes, que 1’indéterminisme n’est pas nécessairement lié à
l’idée de représailles. En fait l’intimidation est elle aussi inefficace
en cas de détermination strictement fataliste de la volonté. Or
puisque le postulat du libre-arbitre apparaît toujours chez
Épicure étroitement connexe à la polémique contre le fatalisme, il
n’est pas besoin, pour comprendre ce postulat, de recourir à
l’idée de représailles, qui est par ailleurs complètement étrangère
à Épicure.

Traduction Olivier BLOCH (Université Paris I)

58 Son professeur Pyrrhon recommande lui aussi de suivre la sunh/qeia et les


e1qh (Zeller loc. cit., p. 506).

246
Monique Vernes était une amie de Corpus, revue de
philosophie. Elle nous a quittés brusquement le 15 janvier 2013.
En hommage, nous publions ici une communication restée
inédite, prononcée au colloque « l’art de lire des philosophes » à
l’ENS de Lyon en 2011. Josiane Boulad-Ayoub a bien voulu nous
la communiquer, en assurant la mise en forme finale. Rappelons
les éléments principaux de son oeuvre : Jean-Jacques Rousseau.
De la critique de la philosophie à la philosophie politique, 1979 ;
Les antinomies de la justice (1965, Prix de la ville de Genève) ; La
ville, la fête, la démocratie. Rousseau et les illusions de la communauté
(1978, prix de l’Académie française) ; citons parmi ses dernières
contributions : « Jean-Jacques est-il mort à temps ? » (La Pensée,
n0 370), « L’impossible retour vers l’origine : la langue et la cité
grecques » (Duke University Press), « L’illusion cosmopolitique et
les grandes âmes cosmopolites » (Champion), God bless America ;
La tolérance est-elle une vertu politique ? PUL ; Aux fondements de
la représentation et La Révolution cartésienne, ces deux dernières
publications, aux PUL, en collaboration avec sa collègue Josiane
Boulad-Ayoub. Son dernier ouvrage, actuellement sous-presse,
est une anthologie critique du Dictionnaire d’économie politique de
Démeunier dans l’Encyclopédie méthodique de Panckoucke, avec
une étude sur les Observations sur la Virginie de Jefferson.

Corpus, revue de philosophie, n° 64, 2013. 247


CORPUS, revue de philosophie

248
Monique Vernes

OVIDE, ROUSSEAU,
LES BARBARES ET LE BARBARE

Il est des phrases qui arrêtent l’esprit. Elles dessinent des


espaces que nous traversons, retraversons, cherchons à
exploiter et à habiter1.

Un vers d’Ovide habite Rousseau,


Barbarus hic ego sum quia non intelligor illis
Et rident stolidi verba latina Getœ.

Le barbare, ici, c’est moi, qui ne suis compris de personne


Et ces Gètes stupides se moquent de mes mots latins2.

au point qu’il le répète en épigraphe de trois de ses œuvres :


1- sur la page titre du manuscrit de La muse allobroge et les
œuvres du petit Poucet (Manuscrit de Genève), en tête du cahier
où il recopiait ses premiers poèmes. 2- sous le titre du Discours
sur les sciences et les arts. 3- Enfin dans Rousseau juge de Jean-
Jacques sous le titre Dialogues (manuscrit de Londres).
À la plainte d’Ovide fait écho une anecdote rapportée dans
le livre II d’Émile : dans une assemblée, un enfant raconte comment
Alexandre avale le breuvage qu’il sait empoisonné par Philippus,
son médecin corrompu par l’argent de Darius. Personne dans
l’assemblée n’a vu la beauté de ce trait et l’on tient l’action
d’Alexandre et l’exaltation de Rousseau pour des extravagances :

1 Georges Steiner, Errata. Récits d’une pensée, Paris, Gallimard, 1998 (trad.
française), p. 107.
2 Je cite la traduction de Danièle Robert, Tristæ, livre V, X, vers 37 et 38. In
Lettres d’amour. Lettres d’exil. Édition bilingue, Thésaurus, Actes Sud,
2006.

249
CORPUS, revue de philosophie
J’allais répondre et m’échauffer, quand une femme qui
était à côté de moi et qui n’avait pas ouvert la bouche, se
pencha à mon oreille et me dit tout bas : « Tais-toi, Jean–
Jacques, ils ne t’entendront pas. » Je la regardais, je fus
frappé et je me tus3.

Le vieux langage de la vertu s’est perdu, rien ne sert de


tenter de communiquer.
De cette inutilité, de cette impossibilité, la Première Promenade4
donne la formule définitive :
Me voici donc seul sur la terre, n’ayant plus de frère de
prochain, d’ami, de société que moi-même […] Tout ce qui
m’est extérieur m’est étranger désormais […] Je suis sur la
terre comme sur une planète étrangère où je serais tombé
de celle que j’habitais

Ici s’achève la non-communication (le temps cependant


d’écrire un dernier livre) mais tout a commencé par elle : Rousseau
prend la parole pour dire qu’il ne sera pas compris, il se donne
comme un écrivain exilé, il semble rejoindre Ovide : « Sic ego
Sarmaticas longe projectus in oras, Efficio tacitum ne mihi funus
erat ». « Moi, éloigné, banni sur les côtes Sarmates, je fais tout
pour que ma disparition ne passe pas inaperçue »5. Autrement
dit je ne laisse pas passer silencieusement mes funérailles.
Nous ne savons pas si Rousseau a lu Ovide, L’art d’aimer,
les Héroïdes, les Tristes et les Pontiques ; il a lu Les Métamorphoses
qui figuraient dans les livres laissés par le père de sa mère, selon
le livre I des Confessions. Surtout le livre X dont il utilise les
grandes figures, Orphée, Pygmalion... Cependant la persistance
de l’épigraphe agit comme une sommation, comme une mise en

3
J.-J Rousseau, Émile, O.C. II, p. 349. Les Œuvres de Rousseau sont citées
dans l’édition des Œuvres complètes, publiée sous la direction de Bernard
Gagnebin et Marcel Raymond, 5 vol., Paris, Gallimard (N.R-F-Bibliothèque
de la Pléiade), 1959-1995, respectivement notées O.C. I, O.C. II, O.C. III,
O.C. IV, O.C. V.
4
Les Rêveries du Promeneur Solitaire, O.C. I, p. 995 et 999.
5
Ovide, Tristae, livre V, 1, v. 13, 14.

250
Monique Vernes

demeure d’avoir à payer une dette vis-à-vis d’Ovide et peut servir


de fil conducteur pour une analyse de l’œuvre de Rousseau sous
le triple point de vue de l’exil, de la barbarie et de la langue, en
soulignant dès le départ que Barbarus hic ego sum est chez Ovide
une antiphrase, une figure de rhétorique qui consiste à dire le
contraire de ce que l’on pense, énoncé en contradiction avec ce
qui est par ailleurs décrit dans la situation de discours à l’œuvre
dans les Tristes : situation évidente d’un non-barbare, orgueilleux
de sa romanité, exilé chez les barbares. Barbarus hic ego sum est
une affirmation chez Rousseau qui revendique sa propre barbarie.

L’exil
L’exil d’Ovide est imposé par Auguste, celui de Rousseau
se nomme Jean-Jacques, c’est une auto-exclusion.
Poète de la galanterie, Ovide avait chanté l’art d’aimer et
celui d’être aimé, il s’enivrait à la fois aux accents de sa poésie et
aux louanges qu’il recevait à Rome pendant la jeunesse d’Octave-
Auguste. Les Métamorphoses, qui rendent la vie aux beautés oubliées
de la mythologie grecque et dont les grandes pages appartiennent
à Rome, invincible et sacrée, s’achèvent par l’apothéose de Jules
César et le panégyrique d’Auguste. Ovide rend à son maître
Auguste les honneurs divins, il invoque les Bretons domptés, le
Nil obéissant, les Numides écrasés, Juba vaincu, César vengé. En
dépit de cet arc de triomphe, le dieu Auguste indiquait en l’an 8
au poète la route d’un exil sans dignité. Les critiques
s’interrogent sur les motifs de l’empereur et Ovide fait état de
deux raisons : « bien que deux accusations m’aient perdu, un
poème et une erreur, je ne peux parler de la faute qui concerne la
seconde ». « Je suis puni parce que mes yeux ont vu sans le
vouloir un fait répréhensible et mon seul tort est d’avoir eu des
yeux »6. Qu’a-t-il vu ? Nul ne le saura. Sans doute une action qui
nuisait à la réputation de l’empereur ou de sa famille. Faut-il
évoquer simplement la caducité des puissants ? La vieillesse
d’Auguste (comme celle de Louis XIV) s’enveloppe d’austérité, le

6
Tristes III, V, v. 49-52.

251
CORPUS, revue de philosophie

maître absolu devient sourcilleux, les muses galantes le fatiguent,


l’auteur du licencieux Art d’Aimer (qui pourtant circule depuis
plus de dix ans) est expédié du jour au lendemain « aux dernières
limites des continents habités », à Tomes, à l’embouchure du
Danube sur le Pont-Euxin, d’où, en dépit de ses suppliques tant
à Auguste que plus tard à Tibère, il n’y aura pas de retour. Il est
mort à Tomes implorant encore les responsables de ses malheurs.
Rousseau, né citoyen de Genève, n’est pas exilé de sa ville
natale parce que le 14 Mars 1723 il a trouvé les portes fermées :
« À vingt pas de l’avancée, je vois lever le premier pont. Je frémis
en voyant en l’air ces cornes terribles, sinistre et fatal augure du
sort inévitable que ce moment commençait pour moi »7. Augure
rétrospectif, bien sûr. Il suffisait d’attendre le matin ; en réalité
Jean-Jacques fuit son calamiteux apprentissage chez le maître
graveur Ducommun et « entre avec sécurité dans le vaste espace
du monde »8. Les Confessions dessinent la carte de ses déambulations.
Annecy, comme plus tard Chenonceaux, La Chevrette, l’Ermitage
ou Montlouis ne ressemblent pas au Pont-Euxin, et madame de
Warens, comme plus tard le maréchal de Luxembourg, n’ont rien
des Gètes et des Sarmates. Si Rousseau se sent en exil, c’est qu’il
s’impose une auto-exclusion.
Ce sont le verdict de la Faculté de Théologie de Paris contre
l’Émile et la condamnation du Contrat Social à Genève qui en feront
de jure un proscrit « poursuivi d’État en État, d’asile en asile »9.
Ce proscrit, de France, condamné à errer dans les cantons
suisses, dans les terres du roi de Prusse, enfin en Angleterre,
pour être « livré » à Hume 10 meurt cependant sous les doux
peupliers d’Ermenonville.
Rousseau peut-il identifier son destin d’exilé à celui
d’Ovide ? Certes, ils sont tous deux la matière de leurs œuvres,
ce qu’ils ont écrit les rattrape et on les en punit. Mais le citoyen

7 Confessions, O.C. I, L I, p. 42.


8 Ibid, L II, p. 44.
9 Lettre à Christophe de Beaumont, O.C. IV, p. 930.
10 Confessions, L 12, p. 656.

252
Monique Vernes

de Genève est-il exilé à Paris comme Ovide est exilé à Tomes ?


C’est l’examen de la place et du sens du terme barbare dans son
œuvre qui nous ouvre la voie. Si Rousseau peut répéter trois fois
le vers d’Ovide, c’est qu’il en inverse la signification. Ce qui
ajoute à la difficulté, c’est qu’Ovide retournait déjà, dans ce vers,
avec une ironie amère, le sens de la barbarie, réelle à ses
yeux, où il est forcé de vivre : moi, le civilisé, le Romain raffiné,
ici, les Gètes et les Sarmates me tiennent pour un barbare parce
qu’ils ne comprennent pas mes mots latins. En revanche, Rousseau
tient à passer pour un barbare et applique aux Barbares les
qualificatifs positifs que ses adversaires attribuent aux peuples
civilisés. Cette décision de « barbarie » se dessine dès ses premiers
poèmes. Si sa muse est allobroge, c’est qu’elle appartient à un
peuple disparu, à cet ancien peuple de la Gaule, à ce peuple
courageux, fier et rustique qui a tenté de fermer à Annibal le
passage des Alpes et aida les Gaulois à résister aux Romains. En
qualifiant sa muse d’Allobroge le jeune Jean-Jacques se range
déjà du côté des Gaulois contre les Romains et contre les
Français.

Les barbares d’Ovide et les barbares de Rousseau


« J’ai peut-être mérité d’être privé de Rome, je n’ai pas
mérité d’être dans un tel lieu »11. « Quand me retient la côte de
l’Euxin au nom mensonger12, le pays vraiment sinistre de la mer
de Scytie »13. Pour Ovide, la barbarie est une réalité quotidienne
douloureusement vécue, il ne cesse dans les Tristes d’évoquer les
mœurs barbares du pays où il est séquestré sans retour : à
l’intérieur de la ville une foule de barbares mêlés aux Grecs
sèment la terreur. On ramasse des flèches empoisonnées et il est
rare que quelqu’un veuille cultiver la terre, on vit de rapines, on
rend une justice inique par la rudesse des armes et souvent des
coups s’échangent sur le forum. Bien plus, la nature semble

11 Tristes, V, X, v. 49-50.
12
Euximus Pontus, la mer étrangère bienveillante.
13
Ibid., v. 13.

253
CORPUS, revue de philosophie

avoir suivi les bouleversements du poète : « Depuis que j’habite le


Pont, l’Hister a gelé trois fois, l’eau de la mer d’Euxin durci par
trois fois ».
Le pire cependant est l’absence de communication verbale :
« Tout n’est que lieu de barbarie et de langue animale. Tout est
plein de la terreur de l’accent ennemi, j’ai moi-même l’impression
d’avoir désappris le latin »14. Les barbares ont une langue pour
communiquer alors qu’Ovide est obligé de s’exprimer par gestes,
lui qui redoutait que des expressions Sarmates se glissent dans
ses vers, autrement dit : de perdre son latin. Ovide est devenu
un barbare dans un peuple indéniablement barbare. Ne pouvant
plus donner de la voix, Ovide continue à écrire pour les Romains
(et pour la postérité) mais il se donne néanmoins, par signes et
par gestes, une présence humaine à ces barbares qui se moquent
de lui.
Le mot barbare a toujours été associé à la langue, c’est
celui qui ne parle pas la langue grecque, les Grecs ont commencé
par considérer les Romains comme des barbares ; cependant
Hérodote rappelle que les Egyptiens traitaient de barbares ceux
qui ne parlaient pas leur langue15. « Il faut accoutumer les grecs
à ménager ce qui est grec et prendre garde à ne pas être asservi
par les barbares » 16. Le barbare est l’autre, d’autant plus
dangereux que l’on craint qu’il envahisse le territoire. Cependant
les Grecs et les Romains ont abrité des Cyniques dont les
attitudes contestaient leur civilisation.
Chez Rousseau, le terme a deux sens : il peut s’appliquer à
un rassemblement d’hommes, marquer un moment de l’histoire
anthropologique comme dans l’Essai sur l’origine des langues et
le Discours sur l’origine de l’inégalité. Il est employé au pluriel, les
barbares ; la barbarie, c’est un nom propre. Il peut aussi être un
adjectif et désigner un personnage civilisé, « policé », tout à fait
insensible aux raisons ou aux malheurs d’autrui. Il abonde dans

14 Ibid., XII, v. 55-56-57.


15
Enquêtes, II, & 158.
16
Platon, La République, L V, 469b-471b.

254
Monique Vernes

Les Confessions et La Nouvelle Héloïse : Le baron d’Étanges est « un


père barbare et dénaturé qui fait de sa fille une marchandise »17.
Milord Edouard parle de « la vanité d’un père barbare ».
Le chapitre V de l’Essai sur l’origine des langues entreprend
de comparer les langues et de juger de leur ancienneté en les
rapportant aux manières d’écrire qui « répondent assez exactement
aux trois divers états sous lesquels on peut considérer les
hommes rassemblés en nations »18. L’évolution de l’écriture va
dans le sens d’une réduction économique des caractères qui
culmine dans l’écriture alphabétique et convient aux peuples
policés. Si le dessin convient aux peuples sauvages qui furent
chasseurs, le signe des mots convient aux peuples barbares qui
furent bergers. Le chapitre IX de l’Essai cherche les raisons de la
barbarie : le barbare ne voit que ce qui est autour de lui, sa
cabane contient tous ses semblables. Hors de cela, l’univers
entier ne lui est rien. Sans imagination, il n’est ni clément ni
juste ni pitoyable, ni méchant ni vindicatif,
Ces temps de barbarie étaient le siècle d’or ; non parce que
les hommes étaient unis mais parce qu’ils étaient séparés
[…] les besoins du barbare, loin de le rapprocher de ses
semblables, l’en éloignaient. Les hommes, si l’on veut,
s’attaquaient dans la rencontre, mais ils se rencontraient
rarement. Partout régnait l’état de guerre et toute la terre
était en paix19.

L’Essai sur l’origine des langues n’a pas été publié du


vivant de Rousseau, sans doute le trouvait-il trop proche de
l’enseignement traditionnel et scolaire portant sur les trois stades
parcourus par l’humanité. Dans le Discours sur l’origine de
l’inégalité, les deux premiers stades s’unifient, la barbarie
prolonge la sauvagerie par une évolution continue conforme à
la nature, mais au troisième niveau, civilisé, la propriété, la
métallurgie et l’agriculture marquent une funeste rupture avec la

17 La Nouvelle Héloïse, O.C. II, LXVI, p. 193.


18
O.C. V, p. 385.
19
Ibid., p. 398.

255
CORPUS, revue de philosophie

nature ; la loi de l’appropriation est inséparable de la loi qui régit


l’histoire du discours : c’est par la parole que l’homme prend
possession de la terre, premier à prendre et à nommer, le
propriétaire prend conscience que propriété et parole sont
corrélatives. La propriété est discours, le propre du discours est
devenu l’appropriation du réel. C’est à l’intérieur de cette langue
du civilisé que Rousseau veut s’inventer une nouvelle langue
barbare. Nouvelle langue en effet car
le commerce (de ces sauvages–barbares) n’exigeait pas un
langage beaucoup plus raffiné que celui des corneilles et
des singes qui s’attroupent à peu près de même. Des cris
inarticulés. Beaucoup de gestes et quelques bruits imitatifs
ont du former pendant longtemps la langue universelle20.

Quelles sont les qualités morales de ces barbares ?


L’insistance de Rousseau sur ces groupes unis de mœurs et de
caractères, n’ayant que l’idée grossière d’engagements mutuels
sans règlements ni lois, ne se comprendrait pas si ces « nations »
barbares n’étaient pas éprises de liberté :
Comme un coursier indompté hérisse ses crins, frappe la
terre et se débat impétueusement à la seule approche du
mors, tandis que le cheval dressé souffre patiemment la
verge et l’éperon, l’homme barbare ne plie point sa tête au
joug que l’homme civilisé porte sans murmure. Et il préfère
la plus orageuse liberté à un assujettissent tranquille21.

La liberté orageuse des barbares appartient à l’anthropologie,


à la théorie de l’homme, elle nous rappelle que la définition de la
liberté n’est pas, chez Rousseau uniquement politique, mais vise
aussi à retrouver une certaine liberté barbare. Dans le livre II,
chapitre VIII du Contrat social, évoquant Sparte et Lycurgue,
Rome et les Tarquins chez qui l’État a repris la vigueur de la
jeunesse, Rousseau souligne :

20
Discours sur l’origine de l’inégalité, O.C. III, p. 167.
21
Ibid., p. 181.

256
Monique Vernes
Ces événements sont rares ; ce sont des exceptions dont la
raison se trouve toujours dans la constitution de l’État
excepté. Elles ne sauraient même avoir lieu deux fois pour
un même peuple, car il peut se rendre libre tant qu’il n’est
que barbare, mais il ne le peut plus quand le ressort civil
est usé22.

Dans le chapitre XI, où il assigne à chaque peuple un


système particulier de législation, il recommande aux habitants
des bords de mer : « restez barbares et ichtyophages ; vous en
vivrez plus tranquilles, meilleurs, et sûrement plus heureux »23.

Le langage barbare de Rousseau


Pour rendre compte de ce langage il nous faut revenir sur
les deux derniers textes auxquels le vers d’Ovide sert d’épigraphe :
le Discours sur les sciences et les arts et les Dialogues. Le langage
du Premier Discours est celui de la vertu et de la liberté, celui des
Dialogues est celui de la méta-communication.
Le Discours définit le peuple policé comme cet état de
civilisation caractérisé par la corruption réciproque des Lettres,
des Arts, des Sciences et des mœurs, par la politesse et
l’urbanité, la sociabilité et le désir de plaire ; enfin il laisse
entendre que le dernier terme de cette évolution est l’esclavage
politique. À la fin du Discours sur l’origine de l’inégalité, les
sciences et les arts sont directement rattachés au dernier terme
de l’inégalité, au despotisme et à l’esclavage et ce sont les textes
des Dialogues qui décrivent le plus précisément ce terme.
Qu’est-ce qu’un peuple policé ? Il se situe entre la cité
antique et l’esclavage définitif, et c’est toujours d’une confrontation
avec cette cité que Rousseau en tire les caractères essentiels ; un
peuple policé est tel que les besoins de l’esprit et les arts
d’agrément s’y affranchissent des besoins corporels ; où la
passion de se distinguer se satisfait de signes de plus en plus
abstraits, tel l’argent ou l’écriture ; c’est enfin une société de

22
O.C. III, p. 385.
23
Ibid., p. 392-393.

257
CORPUS, revue de philosophie

compétition individuelle. Aux yeux de Rousseau ce peuple civilisé


est composé d’individus qui méritent l’épithète de barbare,
d’hommes sans cœur, il a perdu le langage des âmes fortes qui
persuade et fait agir.

L’éloquence barbare
Dans la cité antique, les citoyens agissaient les uns sur les
autres par un échange de signes visibles, par persuasion et
éloquence. Aussi y a-t-il une éloquence barbare qui consiste pour
Rousseau dans le Premier Discours à laisser la parole aux anciens
revenus parmi les modernes pour condamner leurs mœurs. La
prosopopée de Fabricius n’est pas un artifice rhétorique : dans la
deuxième lettre à Malesherbes24, parlant de « l’illumination de
Vincennes » Rousseau dit : « Il n’y eut d’écrit sur le lieu même
que la prosopopée de Fabricius ».
À Athènes, Socrate qui n’écrit pas, qui fait l’éloge du non-
savoir ; à Rome, Caton le censeur qui tonne contre le trafic des
noms de la vertu sont des figures de la barbarie vertueuse mais
la condamnation radicale de « la face pompeuse de Rome » revient
à Fabricius, consul général romain, célèbre pour sa pauvreté.
Lors d’un échange de prisonniers, il refuse les cadeaux (de
l’argent et un éléphant) que Cynéas, délégué de Pyrrhus lui
propose : « Ni ton argent, ni ton animal ne m’impressionnent ».
Rousseau utilise toute une série de locuteurs étrangers ;
il fait parler Fabricius qui cite lui-même Cynéas qui, à Rome,
« n’entendit point cette éloquence frivole, l’étude et le charme des
hommes futiles », Rousseau ajoute :
Ce n’est point en vain que j’évoquais les mânes de Fabricius ;
et qu’ai-je fait dire à ce grand homme que je n’eusse pu
mettre dans la bouche de Louis XII ou de Henri IV ? Parmi
nous, il est vrai, Socrate n’eût point bu la cigüe ; mais il

24
O.C. I, p. 1136.

258
Monique Vernes
eût bu dans une coupe encore plus amère, la raillerie
insultante, et le mépris pire cent fois que la mort »25.

Les Dialogues de Rousseau et le Elégies d’Ovide


Cette raillerie insultante, ce mépris pire que la mort, sont
ce contre quoi Rousseau se bat dans Les Dialogues. Son image se
dédouble pour confronter le vrai Jean-Jacques au monstre que
les autres se sont fait. Ce monstre refuse la conversation frivole
qui dévalue la parole, il combat le République des Lettres dont
les philosophes sont les hérauts, où la parole est comme l’argent
un bien que l’on trafique. Rousseau dénonce la nouvelle tyrannie
de l’opinion unifiée dont l’exigence de communication à tout prix
(à vil prix) serait l’idéologie : « Aujourd’hui, subjugué tout entier,
il (le public) ne pense plus, ne raisonne plus, il n’est plus lui
même »26. Aussi faut-il inventer une langue étrangère, barbare et
faire passer dans l’écriture ce qui appartient au domaine expressif
et inarticulé de la méta communication, comme l’émotion. Les
Dialogues sont une tentative pour introduire dans le texte les
attitudes de Jean-Jacques, ses sentiments intérieurs. Pour
invalider les interprétations culpabilisantes des Messieurs du
complot Rousseau élabore dans le Premier Dialogue la fiction
d’un monde idéal dont les habitants ne communiquent que par
des signes qui ne peuvent se contrefaire.
Ce monde idéal où le signe n’agit qu’au niveau de sa
source est le paradigme de la communication vraie mais celle-ci
n’a lieu qu’entre des initiés, de la même façon qu’entre les invités
de la petite salle à manger de Clarens. Cette communauté élitaire
est maintenue par Rousseau au niveau d’une fiction dont la
fonction polémique est déclarée d’emblée. La communauté, comme
rapport à autrui dans la transparence et la jouissance pure, est
maintenue dans un lieu symbolique. Seule la Rêverie est cette
façon d’écrire et d’être où se rejoignent le moi et le je, l’énoncé et

25
O.C. I, p. 15.
26
Deuxième Dialogue, p. 841.

259
CORPUS, revue de philosophie

l’énonciation, où le Je récupère à la fois son moi et son langage,


mais elle s’accomplit dans le refus de l’altérité.
Ovide avait écrit, peu de temps avant son exil, Les Héroïdes,
ces epistulae en distiques élégiaques, attribuées à Penelope, à
Phèdre, à Didon, à Paris, etc…, ces exilés du cœur, sans nouvelles
de l’être aimé. Le ton de ces plaintes on le retrouve dans les
Tristes et les Pontiques, le poète n’est plus que lamentations (de
très belles lamentations, certes). Il n’a pas la majesté du
malheur. Ce bel esprit, courtisan, flatteur de princes qui n’a pas
exprimé un seul regret de la République expirée, ne combat pas,
il s’humilie. Maxime Cotta, le seul ami qui lui reste à Rome, lui
envoie les portraits d’Auguste, de César, de Tibère devant lesquels
il ne craint pas de se prosterner, implorant malgré tout la
clémence des tyrans. Il n’est que douleur de l’abjection de son
exil, qui était dû à ce qu’il avait « vu ». Ovide et Rousseau ont
« vu » et l’on ne leur pardonne pas ce regard.
Rousseau, au travers du complot, dans les Dialogues,
donne des regards et des voix aux ténèbres qui l’environnent,
fruits de l’orgueilleux despotisme de la philosophie moderne. Le
complot universel est une hypothèse que l’avocat Rousseau
soumet au Français et par-delà au juge suprême, hypothèse non
contradictoire avec la réalité et qui a pour but d’expliquer et de
proclamer l’innocence du prévenu Jean-Jacques. D’une critique
générale et globale de la société contemporaine, beaucoup ont
fait une critique ad hominem et s’appliquent à eux-mêmes les
reproches que Jean-Jacques fait à son siècle :
Il savait que les grands, les philosophes, les vizirs, les robins,
les financiers, les médecins, tous les gens de partis qui font
de la société un vrai brigandage, ne lui pardonneraient
jamais de les avoir vus et montrés tels qu’ils sont »27.

Le Projet de constitution pour la Corse et les Considérations


sur le gouvernement de Pologne ne sont pas les derniers écrits
politiques de Rousseau, les Dialogues décrivent l’apparition dans
la réalité d’une volonté générale appuyée sur l’animosité, sur un

27
Troisième Dialogue, p. 926.

260
Monique Vernes

objet d’exécration, qui en font un traité de politique et de


sociologie réalistes où s’esquisse une théorie de l’idéologie : le
despotisme est le pouvoir d’un maître sur une multitude
unanimement muette ; le complot est le concours unanime
d’individus séparés qui se réunissent contre un ennemi commun
qu’il faut réduire au silence, parce qu’il est la seule voix
discordante, une voix barbare clamant dans une société qui se
dit civilisée. De ce point de vue les Dialogues apparaissent comme
la véritable conclusion du Discours sur l’origine de l’inégalité et
comme le principe de réalité du Contrat Social.
Maintenant Rousseau a compris : en écrivant Du Contrat
Social il lui paraissait évident qu’un acte d’association pût produire
un moi commun et une personne publique. Aujourd’hui il voit
de l’extérieur se constituer ce qu’il avait prévu : un ensemble
dispersé fait une unité, mais celle-ci se forme par animosité,
aucun lien positif n’est assez fort pour souder les hommes. Un
ennemi commun est nécessaire pour les rapprocher : « La vérité,
c’est qu’il a raison, la vérité c’est qu’il a fait un progrès décisif en
politique […] L’union se fait par l’exclusion. »28. Jean-Jacques
met néanmoins un dernier espoir dans le peuple français en
écrivant un billet circulaire « À tout Français aimant encore la
justice et la vérité. »
Ovide, ce poète romain civilisé, se ressentait barbare parce
que les Gètes et les Sarmates se riaient de son latin, il ne cessait
d’implorer en gémissant Auguste et Tibère. Rousseau se veut
barbare dans une société civilisée où sont dévaluées la parole, la
vertu et la liberté. Il se bat en leur nom (lui qui ne voulait pas
être un « livrier » et méprise la malignité et la malveillance de
l’arrogant Frédéric Melchior Grimm.
Mais Ovide avec les Tristes, Rousseau avec les Rêveries, ne
laissent pas passer silencieusement leurs funérailles.

Paule-Monique Vernes
Université d’Aix en Provence

28 Michel SERRES, Rousseau juge du législateur, Grasset, Paris, 1980, p. 160-161.

261
CORPUS, revue de philosophie

262
Corpus, revue de philosophie, a été créée en 1985 pour accompagner la publication des
ouvrages de la collection du Corpus des Œuvres de Philosophie en langue française,
sous la direction de Michel Serres, éditée chez Fayard de 1984 à 2005 puis publiée
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